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Date : 20150728


Dossier : T‑195‑92

Référence : 2015 CF 920

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Mandamin

ENTRE :

BANDE INDIENNE D’ALDERVILLE, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS D’ALDERVILLE, ET GIMAA JIM BOB MARSDEN, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS D’ALDERVILLE

BANDE INDIENNE DE BEAUSOLEIL, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE BEAUSOLEIL, ET GIMAA RODNEY MONAGUE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE BEAUSOLEIL

BANDE INDIENNE DES CHIPPEWAS DE GEORGINA ISLAND, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE GEORGINA ISLAND, ET GIMAANINIIKWE DONNA BIG CANOE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE GEORGINA ISLAND

BANDE INDIENNE DES CHIPPEWAS DE RAMA, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE MNJIKANING, ET GIMAANINIIKWE SHARON STINSON‑HENRY, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE MNJIKANING

BANDE INDIENNE DE CURVE LAKE, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE CURVE LAKE, ET GIMAA KEITH KNOTT, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE CURVE LAKE

BANDE INDIENNE DE HIAWATHA, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DE HIAWATHA, ET GIMAANINIIKWE LAURIE CARR, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE HIAWATHA

BANDE INDIENNE DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG, MAINTENANT CONNUE SOUS LE NOM DE PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG ISLAND, ET GIMAANINIIKWE TRACY GAUTHIER, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DES MISSISSAUGAS DE SCUGOG ISLAND

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO

tiers mis en cause


ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les Premières Nations demanderesses sollicitent l’autorisation de déposer le rapport d’expert de M. Darrel Manitowabi et de convoquer ce dernier comme témoin expert. Le rapport de M. Manitowabi est intitulé An Anishinaabeg Oral Narrative of the Williams Treaties Based on 174 Interviews with Members of the Williams Treaties First Nations collected by the late Dr. Krystyna Sieciechowicz in the Years 2001‑2002, and Related Materials (Narration oral Anishinaabeg sur les traités Williams, fondée sur 174 entrevues auprès de membres des Premières Nations visées par les traités Williams recueillies par feu Mme Krystyna Sieciechowicz dans les années 2001‑2002) [le rapport Manitowabi]. Les demandeurs soutiennent que cet élément de preuve expose le point de vue autochtone sur les événements ayant entouré la conclusion des traités Williams de 1923, et leurs répercussions sur les Premières Nations demanderesses.

[2]               Le Canada, partie défenderesse, a sollicité par requête incidente une ordonnance rejetant la demande d’autorisation de dépôt du rapport Manitowabi présentée par les demandeurs ou, subsidiairement, leur accordant un ajournement permettant d’atténuer tout préjudice causé par le dépôt tardif du rapport Manitowabi, ainsi que diverses autres mesures.

[3]               L’Ontario, tiers mis en cause, a aussi déposé une requête incidente. Elle sollicite une ordonnance rejetant la requête des demandeurs et, subsidiairement, une ordonnance imposant des mesures d’atténuation.

[4]               Vu l’importance de la prise en compte du point de vue autochtone dans le présent procès, les circonstances ayant entraîné la production tardive du rapport Manitowabi, et la disponibilité de mesures permettant d’atténuer tout préjudice éventuel, j’ai décidé d’autoriser les demandeurs à déposer le rapport Manitowabi et à convoquer M. Manitowabi à titre de témoin expert.

[5]               J’ai aussi conclu que des ordonnances et directives additionnelles étaient nécessaires pour garantir le caractère adéquat du dossier d’instruction, atténuer tout préjudice occasionné par le dépôt tardif, et veiller à ce que la présente instance soit équitable pour toutes les parties.

[6]               Mes motifs sont exposés dans l’examen et l’analyse qui suivent.

II.                Contexte

[7]               En 1992, les Premières Nations demanderesses [les demandeurs ou les Premières Nations] ont déposé leur demande, fondée sur le manquement allégué de la Couronne à son obligation fiduciaire lors de la conclusion des traités Williams de 1923. Les négociations entre les Premières Nations et le Canada ainsi que l’Ontario ont pris fin en juillet 2000, lorsque le Canada a informé les Premières Nations qu’il ne négocierait, au titre des droits issus de traités, aucun droit de chasse, de pêche ou de piégeage. Le Canada a suspendu les négociations puis l’Ontario en a fait autant.

[8]               En 2000, les demandeurs ont demandé à une anthropologue, Mme Krystyna Sieciechowicz, de mener des entrevues auprès des membres des Premières Nations afin de les aider à trouver d’éventuels témoins. En 2001 et 2002, Mme Sieciechowicz a rencontré 174 membres des Premières Nations. En 2005, les avocats des demandeurs ont demandé à Mme Sieciechowicz de rédiger un rapport d’expert, s’appuyant sur les entrevues qu’elle avait menées sur l’histoire orale des Premières Nations se rapportant aux traités William. Mme Sieciechowicz a commencé à rédiger le rapport en 2006, mais elle n’a pas pu en terminer la rédaction avant la clôture de la procédure écrite en 2007. Le 26 mars 2007, les demandeurs ont informé la défenderesse et le tiers mis en cause qu’ils ne feraient usage d’aucun rapport d’expert émanant de Mme Sieciechowicz.

[9]               Les demandeurs ont envisagé de recueillir des témoignages de bene esse avant la tenue du procès. Cela ne s’est pas réalisé, mais, selon les avocats des demandeurs, cela a conduit à la présentation, pour la phase 1 du présent procès, de témoignages livrés par des membres des Premières Nations.

[10]           Le procès devait débuter le 9 mai 2009, mais il a été ajourné pour permettre la poursuite de négociations qui ont toutefois échoué.

[11]           Mme Sieciechowicz avait rédigé une ébauche incomplète de rapport exposant sa méthodologie et ses conclusions sommaires, et laissé une volumineuse documentation, notamment des questionnaires semi‑structurés, 174 entrevues achevées, des notes ainsi que divers autres documents [l’ébauche de rapport]. Mme Sieciechowicz est décédée le 22 mars 2012.

[12]           Le procès a commencé en mai 2012 par des témoignages livrés par des membres de chacune des sept Premières Nations.

[13]           Le 27 mars 2013, Mme Janet Armstrong, témoin expert des demandeurs, a examiné les expéditions originales des traités Williams à Bibliothèque et Archives Canada, et a décelé de possibles anomalies dans le texte des documents originaux. Les rapports d’expertise judiciaire subséquents portant sur les expéditions originales des traités Williams ont confirmé l’existence d’anomalies, ce qui a soulevé des questions au sujet des événements survenus et des documents rédigés lors des négociations ayant au final mené à la conclusion des traités Williams en 1923. Lorsqu’elle a témoigné le 28 janvier 2015 au sujet de l’importance des anomalies, Mme Armstrong a indiqué qu’il conviendrait de prendre en compte les récits oraux des Premières Nations relatant ces événements.

[14]           Dans sa déposition, le chef Greg Cowie de la Première Nation de Hiawatha a déclaré avoir été informé par les avocats des demandeurs que Mme Sieciechowicz avait gardé en sa possession, jusqu’à son décès, les documents consignant ses entrevues et ses recherches. La succession de Mme Sieciechowicz avait ensuite fait verser ces documents aux archives de l’Université de Toronto; l’exécuteur testamentaire conservait toutefois la maîtrise des documents et, au départ, il n’avait pas voulu en accorder l’accès aux Premières Nations.

[15]           En 2013, les avocats des demandeurs ont retenu les services de M. Darrel Manitowabi afin qu’il rédige un rapport d’expert se fondant sur l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz. M. Manitowabi, anthropologue et professeur à l’Université Laurentienne, a étudié les Anishinaabeg du centre‑sud et il connaît les travaux de Mme Sieciechowicz, étant donné que de 2001 à 2007 elle a été sa directrice de thèse au département d’anthropologie de l’Université de Toronto.

[16]           Après avoir obtenu l’autorisation de l’exécuteur testamentaire, M. Manitowabi a examiné les travaux de Mme Sieciechowicz en juillet 2013 et en septembre 2014. À l’automne 2014, il a fait numériser l’ébauche de rapport.

[17]           Le 1er mars 2015, M. Manitowabi a achevé son rapport d’expert fondé sur l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz. M. Manitowabi déclare dans son rapport que l’anthropologie socioculturelle est de nature qualitative et que de nombreuses études effectuées recourent à la méthode de la [traduction] « théorie ancrée ». Cette méthode de recherche, explique‑t‑il, est de plus en plus populaire dans différentes disciplines, y compris dans le domaine des sciences sociales et de la santé :

[traduction] Les recherches relatives aux récits oraux basées sur la méthode de la théorie ancrée visent à trouver dans ces récits des structures de signification et des thèmes récurrents. Au fur et à mesure qu’un anthropologue recueille des récits oraux, une structure se dessine et un point de saturation est atteint lorsque, dans les entrevues, les thèmes et les récits oraux deviennent répétitifs. La théorie ancrée met l’accent sur les thèmes principaux qui se dégagent de réponses cohérentes. Certes, il arrive que des entrevues en contredisent d’autres, mais cela n’est habituellement pris en compte que s’il existe une structure de contradictions, celles‑ci devenant alors une composante de l’analyse thématique. [...] La présence d’une telle structure devient un élément significatif pour l’analyse. Un point de saturation est atteint lorsque des structures se manifestent de façon constante, et l’anthropologue arrive alors à bien comprendre le récit oral de la collectivité sur la question en jeu.

Rapport Manitowabi, à la page 12

[18]           M. Manitowabi affirme que Mme Sieciechowicz a recouru à la théorie ancrée comme cadre théorique de ses travaux, et il conclut que son rapport a quelque chose d’unique en ce qu’il intègre deux opinions d’experts sur un ensemble données concernant les répercussions des traités Williams sur les Premières Nations.

[19]           M. Manitowabi a dégagé des récits oraux de la collectivité sur les traités Williams les trois thèmes principaux suivants, qu’il a qualifiés de [traduction] « vaste trame narrative concernant les traités Williams » :

i.                    le mode de vie à l’époque des traités,

ii.                  la signature des traités, et

iii.                les répercussions des traités.

[20]           En réponse aux requêtes incidentes, les demandeurs ont déposé l’affidavit de M. Edward J. Hedican, professeur d’anthropologie à l’Université de Guelph. M. Hedican connaît bien la méthode de recherche de la théorie ancrée utilisée pour effectuer des études anthropologiques et autochtones. Il affirme que la méthode employée par M. Manitowabi se fonde solidement sur des lignes directrices généralement reconnues concernant les recherches qui s’inscrivent dans le paradigme de la théorisation ancrée. M. Hedican fait aussi observer que les thèmes mis de l’avant dans le rapport semblent raisonnablement axés sur la compréhension qu’ont les Premières Nations des traités Williams.

[21]           Le 23 janvier 2015, les chefs des Premières Nations demanderesses ont accepté de présenter le rapport Manitowabi à la Cour. Le 27 mars 2015, les demandeurs ont déposé une requête visant à faire modifier l’ordonnance du 7 juillet 2009 par laquelle la protonotaire Milczynski restreignait à huit le nombre de leurs témoins experts. Par la présente requête, ils demandent l’autorisation de produire un témoin expert additionnel, M. Manitowabi, et de déposer son rapport d’expert.

III.             Dispositions législatives pertinentes

[22]           Les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, en leur version modifiée, [les Règles] prévoient ce qui suit :

52.4 (1) La partie qui compte produire plus de cinq témoins experts dans une instance en demande l’autorisation à la Cour conformément à l’article 7 de la Loi sur la preuve au Canada.

[...]

53. (1) La Cour peut assortir toute ordonnance qu’elle rend en vertu des présentes règles des conditions et des directives qu’elle juge équitables.

[...]

58. (1) Une partie peut, par requête, contester toute mesure prise par une autre partie en invoquant l’inobservation d’une disposition des présentes règles.

[...]

59. Sous réserve de la règle 57, si la Cour, sur requête présentée en vertu de la règle 58, conclut à l’inobservation des présentes règles par une partie, elle peut, par ordonnance :

a) rejeter la requête dans le cas où le requérant ne l’a pas présentée dans un délai suffisant — après avoir pris connaissance de l’irrégularité — pour éviter tout préjudice à l’intimé;

b) autoriser les modifications nécessaires pour corriger l’irrégularité;

c) annuler l’instance en tout ou en partie.

[...]

227. La Cour peut, sur requête, si elle est convaincue qu’un affidavit de documents est inexact ou insuffisant, examiner tout document susceptible d’être pertinent et ordonner :

a) que l’auteur de l’affidavit soit contre‑interrogé;

b) qu’un affidavit exact ou complet soit signifié et déposé;

c) que les actes de procédure de la partie pour le compte de laquelle l’affidavit a été établi soient radiés en totalité ou en partie;

d) que la partie pour le compte de laquelle l’affidavit a été établi paie les dépens.

[...]

279. Sauf ordonnance contraire de la Cour, le témoignage d’un témoin expert n’est admissible en preuve, à l’instruction d’une action, à l’égard d’une question en litige que si les conditions suivantes sont réunies :

a) cette question a été définie dans les actes de procédure ou dans une ordonnance rendue en vertu de la règle 265;

b) un affidavit ou une déclaration du témoin expert a été établi conformément à la règle 52.2 et signifié conformément au paragraphe 258(1) ou à la règle 262 ou à une ordonnance rendue en application de la règle 265;

c) le témoin expert est disponible à l’instruction pour être contre‑interrogé.

[...]

399. (2) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier une ordonnance dans l’un ou l’autre des cas suivants :

a) des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue;

b) l’ordonnance a été obtenue par fraude.

(3) Sauf ordonnance contraire de la Cour, l’annulation ou la modification d’une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) ne porte pas atteinte à la validité ou à la nature des actes ou omissions antérieurs à cette annulation ou modification.

52.4 (1) A party intending to call more than five expert witnesses in a proceeding shall seek leave of the Court in accordance with section 7 of the Canada Evidence Act.

...
53. (1) In making an order under these Rules, the Court may impose such conditions and give such directions as it considers just.

...

58. (1) A party may by motion challenge any step taken by another party for non‑compliance with these Rules.

...

59. Subject to rule 57, where, on a motion brought under rule 58, the Court finds that a party has not complied with these Rules, the Court may, by order,

(a) dismiss the motion, where the motion was not brought within a sufficient time after the moving party became aware of the irregularity to avoid prejudice to the respondent in the motion;

(b) grant any amendments required to address the irregularity; or

(c) set aside the proceeding, in whole or in part.

...

227. On motion, where the Court is satisfied that an affidavit of documents is inaccurate or deficient, the Court may inspect any document that may be relevant and may order that

(a) the deponent of the affidavit be cross‑examined;

(b) an accurate or complete affidavit be served and filed;

(c) all or part of the pleadings of the party on behalf of whom the affidavit was made be struck out; or

(d) that the party on behalf of whom the affidavit was made pay costs.

...

279. Unless the Court orders otherwise, no expert witness’s evidence is admissible at the trial of an action in respect of any issue unless

(a) the issue has been defined by the pleadings or in an order made under rule 265;

(b) an affidavit or statement of the expert witness prepared in accordance with rule 52.2 has been served in accordance with subsection 258(1), rule 262 or an order made under rule 265; and

(c) the expert witness is available at the trial for cross‑examination.

...

399. (2) On motion, the Court may set aside or vary an order

(a) by reason of a matter that arose or was discovered subsequent to the making of the order; or

(b) where the order was obtained by fraud.

(3) Unless the Court orders otherwise, the setting aside or variance of an order under subsection (1) or (2) does not affect the validity or character of anything done or not done before the order was set aside or varied.

IV.             Ordonnances et directives antérieures

[23]           La requête et les requêtes incidentes traitent de questions liées à la modification des ordonnances et directives suivantes :

                    i.                        l’ordonnance du 10 juillet 2009 de la protonotaire Milczynski autorisant les demandeurs à interroger huit témoins experts, puis à interroger jusqu’à trois témoins experts additionnels en réponse à la preuve d’expert présentée par le Canada ou l’Ontario;

                  ii.                        l’ordonnance du 17 juillet 2013 par laquelle j’ai conclu que les enregistrements vidéo de visionnements par la collectivité n’étaient pas admissibles en preuve au procès et ordonné qu’ils soient cotés comme pièces pour identification;

                iii.                        la directive du 20 février 2015 par laquelle j’ai décidé que le procès comporterait trois phases : la responsabilité, les mesures de réparation et la mise en cause.

V.                Observations des parties

A.                Les Premières Nations demanderesses

[24]           Les demandeurs font valoir que le rapport Manitowabi expose leur récit collectif au sujet des traités Williams. Ils affirment que le rapport Manitowabi ferait connaître à la Cour le point de vue autochtone sur ces traités.

[25]           Les demandeurs reconnaissent que les déclarations faites dans les entrevues constituent du ouï‑dire étant donné qu’il n’y a plus de témoin vivant de la conclusion des traités Williams. De plus, les chefs des Premières Nations ne souhaitent pas que les aînés aient à témoigner dans un procès, cette expérience pouvant s’avérer très difficile et éprouvante.

[26]           Les demandeurs soutiennent que le rapport de M. Manitowabi leur permettrait de relater leur histoire orale collective sur la situation de la collectivité en 1923, la conclusion des traités Williams, et les répercussions de ces traités au cours des années qui ont suivi. Les demandeurs soulignent combien il a été difficile d’obtenir un rapport d’expert sur l’histoire orale collective avant la clôture de la procédure écrite en 2007, les travaux de Mme Sieciechowicz n’étant pas alors achevés, et qu’ils se sont principalement attachés à mener des négociations entre 2007 et 2011.

[27]           Les demandeurs affirment que la découverte par Mme Armstrong d’anomalies dans les expéditions originales des traités Williams soulève de graves questions quant aux événements survenus en 1923, plus particulièrement quant aux attentes des Premières Nations concernant les traités, et quant à savoir dans quel état étaient les documents lors de la signature de ces traités. Les demandeurs ajoutent que, depuis qu’ils ont eu connaissance du problème, ils ont agi aussi rapidement qu’il leur était possible pour obtenir et présenter le rapport Manitowabi.

[28]           Les demandeurs soutiennent que, compte tenu du contexte dans lequel s’inscrit le rapport Manitowabi, la condition à laquelle l’alinéa 399(2)a) des Règles assujettit la modification d’une ordonnance est remplie, puisque la découverte des anomalies est postérieure à l’ordonnance de la protonotaire Milczynski, qui a été rendue le 27 juillet 2009. Les demandeurs demandent à la Cour de modifier cette ordonnance et de leur permettre de faire comparaître M. Manitowabi comme témoin expert additionnel.

[29]           Les demandeurs ajoutent que des mesures appropriées pour atténuer le préjudice que le Canada et l’Ontario pourraient subir peuvent être prises dans le cadre de la gestion de l’instance, notamment le recours à la vidéoconférence et à des débats d’experts et, comme ils l’ont offert, la présentation du témoignage de M. Manitowabi plus tardivement pendant l’instruction, afin que le Canada et l’Ontario disposent du temps nécessaire pour répondre au rapport Manitowabi.

B.                 Le Canada, partie défenderesse

[30]           Le Canada soutient que le fait de présenter si tard dans le déroulement du procès le rapport de M. Manitowabi et l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz équivaut essentiellement à « tendre un piège ». Le Canada souligne que les demandeurs ont pratiquement terminé de présenter leurs preuves relatives à la responsabilité. Le Canada ajoute qu’à ce jour, sa défense a été élaborée en fonction du dossier existant, dans lequel ne figurent ni le rapport Manitowabi, ni les entrevues relatant l’histoire orale qui lui servent de fondement.

[31]           Le Canada soutient que la production tardive du rapport Manitowabi lui cause préjudice, et que ce préjudice est aggravé par le défaut des demandeurs d’avoir communiqué antérieurement l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz conformément aux Règles de la Cour régissant la production des éléments de preuve et la communication préalable.

[32]           Le Canada affirme que la requête des demandeurs met en cause des questions liées à l’équité fondamentale, l’intégrité du processus judiciaire et de l’administration de la justice, et que la Cour ne devrait pas donner son aval au défaut de communiquer des documents importants. Si la Cour devait toutefois admettre le rapport, il lui faudrait prendre des mesures permettant de remédier entièrement au préjudice subi.

[33]           Le Canada affirme qu’il subit un préjudice irréparable en perdant l’occasion d’interroger les ethnohistoriens des demandeurs sur le contenu du rapport de M. Manitowabi en contre‑interrogatoire, et que ce préjudice l’emporte sur la valeur probante du rapport. Le Canada soutient que, même s’il demande dans sa requête incidente de pouvoir convoquer à nouveau les trois témoins concernés, l’incapacité d’intégrer de nouvelles questions dans des contre‑interrogatoires déjà achevés rend impossible la réparation entière du préjudice.

[34]           Le Canada souligne que les demandeurs ont accès à l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz depuis 2013 et que M. Manitowabi a lui‑même disposé de plus d’un an pour examiner et étudier les documents en cause et se former une opinion. Le Canada reconnaît que M. Manitowabi est anthropologue de formation et a les compétences requises pour témoigner sur les opinions exprimées dans son rapport, mais ne renonce pas pour autant au droit de contester ses compétences et de le contre‑interroger s’il devait être appelé comme témoin expert au procès.

[35]           Aux fins de la requête des demandeurs et de sa propre requête incidente, le Canada reconnaît aussi que l’objet du rapport de M. Manitowabi est pertinent. Il ne renonce toutefois aucunement au droit de contester, lors de l’instruction, l’admissibilité de tout élément de preuve relatif à des questions étrangères à la conclusion des traités Williams ou non visées par les actes de procédure.

[36]           Le Canada reconnaît, uniquement aux fins de la demande d’autorisation et des requêtes incidentes, que les déclarations de Mme Sieciechowicz concernant ses propres observations sont admissibles, mais il se réserve le droit de contester leur admissibilité si l’autorisation devait être accordée et M. Manitowabi appelé à témoigner. Le Canada reconnaît qu’étant donné que Mme Sieciechowicz est décédée, ses déclarations sur ses propres observations pourraient répondre au critère de nécessité permettant d’écarter la règle du ouï‑dire. Toutefois, il se réserve également le droit de contester l’admissibilité des déclarations des personnes interrogées si l’autorisation devait être accordée et M. Manitowabi appelé à témoigner.

[37]           Le Canada dit avoir besoin de faire effectuer par un expert une analyse critique des méthodologies utilisées par M. Manitowabi et Mme Sieciechowicz, pour évaluer la fiabilité des déclarations qui sous‑tendent leurs rapports respectifs.

[38]           Bien que le Canada se soit initialement opposé à ce que la Cour autorise le dépôt du rapport de M. Manitowabi, il a ultérieurement accepté l’idée que la Cour puisse l’autoriser, pour autant qu’elle rende des ordonnances et donne des directives relatives à des mesures d’atténuation :

a.                   accordant à la défenderesse un ajournement de 15 mois, en vue de lui permettre d’obtenir un rapport anthropologique et ethnohistorique d’expert faisant réponse au rapport Manitowabi;

b.                  confirmant que la défenderesse s’est réservé le droit de contester la qualification de M. Manitowabi, et que les admissions ont été faites sous réserve de tout droit, aux seules fins de la requête des demandeurs et de sa propre requête incidente;

c.                   permettant des ajournements futurs pour l’établissement de tout rapport additionnel dont la défenderesse pourrait raisonnablement avoir besoin, y compris tout ajournement éventuellement nécessaire pour la réception du rapport en réplique des demandeurs;

d.                  autorisant la défenderesse à contre‑interroger à nouveau, à son choix, les experts en ethnohistoire des demandeurs qui ont déjà témoigné;

e.                   autorisant la défenderesse à contre‑interroger, à son choix, les membres des Premières Nations ayant participé à des entrevues, identifiables dans les rapports de Mme Sieciechowicz et de M. Manitowabi;

f.                   autorisant que soient données des directives dans le cadre de la gestion de l’instance concernant la modification, si jugée nécessaire, de la durée et de la portée du procès;

g.                  des directives quant à l’utilisation par les experts d’anciens enregistrements de récits oraux des membres des Premières Nations au sujet des traités Williams de 1923;

h.                  des directives quant à l’utilisation au procès de comptes rendus de récits oraux ou d’autres documents historiques versés au dossier de preuve dans l’affaire R c Howard;

i.                    enjoignant aux demandeurs de modifier leur affidavit de documents afin qu’y soient inclus les documents additionnels requis par les dispositions des Règles régissant la production de documents dans les instances civiles.

[39]           Dans sa requête incidente, le Canada soutient également que sont en cause dans celle‑ci d’autres enregistrements audio, dont certains semblent être des copies, de membres des Premières Nations :

i.                    quatre enregistrements audio de récits oraux conservés par la Commission sur les Indiens de l’Ontario (CIO), trouvés en 2009 (trois d’entre eux faisant aussi partie des enregistrements faits à l’île aux Chrétiens mentionnés ci‑dessous);

ii.                  d’autres enregistrements audio de récits oraux, notamment des enregistrements audio :

1.                  faits à l’île aux Chrétiens

2.                  de John Loucks

3.                  de Curve Lake

4.                  d’autres récits oraux relatés par des aînés de Scugog et de l’île aux Chrétiens réalisés par Ian Johnson.

[40]           Le Canada soutient qu’il est question de la conclusion et des répercussions des traités Williams de 1923 dans ces enregistrements additionnels de récits oraux, et qu’ils sont par conséquent pertinents. Le Canada ajoute qu’aucun privilège n’est revendiqué à l’égard de ces enregistrements.

[41]           Dans sa requête incidente, le Canada demande aussi que le témoignage de Ralph Loucks dans l’affaire R c Howard (motifs du jugement datés du 10 janvier 1986) soit versé en preuve. Le Canada reconnaît que la Cour a déjà statué en faveur d’un usage restreint de la preuve dans l’affaire Howard, mais demande spécifiquement l’admission de la transcription du témoignage de M. Loucks parce qu’elle fait partie des déclarations archivées faites par des membres des Premières Nations au sujet des traités Williams. Selon le Canada, il n’y a aucune raison de traiter cette transcription différemment de tout autre document d’archives.

[42]           Le Canada fait en outre valoir qu’il y a lieu d’accorder à la défenderesse, selon une base d’indemnisation substantielle, les dépens associés à la requête en autorisation des demandeurs et à sa propre requête incidente.

C.                 Observations de l’Ontario

[43]           L’Ontario soutient qu’admettre le rapport Manitowabi serait une erreur manifeste, pour bon nombre des raisons aussi avancées par le Canada, en insistant sur les éléments suivants :

a)                  le rapport Manitowabi et les renseignements qui lui servent de fondement constituent une preuve par ouï‑dire inadmissible;

b)                  les demandeurs avaient indiqué qu’ils ne déposeraient pas de rapport rédigé par Mme Sieciechowicz, et ils déposent maintenant l’ébauche de rapport de cette dernière alors qu’elle n’est pas disponible pour contre‑interrogatoire;

c)                  les documents sur lesquels se fonde le rapport Manitowabi existent depuis les années 2000‑2002, mais ils n’ont été produits que le 2 mars 2015, malgré les exigences de divulgation ayant trait aux affidavits de documents, les réponses négatives données aux interrogatoires écrits dans le cadre de la communication préalable, et les assurances données par les avocats des demandeurs quant au fait que tous les documents pertinents existants seraient communiqués.

[44]           L’Ontario affirme que la divulgation tardive du rapport Manitowabi et des entrevues lui a causé un important préjudice. Elle a été privée de la possibilité d’utiliser cette information lors du contre‑interrogatoire des témoins des demandeurs faisant partie de la collectivité, qui ont témoigné lors de la première phase du procès, et des experts des demandeurs qui ont témoigné lors de la deuxième phase. Elle a aussi été privée de la possibilité de retenir les services d’experts dans le domaine des récits oraux autochtones lors de sa préparation au procès, ce qui a eu une incidence sur la stratégie qu’elle a adoptée en l’instance.

[45]           L’Ontario fait aussi valoir que des parties du rapport Manitowabi abordent des questions non définies dans les actes de procédure.

[46]           L’Ontario affirme également que l’introduction du rapport Manitowabi retardera le procès, occasionnera des dépenses importantes aux parties, nécessitera de convoquer à nouveau des témoins, et qu’il pourrait entraîner le fractionnement de la preuve des demandeurs.

[47]           L’Ontario ajoute que la convocation de M. Manitowabi enfreindrait l’ordonnance du 10 juillet 2009 de la protonotaire Milczynski, qui restreint à huit le nombre de témoins experts que les demandeurs peuvent faire comparaître.

[48]           L’Ontario sollicite une ordonnance rejetant la requête des demandeurs. Elle fait valoir que, si la souplesse est de mise dans la présentation de la preuve dans les procès autochtones, les exigences d’un procès équitable et les règles de preuve continuent toujours de s’appliquer.

[49]           L’Ontario soutient que, si le rapport Manitowabi est introduit en preuve, des mesures devraient être prises pour atténuer le préjudice subi. Elle propose les mesures suivantes :

a)                  il faudrait que le rapport de M. Manitowabi soit expurgé de l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz, parce que cette ébauche déborde le cadre du procès, elle n’est pas signée, elle est incomplète, et elle ne respecte ni l’article 279 des Règles ni le Code de déontologie régissant les témoins experts;

b)                  il faudrait ajourner le procès pendant au moins un an, pour que l’Ontario ait le temps de trouver et de retenir les services d’un expert apte à étudier le rapport Manitowabi et à élaborer la réponse à lui donner;

c)                  M. Manitowabi ne devrait pas être autorisé à témoigner après les experts de l’Ontario, parce que cela permettrait aux demandeurs de fragmenter leur preuve et enfreindrait le droit à un procès équitable;

d)                 l’Ontario devrait pouvoir interroger à nouveau les membres de la collectivité et les ethnohistoriens ayant présenté, au nom des demandeurs, le point de vue autochtone dans leurs témoignages;

e)                  les enregistrements de récits oraux de la CIO et d’autres sources devraient aussi être admis en preuve, de manière à ce que les parties aient accès à tous les documents pertinents pour la compréhension, ou la contestation, du rapport Manitowabi et des renseignements sous‑jacents;

f)                   il faudrait admettre le témoignage livré le 1er octobre 1985 par Ralph Louck devant la Cour provinciale de l’Ontario (Division criminelle) dans l’affaire Howard;

g)                  il faudrait aussi que soient produits les rapports d’Ian Johnson que Mme Sieciechowicz a étudiés dans le cadre de sa recherche;

h)                  les demandeurs devraient déposer un affidavit de documents complémentaire, qui soit exhaustif et exact, énumérant tous les éléments pertinents, y compris les enregistrements ou transcriptions de déclarations faites par des membres des Premières Nations demanderesses au sujet de la conclusion des traités Williams.

[50]           L’Ontario demande finalement l’octroi de dépens pour les heures de préparation et de vacation additionnelles rendues nécessaires par le dépôt du rapport Manitowabi.

[51]           Dans le cadre de la requête et des requêtes incidentes, j’ai demandé aux parties de présenter leurs observations sur la question de savoir s’il y a lieu de considérer que les enregistrements vidéo des déclarations faites par les témoins des Premières Nations issus de la collectivité, pendant les visionnements, venaient compléter le dossier de preuve relatif aux récits oraux des Premières Nations, parce que leurs témoignages n’ont pas porté uniquement sur leurs collectivités, mais aussi sur leurs récits oraux. Contrairement au Canada, les Premières Nations ont répondu par l’affirmative; toutefois, de manière subsidiaire, le Canada a demandé que seules les déclarations des témoins de la collectivité soient admises en preuve. L’Ontario ne s’est pas opposée à leur admission en preuve.

VI.             Analyse

[52]           Il y a lieu d’admettre en preuve le rapport Manitowabi, malgré le préjudice causé par son dépôt tardif dans le cadre du procès faisant suite au recours intenté par les Premières Nations pour manquement à l’obligation fiduciaire et défaut de préserver l’honneur de la Couronne lors de la conclusion des traités Williams.

[53]           Selon les Premières Nations, le rapport Manitowabi fournira le point de vue autochtone sous l’angle collectif concernant la conclusion des traités Williams, et il est essentiel que la Cour entende ce point de vue. Les Premières Nations affirment que le rapport Manitowabi permettrait à la Cour de disposer d’une preuve sous forme de récits oraux relative à la situation des collectivités à l’époque des traités, la conclusion des traités et les répercussions de ceux‑ci dans les années postérieures.

[54]           Le rapport Manitowabi constitue une nouvelle manière de présenter une preuve sous forme de récits oraux à la Cour. Il est établi suivant la méthode de recherche de la théorie ancrée, utilisée pour dégager les thèmes qui ressortent des entrevues. Des preuves devront donc être présentées à la Cour par un témoin expert – un anthropologue – plutôt que par un ou plusieurs témoins autochtones.

[55]           Il ressort de l’examen de la jurisprudence où il est question de la preuve sous forme de récits oraux que les tribunaux ont admis en preuve ces récits de diverses manières :

a.                   dans l’arrêt Delgamuukw, précité, des 61 témoins profanes qui ont témoigné, bon nombre l’ont fait par l’entremise d’interprètes parce qu’ils s’exprimaient en Gitksan ou en Wet’suwet’en, tandis que 15 autres ont déposé dans le cadre de commissions rogatoires;

b.                  dans l’arrêt Badger, précité, Dan Maclean, un aîné, a témoigné au sujet de la conception qu’avaient les Indiens du Traité no 8; son aptitude à témoigner à ce sujet n’a pas été contestée et son témoignage était corroboré par un texte consignant les récits oraux d’autres aînés visés par le Traité no 8;

c.                   dans l’arrêt Mitchell, précité, le grand chef Michael Mitchell a témoigné sur l’histoire orale des Mohawks au sujet du commerce. Il était apte à le faire parce qu’il avait commencé très jeune à apprendre l’histoire de sa collectivité.

[56]           Dans son rapport, M. Manitowabi décrit deux types de récits oraux anishinaabeg : les récits mythiques du passé désignés « aadsookan », et les récits d’événements passés désignés « dbaajmowin ». Les récits oraux des personnes interviewées par Mme Sieciechowicz sont des « dbaajmowin », des récits historiques relatés à ces personnes auxquels s’ajoutent des éléments de récit personnels.

[57]           Comme je considère que les récits oraux des Premières Nations enregistrés par Mme Sieciechowicz puis analysés par M. Manitowabi sont des récits transmis d’événements passés, ils constituent à la fois une preuve sous forme de récits oraux et une preuve par ouï‑dire se rapportant aux traités Williams.

[58]           Dans l’arrêt R c Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, la Cour suprême du Canada a élaboré une méthode d’analyse raisonnée permettant d’admettre une preuve par ouï‑dire. La première question est de savoir si la déclaration relatée est « raisonnablement nécessaire ». La deuxième est celle de savoir si le témoignage est fiable. Dans l’arrêt R c Khelawon, [2006] 2 R.C.S. 787, la Cour suprême a réexaminé la règle du ouï‑dire et donné des précisions à ce sujet. Elle a reconnu qu’il fallait présumer que la preuve par ouï‑dire est inadmissible parce qu’il s’agit d’une déclaration extrajudiciaire présentée pour établir la véracité de son contenu, sans qu’il soit possible de contre‑interroger le déclarant pour vérifier la fiabilité de cette déclaration. Il faut toutefois présumer que la preuve par ouï‑dire est admissible si elle présente les indices de nécessité et de fiabilité requis par la méthode d’analyse raisonnée (voir aussi R c Mapara, 2005 CSC 23, au paragraphe 15).

[59]           M. Manitowabi est un anthropologue dont on peut s’attendre à ce qu’il présente un témoignage d’expert dans son domaine de spécialisation. Il est appelé à témoigner pour fournir à la Cour un témoignage d’expert sur la méthodologie de la théorie ancrée, et l’évaluation des thèmes dégagés, en lien avec les récits oraux des Premières Nations relatifs aux traités Williams. Les données fondant son rapport d’expert proviennent de 174 entrevues menées par Mme Siechiechowicz auprès de membres des Premières Nations et portant sur leur histoire orale collective liée aux traités Williams. Les entrevues peuvent constituer une preuve par ouï‑dire, mais tel n’est pas le cas du rapport Manitowabi. Dans la mesure où il ressemble à un sondage, ce rapport ne diffère pas des rapports d’expert dont des données proviennent de sondages effectués auprès de groupes.

[60]           Le rapport Manitowabi est pertinent puisqu’il est axé sur les récits oraux des Premières Nations relatifs aux traités Williams, qui est au cœur même du présent procès. Il est aussi nécessaire puisqu’il traite de la méthodologie et de l’analyse propres à la théorie ancrée, un domaine de recherche qui ne relève pas de l’expertise habituelle de la Cour. Le rapport est présenté par M. Manitowabi, un anthropologue qui, dans le contexte des présentes requêtes, a les compétences requises pour témoigner sur son objet (R c Spence 2005 CSC 71, au paragraphe 68).

[61]           Le litige, quant au fond, soulève la question de savoir si les entrevues relatant l’histoire orale et l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz constituent ou non du ouï‑dire. La question de l’admissibilité de la preuve sous forme de récits oraux met en cause en l’espèce les exigences relatives à l’utilité et à la fiabilité.

[62]           La Cour suprême du Canada s’est exprimée sur la nécessité de connaître le point de vue autochtone. Dans l’arrêt R c Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, le juge en chef Dickson et le juge La Forest ont écrit ce qui suit : « [I]l est possible et même crucial de se montrer ouvert au point de vue des autochtones eux‑mêmes quant à la nature des droits en cause ».

[63]           Dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, aux paragraphes 81 et 82, le juge en chef Lamer a expliqué que le fait de comprendre le point de vue autochtone aidait à réaliser l’objectif de conciliation, et que les « droits ancestraux sont véritablement des droits sui generis qui exigent, quant au traitement de la preuve, une approche unique, accordant le poids qu’il faut au point de vue des peuples autochtones ».

[64]           Tel que l’a aussi expliqué la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Mitchell c Ministre du Revenu national, 2001 CSC 33 aux paragraphes 31 et 33, il faut appliquer les règles de preuve de manière souple, d’une façon adaptée aux difficultés inhérentes aux revendications autochtones et à la promesse de conciliation confirmée au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. La juge en chef McLachlin a traité tout particulièrement, comme suit, de l’admissibilité des récits oraux autochtones :

Dans Delgamuukw, la majorité, tenant compte de ces principes, conclut que les règles de preuve doivent être adaptées aux récits oraux, mais elle n’impose pas leur admissibilité générale ni la valeur que devrait leur accorder le juge des faits; elle souligne plutôt que l’admissibilité doit être décidée cas par cas (par. 87). Les récits oraux sont admissibles en preuve lorsqu’ils sont à la fois utiles et raisonnablement fiables, sous réserve toujours du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance de les exclure.

Les récits oraux autochtones peuvent satisfaire au critère de l’utilité de deux façons. Premièrement, ils peuvent offrir une preuve de pratiques ancestrales et de leur importance, qui ne pourrait être obtenue autrement. Il peut n’exister aucun autre moyen d’obtenir la même preuve, compte tenu de l’absence d’archives contemporaines. Deuxièmement, les récits oraux peuvent fournir le point de vue autochtone sur le droit revendiqué. Sans cette preuve, il serait peut‑être impossible de se faire une idée exacte de la pratique autochtone invoquée ou de sa signification pour la société en question. [...]

Le deuxième facteur à examiner dans la détermination de l’admissibilité de la preuve dans les affaires autochtones est la fiabilité : le témoin est‑il une source raisonnablement fiable pour l’histoire du peuple en cause? Le juge de première instance n’est pas tenu de rechercher une garantie spéciale de fiabilité. Cependant, pour les questions de l’admissibilité de la preuve et, si elle est admise, du poids à lui accorder, il peut être approprié de s’enquérir de la connaissance du témoin des traditions et de l’histoire autochtones transmises oralement et de sa capacité de témoigner sur celles‑ci.

[Non souligné dans l’original.]

[65]           Bien que la Cour suprême ait traité de la question des récits oraux autochtones dans le contexte de revendications portant sur des droits et titres ancestraux dans les arrêts Sparrow, Delgamuukw et Mitchell, les mêmes principes s’appliquent dans les affaires mettant en cause les traités conclus avec les Indiens. Dans l’arrêt R c Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, le juge Cory a écrit ce qui suit (au paragraphe 54) :

Si on interprète les termes du Traité en se fondant, comme il se doit, sur la conception qu’en ont les Indiens, on est amené à conclure que la limitation territoriale du droit existant de chasser devrait s’appuyer sur le critère de l’utilisation visible et incompatible des terres en cause. Cette solution est conforme aux promesses verbales faites aux Indiens au moment de la signature du Traité, à l’histoire orale des Indiens visés par le Traité no 8, aux premières décisions des tribunaux sur la question et aux dispositions mêmes de la Wildlife Act de l’Alberta.

Le juge Cory s’est ensuite tourné vers la preuve par récits oraux présentée dans cette affaire, et il a déclaré ce qui suit (au paragraphe 57) :

L’histoire orale des Indiens visés par le Traité no 8 révèle une conception analogue des promesses faites dans le cadre des traités. Dan McLean, un ancien de la réserve indienne de Sturgeon Lake, a témoigné au procès tenu en l’espèce. Il a déclaré que les Indiens comprenaient qu’on leur promettait qu’ils pourraient chasser en tout temps pour nourrir leurs familles, qu’ils pouvaient chasser sur les terres inoccupées de la Couronne et sur des terres abandonnées. Que si aucune clôture n’entourait une terre, ils pouvaient y chasser, mais que si la terre était clôturée, ils ne pouvaient le faire. Ce témoignage est conforme à l’histoire orale relatée par d’autres anciens visés par le Traité no 8 et consignée par des historiens. Les Indiens comprenaient que des terres seraient prises pour y établir des exploitations agricoles ou pour y faire de la prospection et de l’exploitation minières, et qu’ils ne seraient pas autorisés à y chasser ou à tirer sur les animaux de ferme et les bâtiments des colons. Il ne fait aucun doute que les Indiens croyaient que la majeure partie des terres visées par le Traité no 8 resteraient inoccupées et qu’ils pourraient donc y pratiquer la chasse, le piégeage et la pêche. Citations omises

[Non souligné dans l’original.]

[66]           Dans la décision Tsilhqot’in Nation c British Columbia, 2004 BCSC 148, le juge Vickers avait à statuer sur l’admissibilité en preuve de récits oraux des Premières Nations Tsilhqot’in et Xeni Gwet’in. On lui avait présenté la déposition par affidavit de John Dewhirst, un anthropologue et archéologue devant ensuite être appelé comme témoin, ainsi que le témoignage de vive voix du chef Roger Williams et de deux aînés. Le juge Vickers a relevé que, selon M. Dewhirst, l’histoire orale des Tsilhqot’in est préservée par la répétition, et que les Tsilhqot’in sont habituellement peu disposés à présenter des récits oraux, à moins d’être convaincus de pouvoir relater les événements avec exactitude. Le juge Vickers a conclu dans le même sens, sous réserve de la mise en garde de ne pas considérer cette observation préliminaire comme une conclusion de fait tirée au terme du procès. Le juge Vickers a ensuite élaboré un processus permettant d’évaluer, à partir de renseignements personnels les concernant, l’aptitude des témoins à relater l’histoire orale, ainsi que la source de leurs connaissances.

[67]           Compte tenu de ce qui précède, les récits oraux concernant la conclusion d’un traité avec les Indiens sont admissibles, sous réserve de la directive donnée par la Cour suprême du Canada, à savoir qu’il faut décider au cas par cas si ces récits oraux répondent aux exigences relatives à l’utilité et à la fiabilité raisonnable. En outre les conclusions préliminaires sur l’admissibilité ne sont pas des conclusions de fait, lesquelles peuvent uniquement être tirées lorsque la preuve est close, au terme d’un procès.

[68]           L’Ontario fait valoir que le rapport Manitowabi traite de questions non définies dans les actes de procédure. Les récits oraux autochtones ont toutefois leur structure propre, qui ne cadre pas nécessairement avec les actes de procédure d’une action. Le juge en chef Lamer a traité de cette différence dans l’arrêt Delgamuukw, précité, au paragraphe 85, où il a cité le passage suivant du Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), vol. 1 (Un passé, un avenir), à la page 133 :

La tradition autochtone, pour ce qui est de l’enregistrement des faits historiques, n’est ni linéaire ni fondée sur les mêmes notions d’évolution et de progrès sociaux [comme dans la tradition non autochtone]. [...]

Dans la tradition autochtone, la transmission orale des récits poursuit un objectif qui dépasse le rôle de l’histoire écrite dans les sociétés occidentales. Cet objectif consiste peut‑être à renseigner l’auditeur, à communiquer certains aspects de la culture, à socialiser la population en lui donnant une tradition culturelle, ou encore à valider l’autorité et le prestige que revendique telle ou telle famille. [...]

Les récits oraux du passé reposent en grande partie sur des expériences subjectives. Ce ne sont pas de simples comptes rendus factuels, mais des « faits auxquels viennent se greffer les histoires de toute une vie ». [...]

[69]           Bien que les récits oraux des membres des Premières Nations ayant participé aux entrevues et qui servent de fondement au rapport de M. Manitowabi ne soient pas présentés sous une forme bien ordonnée, comme on le privilégie dans le domaine juridique et conformément aux Règles, ils concernent néanmoins la conclusion des traités Williams, une question fondamentale dans la présente instance. M. Manitowabi qualifie son rapport de narration orale sur les traités Williams, et il l’intitule d’ailleurs de cette manière.

[70]           Même s’il est aussi question dans les récits oraux de sujets sans lien direct avec les questions exposées dans les actes de procédure, parfois pour indiquer un contexte et parfois de toute évidence sans lien aucun avec ceux-ci, ils sont utiles malgré tout, si l’on veut comprendre de manière plus globale le point de vue autochtone sur la conclusion des traités Williams.

[71]           L’Ontario soutient aussi que le rapport n’est pas fiable parce qu’il se fonde sur l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz. Comme cette dernière ne peut pas être contre‑interrogée, et comme les demandeurs n’ont pas proposé de faire comparaître les personnes interrogées comme témoins au procès, l’Ontario estime que rien dans le contexte ne garantit la fiabilité des entrevues enregistrées.

[72]           Puisque Mme Sieciechowicz est décédée, ses déclarations sur ses propres observations répondent au critère de nécessité devant être rempli pour écarter la règle du ouï‑dire. Les tribunaux ont admis en preuve des rapports d’experts décédés lorsque leur admission était nécessaire, que l’expert n’avait aucune raison d’inventer ses conclusions, et qu’un autre témoin expert disposant des mêmes compétences pouvait attester de la fiabilité du document (Tulshi c Ioannou, [1994] O.J. no 1472 (Div. gén.) aux paragraphes 16 à 18.; Colley c Travellers Insurance Co., [1998] N.S.J. no 405 (C.S. N.‑É.) aux paragraphes 15 à 17; Scime c Guardian Insurance Company of Canada, [1988] O.J. no 2878, Augustine c Inco Limited, 2006 CanLII 21783 (C.S. Ont.) au paragraphe 21).

[73]           M. Manitowabi pourrait être contre‑interrogé. Il rapporte que Mme Sieciechowicz a adopté la méthode de recherche de la théorie ancrée, qu’il a lui‑même utilisé et qui est une méthode reconnue dans le milieu universitaire – un fait que M. Hedican confirme. Puisque Mme Sieciechowicz a utilisé pour ses recherches une méthode acceptée par les universitaires et que M. Manitowabi peut être contre‑interrogé, le témoignage d’expert de M. Manitowabi permettrait selon moi de vérifier la fiabilité et la crédibilité des travaux de Mme Sieciechowicz.

[74]           Les demandeurs ont répondu à l’autre sujet d’inquiétude de l’Ontario – le fait que les membres des Premières Nations ayant participé aux entrevues ne pourraient pas être contre‑interrogées – en modifiant leur position et en indiquant maintenant que certaines de ces personnes seraient disponibles pour témoigner et être contre‑interrogées.

[75]           Admettre un témoignage d’expert sur l’histoire orale autochtone a pour avantage de rendre inutile d’entendre un très grand nombre de témoins, et de dégager les thèmes qui ressortent des récits oraux faits par de nombreux membres de sept Premières Nations différentes. En ce sens, il s’agit à la fois d’une enquête et d’une analyse socio‑anthropologique thématique portant sur l’histoire orale collective des Premières Nations. Le désavantage est de se retrouver à un pas, même deux en l’espèce, de la voix autochtone, et cela pourrait aussi donner lieu à la prise en charge par les experts de la présentation des preuves concernant le point de vue autochtone.

[76]           Cela dit, les demandeurs ont fait savoir qu’en l’espèce des témoins des Premières Nations qui ont participé aux entrevues seraient disponibles pour témoigner. En outre, le Canada et l’Ontario ont trouvé des enregistrements de récits oraux archivés qui sont également disponibles à des fins comparatives. Deux voies différentes sont donc disponibles pour vérifier la fiabilité et la crédibilité des entrevues qui ont servi de fondement au rapport de Mme Sieciechowicz et de M. Manitowabi.

[77]           Les méthodes susmentionnées étant disponibles pour vérifier la fiabilité des entrevues qui relatent l’histoire orale, je suis d’avis que le rapport de M. Manitowabi satisfait aux exigences auxquelles l’admissibilité des éléments de preuve est assujettie. On se prononcera au procès sur la pertinence des parties du rapport traitant de sujets étrangers au dossier, ou sur le poids à accorder à la preuve fournie sous forme de récits oraux.

[78]           Il reste, enfin, la question du préjudice causé par le dépôt tardif du rapport Manitowabi et des entrevues relatant l’histoire orale qui l’accompagnent. Tant le Canada que l’Ontario insistent sur le fait que le rapport Manitowabi est présenté très tard dans le processus, mais ils proposent également un certain nombre de mesures d’atténuation.

[79]           Le Canada et l’Ontario affirment qu’un ajournement d’au moins un an, sinon davantage, est nécessaire pour qu’ils s’assurent les services d’experts pouvant les conseiller et préparer des rapports concernant le rapport de M. Manitowabi et l’histoire orale autochtone avant que ce dernier ne soit contre‑interrogé. Si le rapport de M. Manitowabi est admis en preuve et que son propre expert produit un rapport en réponse, le Canada souhaite en outre voir le rapport en réplique subséquent des demandeurs avant que M. Manitowabi ne témoigne; le Canada ne fournit aucune raison impérieuse à l’appui de cette demande. Je n’ai pas à examiner ce point davantage puisque le Canada aurait l’occasion dans un tel cas – et il reste à voir si la situation évoluera en ce sens – de faire établir par son expert une réponse complémentaire à tout rapport en réplique présenté par les demandeurs.

[80]           Selon les demandeurs, les parties avaient convenu que les documents annexés à des rapports d’expert n’avaient pas à figurer dans les affidavits de documents. Les parties ont toutes procédé de cette façon lors du dépôt de leurs rapports d’expert. Les demandeurs entendaient manifestement que les entrevues des membres des Premières Nations fassent partie intégrante d’un rapport d’expert rédigé par Mme Sieciechowicz. Bien que le Canada et l’Ontario affirment avoir demandé la communication des enregistrements des récits oraux des Premières Nations, ils ne répondent pas à l’argument des demandeurs selon lequel les entrevues en cause étaient intégrées à un rapport d’expert dont la rédaction a longuement été retardée en raison des circonstances.

[81]           À mon avis, il était raisonnable que les parties attendent la clôture de la procédure écrite avant d’engager des discussions en vue d’un règlement. Il était également raisonnable, selon moi, que les demandeurs concentrent alors leurs efforts sur les négociations en cours. Les demandeurs avaient laissé savoir qu’ils ne produiraient pas le rapport de Mme Sieciechowicz en 2007. La procédure écrite s’est close cette année‑là et les parties ont tenté de négocier, sans succès, un règlement. Alors que le procès allait débuter, en 2009, les parties ont de nouveau demandé un ajournement pour tenter de négocier un règlement. Ces efforts se sont aussi avérés vains, et le procès a débuté en 2012.

[82]           Si j’accepte l’explication donnée par les demandeurs pour ne pas avoir tenté d’obtenir entre 2007 et 2012 un rapport d’expert sur les récits oraux relatifs aux traités Williams, j’estime que leur situation a changé lorsque le procès a débuté en 2012. Il est vrai que les demandeurs ont dû déployer d’importants efforts pour avoir accès à l’ébauche de rapport de Mme Sieciechowicz, mais ils auraient pu demander l’aide de la Cour pour y parvenir. À tout le moins, ils auraient dû aviser le Canada et l’Ontario des démarches entreprises. Les demandeurs affirment aussi que ce n’est que lorsqu’ils ont appris l’existence d’anomalies dans les expéditions originales des traités Williams qu’ils ont jugé nécessaire de mettre en preuve les récits oraux. L’explication donnée par les demandeurs ne me satisfait pas.

[83]           L’Ontario a soutenu qu’il faudrait que le rapport de Mme Sieciechowicz soit expurgé du rapport de M. Manitowabi. Je ne suis pas d’accord. M. Manitowabi a examiné la méthodologie utilisée par Mme Sieciechowicz, un élément nécessaire à sa propre analyse. M. Manitowabi dit de son rapport qu’il possède la particularité unique d’amalgamer deux rapports de recherche d’experts.

[84]           J’estime aussi qu’une compilation plus exhaustive des récits oraux des Premières Nations sur les traités Williams de 1923 aiderait la Cour dans son évaluation de la fiabilité des récits oraux historiques servant de fondement au rapport de M. Manitowabi.

[85]           Bien que les demandeurs n’aient communiqué le rapport Manitowabi qu’à ce stade – si avancé – de l’instance, il me semble que le Canada et l’Ontario n’ignoraient pas totalement l’existence de récits oraux historiques exprimant le point de vue des Premières Nations sur les traités Williams. Je relève ainsi que la réalisation des enregistrements de récits oraux de la CIO a nécessité la participation des trois parties : les Premières Nations (par l’entremise de l’Union of Ontario Indians), le Canada et l’Ontario. De plus, c’est en présence d’un représentant du Canada qu’ont été faits les enregistrements d’aînés à l’île aux Chrétiens. Dans l’état actuel des choses, les demandeurs ne contestent pas que les enregistrements devraient être versés au dossier. J’estime que le point de vue autochtone doit être exposé par les Premières Nations et que cela devrait notamment se faire au moyen des autres enregistrements de récits oraux qui contribuent à faire connaître davantage l’histoire orale des Premières Nations.

[86]           La Cour s’est abstenue d’examiner à nouveau la preuve produite au procès dans l’affaire Howard, puisqu’il n’est pas permis au juge d’un procès d’adopter les conclusions de fait tirées dans une autre instance. La question des droits de pêche issus de traités a été examinée dans l’affaire Howard. Le Canada, qui avait nié l’existence de tels droits dans sa deuxième défense modifiée, soutient maintenant que la Cour suprême du Canada n’a pas résolu cette question définitivement dans l’arrêt Howard, et qu’il faut donc considérer le témoignage de Ralph Loucks dans cette affaire comme s’inscrivant dans l’expression plus générale du point de vue autochtone des Premières Nations sur les traités Williams de 1923.

[87]           Il arrive que les tribunaux acceptent un témoignage présenté dans une instance antérieure, l’exemple le plus courant étant celui de la déposition d’un témoin lors d’une enquête préliminaire qui n’est pas en mesure de témoigner au procès. Je relève également que, selon l’article 23 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5, la preuve d’une procédure ou pièce d’un tribunal d’une province peut se faire, dans toute action, au moyen d’une ampliation ou copie certifiée de cette procédure ou pièce.

[88]           Pour avoir à notre disposition un dossier complet concernant l’histoire orale des Premières Nations liée aux traités Williams, il me semble nécessaire de prendre en considération le témoignage livré par Ralph Loucks dans l’affaire Howard. Cela ne vise que le témoignage de Ralph Loucks et non l’ensemble de la preuve présentée dans le cadre de ce procès. Même si le juge de première instance a préféré le témoignage de Ralph Loucks dans l’affaire Howard, cela n’a aucune incidence sur la façon dont la Cour doit considérer ce témoignage en l’espèce. La Cour doit plutôt décider de l’importance à accorder au témoignage de Ralph Loucks en tenant compte de tous les autres éléments de preuve produits dans le cadre du présent procès, y compris les récits oraux provenant d’autres membres des Premières Nations, les témoignages d’experts, les entrevues enregistrées, les enregistrements audio et les témoignages livrés devant la Cour. De cette manière, la voix de Ralph Loucks s’ajoute aux autres voix qui expriment le point de vue autochtone collectif des Premières Nations sur les traités Williams.

[89]           Les Premières Nations étaient favorables à ce que les déclarations des témoins de la collectivité pendant le visionnement soient versées au dossier relatif à l’histoire orale, à la condition que l’enregistrement vidéo ait préséance sur toute transcription de témoignage. L’Ontario a proposé, si le visionnement est inclus dans le dossier du tribunal, que les vidéos soient déposées comme pièces.

[90]           Puisque six des sept membres de la collectivité qui ont témoigné au début du présent procès en 2012 ont été interrogés par Mme Sieciechowicz et ont aussi fourni des déclarations sous serment lors du visionnement, j’estime qu’il convient d’inclure les sept déclarations recueillies pendant les visionnements pour compléter le dossier relatif à l’histoire orale des Premières Nations concernant les traités Williams.

[91]           L’Ontario demande aussi la communication des rapports rédigés par Ian Johnson étant donné que Mme Sieciechowicz dit les avoir étudiés. Sans plus d’information, il n’y a selon moi aucune raison d’exiger la production des rapports rédigés par Ian Johnson, parce que Mme Sieciechowicz n’a pas précisé quels rapports elle avait passés en revue ni cité aucun rapport précis d’Ian Johnson dans son ébauche de rapport. Toutefois, comme les demandeurs ne s’opposent plus à la production des rapports d’Ian Johnson, je laisse le soin aux parties de régler ce point.

[92]           Finalement, je conclus qu’il est possible de prendre diverses mesures d’atténuation visant à remédier adéquatement à l’essentiel du préjudice causé par le dépôt tardif du rapport Manitowabi, notamment les suivantes :

a.                   la directive du 10 février 2015 prévoyant que le procès comporterait trois phases, portant respectivement sur la responsabilité, les mesures de réparation et la mise en cause, est annulée; l’instruction se déroulera selon l’ordre habituel : le demandeur présentera toute sa preuve sur la responsabilité et sur les mesures de réparation, ce qui sera suivi par la présentation de la preuve de la défenderesse, puis de celle du tiers mis en cause; l’instruction de la mise en cause opposant la défenderesse et le tiers mis en cause se fera une fois ces étapes franchies;

b.                  l’ordonnance du 10 juillet 2009 autorisant les demandeurs à interroger huit témoins experts est modifiée de manière à leur permettre d’en interroger neuf; les demandeurs peuvent présenter leur preuve sur le point de vue autochtone au moyen du témoignage de M. Manitowabi et déposer son rapport d’expert;

c.                   les membres des Premières Nations interviewés par Mme Sieciechowicz, et choisis par les demandeurs, témoigneront et pourront être contre‑interrogés; le Canada et l’Ontario pourront demander à la Cour que soient convoqués comme témoins d’autres membres des Premières Nations qui ont participé aux entrevues sur l’histoire orale, mais qui n’ont pas été retenus comme témoins par les demandeurs;

d.                  les enregistrements vidéo des déclarations faites par les témoins de la collectivité pendant les visionnements seront déposés en preuve; le Canada et l’Ontario pourront aussi convoquer à nouveau les membres de la collectivité qui ont témoigné au nom des Premières Nations pour les contre‑interroger en ce qui concerne les déclarations qu’ils ont faites pendant les visionnements;

e.                   tous les témoins présentant le point de vue autochtone et les témoins de la collectivité témoigneront dans les collectivités de Rama et de Curve Lake des Premières Nations; le Canada et l’Ontario pourront les contre‑interroger conformément à un protocole semblable à celui précédemment adopté, qui pourra être modifié après consultation entre les parties, en tenant compte des Lignes directrices de la Cour fédérale sur la pratique en matière de litiges intéressant les Autochtones, et sur autorisation de la Cour;

f.                   M. Manitowabi sera appelé à témoigner à une étape plus avancée de la présentation de la preuve des demandeurs; on devra de plus lui accorder l’occasion, avant de témoigner, d’étudier les enregistrements et transcriptions de récits oraux additionnels qui auront été présentés;

g.                  le Canada et l’Ontario pourront reporter le contre‑interrogatoire de M. Manitowabi, et n’y procéder qu’après avoir retenu les services de leur propre expert et obtenu un rapport d’expert répondant au rapport de M. Manitowabi; ils devront toutefois respecter les délais impartis pour la tenue du procès;

h.                  seront versés comme pièces au dossier par les parties qui en ont la possession les enregistrements audio de récits oraux identifiés par elles, notamment les enregistrements

i.                    audio de la CIO,

ii.                  faits à l’île aux Chrétiens, de John Loucks, de Scugog et de Curve Lake;

i.                    le Canada produira en preuve la transcription du témoignage présenté par Ralph Loucks dans l’affaire R c Howard;

j.                    il est entendu que les demandeurs n’ont pas à produire un affidavit de documents modifié tenant compte des entrevues et documents annexés au rapport d’expert de M. Manitowabi.

[93]           La Cour pourra déterminer dans le cadre de la gestion d’instance si d’autres mesures d’atténuation s’imposent.

[94]           Le procès ne sera pas ajourné. Le demandeur présentera sa preuve relative tant à la responsabilité qu’aux mesures de réparation, après quoi la défenderesse puis le tiers mis en cause présenteront leur preuve.

[95]           La Première Nation demanderesse est condamnée à payer les dépens, quelle que soit l’issue de la cause.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  la directive du 10 février 2015 prévoyant que le procès comporterait trois phases, portant respectivement sur la responsabilité, les mesures de réparation et la mise en cause, est annulée; l’instruction se déroulera selon l’ordre habituel : le demandeur présentera toute sa preuve sur la responsabilité et sur les mesures de réparation, ce qui sera suivi par la présentation de la preuve de la défenderesse, puis celle du tiers mis en cause; l’instruction de la mise en cause opposant la défenderesse et le tiers mis en cause se fera une fois ces étapes franchies;

2.                  l’ordonnance du 10 juillet 2009 autorisant les demandeurs à interroger huit témoins experts est modifiée de manière à leur permettre d’en interroger neuf; les demandeurs peuvent présenter leur preuve sur le point de vue autochtone au moyen du témoignage de M. Manitowabi et déposer son rapport d’expert;

3.                  les membres des Premières Nations interviewés par Mme Sieciechowicz, et choisis par les demandeurs, témoigneront et pourront être contre‑interrogés; le Canada et l’Ontario pourront demander à la Cour que soient convoqués comme témoins d’autres membres des Premières Nations qui ont participé aux entrevues sur l’histoire orale, mais qui n’ont pas été retenus comme témoins par les demandeurs;

4.                  les enregistrements vidéo des déclarations faites par les témoins de la collectivité pendant les visionnements seront déposés en preuve; le Canada et l’Ontario pourront aussi convoquer à nouveau les membres de la collectivité qui ont témoigné au nom des Premières Nations pour les contre‑interroger en ce qui concerne les déclarations qu’ils ont faites pendant les visionnements ;

5.                  tous les témoins présentant le point de vue autochtone et les témoins de la collectivité témoigneront dans les collectivités de Rama et de Curve Lake des Premières Nations; le Canada et l’Ontario pourront les contre‑interroger conformément à un protocole semblable à celui précédemment adopté, qui pourra être modifié après consultation entre les parties, en tenant compte des Lignes directrices de la Cour fédérale sur la pratique en matière de litiges intéressant les Autochtones, et sur autorisation de la Cour ;

6.                  M. Manitowabi sera appelé à témoigner à une étape plus avancée de la présentation de la preuve des demandeurs; on devra de plus lui accorder l’occasion, avant de témoigner, d’étudier les enregistrements et transcriptions de récits oraux additionnels qui auront été présentés;

7.                  le Canada et l’Ontario pourront reporter le contre‑interrogatoire de M. Manitowabi, et n’y procéder qu’après avoir retenu les services de leur propre expert et obtenu un rapport d’expert répondant au rapport de M. Manitowabi; ils devront toutefois respecter les délais impartis pour la tenue du procès ;

8.                  seront versés comme pièces au dossier par les parties qui en ont la possession les enregistrements audio de récits oraux identifiés par elles, notamment les enregistrements

i.                    audio de la CIO, et

ii.                  faits à l’île aux Chrétiens, de John Loucks, de Scugog et de Curve Lake;

9.                  le Canada produira en preuve la transcription du témoignage présenté par Ralph Loucks dans l’affaire R c Howard;

10.              il est entendu que les demandeurs n’ont pas à produire un affidavit de documents modifié tenant compte des entrevues et documents annexés au rapport d’expert de M. Manitowabi;

11.              La Cour pourra déterminer dans le cadre de la gestion d’instance si d’autres mesures d’atténuation s’imposent;

12.              le procès ne sera pas ajourné. Le demandeur présentera sa preuve relative tant à la responsabilité qu’aux mesures de réparation, après quoi la défenderesse puis le tiers mis en cause présenteront leur preuve.

13.              la Première Nation demanderesse est condamnée à payer les dépens, quelle que soit l’issue de la cause.

« Leonard S. Mandamin »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑195‑92

 

INTITULÉ :

ALDERVILLE c SA MAJESTÉ ET SA MAJESTÉ DU CHEF DE L’ONTARIO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 26 ET 27 MAI 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MANDAMIN

 

DATE :

LE 28 JUILLET 2015

COMPARUTIONS :

Peter Hutchins

Robin Campbell

Ceyda Turan

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Owen Young

Anusha Aruliah

Gail Soonarane

 

POUR LA DÉFENDERESSE

SA MAJESTÉ LA REINE

 

David Feliciant

Jacqueline L. Wall

Kristina Gill

POUR Le tiers mis EN CAUSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hutchins Legal Inc.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

SA MAJESTÉ LA REINE

 

Ministère du Procureur général

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR le tiers MIS EN CAUSE

 

 

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