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Date : 20160216


Dossier : IMM-3244-15

Référence : 2016 CF 205

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 février 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

IMANOV BELEK

(ALIAS BELEK IMANOV)

(ALIAS IMINOV BAHTIYAR YUNUSOVICE)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur est un citoyen du Kirghizistan de 41 ans. Il demande à la Cour d’annuler une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR), confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de refuser sa demande d’asile. Il affirme avoir été victime de violentes tentatives d’extorsion au Kirghizistan et qu’il est, par conséquent, une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

Contexte

[2]               Le demandeur a un fils, Ak­Tilek Belekovich Imanov, et une épouse, Rakhia Orunaliyevna Imanova. Au Kirghizistan, il exploitait une entreprise de vente et d’achat d’automobiles, mais a fait faillite en 2003.

[3]               En septembre 2004, le demandeur a déménagé en Suède à la recherche d’une « vie meilleure ». En Suède, il a soumis une demande d’asile. Pour les besoins de la demande, il a utilisé un faux nom, une fausse date de naissance et une fausse origine ethnique. Vers la moitié de 2007, les autorités suédoises ont refusé sa demande. Il en a appelé de la décision, mais, avant que l’appel soit entendu, sa mère est tombée malade et il est retourné au Kirghizistan en octobre 2007.

[4]               En novembre 2008, le demandeur est retourné en Suède. Dans l’intervalle, les autorités suédoises ont découvert la vraie identité du demandeur, car ce dernier avait utilisé son véritable passeport pour quitter la Suède en 2007. Les autorités suédoises ont fermé son dossier d’appel de réfugié et il est retourné au Kirghizistan en janvier 2009.

[5]               De retour dans son pays, le demandeur a repris son entreprise de vente et d’achat d’automobiles, et a aussi démarré une entreprise d’accessoires de nettoyage avec son épouse. Le demandeur affirme qu’après avoir démarré cette entreprise de nettoyage, lui et son épouse ont fait l’objet d’extorsion de la part de représentants gouvernementaux et de membres du crime organisé. Le demandeur affirme qu’il a été agressé à trois reprises après avoir refusé de se plier à ces demandes. La première agression a eu lieu le 20 août 2013, la deuxième le 4 février 2014 et la troisième le 3 mai 2014.

[6]               Le 7 septembre 2014, le demandeur a quitté le Kirghizistan après avoir vendu l’entreprise de nettoyage. Son épouse et son fils sont demeurés au Kirghizistan. Il a présenté une demande d’asile au Canada aux environs du 16 octobre 2014.

[7]               Le 20 février 2015, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, en se fondant essentiellement sur le manque de crédibilité du récit. La SPR a relevé plusieurs incohérences ou omissions notamment dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) du demandeur ainsi que dans son témoignage à l’audience et dans les documents qu’il a produits. Dans la plupart des cas, la SPR fait part de ses préoccupations au demandeur et lui demande des explications. Dans d’autres cas, elle ne l’a pas fait. Les éléments préoccupants pour lesquels la SPR n’a pas demandé d’explications au demandeur sont les suivants :

         Selon le rapport médical à la suite de l’agression du 20 août 2013, le demandeur a été transporté à l’hôpital en ambulance; toutefois, dans son formulaire FDA, le demandeur affirme que des voisins l’ont trouvé puis l’ont embarqué dans un taxi.

         Selon le rapport médical à la suite de l’agression du 3 mai 2014, le demandeur a été laissé à l’hôpital par une voiture passante; toutefois, dans son formulaire FDA, le demandeur affirme que sa femme l’a trouvé et qu’il s’est rendu à l’hôpital en ambulance.

         Selon les rapports médicaux des trois agressions, le demandeur a été agressé par un groupe de personnes non identifiées; toutefois, dans son témoignage, le demandeur a déclaré, pour les trois agressions, que ses assaillants avaient affirmé agir au nom de la municipalité de Bichkek. En outre, le demandeur a déclaré que, durant les agressions du 20 août 2013 et du 4 février 2014, ses assaillants lui avaient affirmé faire partie du groupe criminel Kamchi Kolbaev.

         Le demandeur a aussi déclaré qu’on l’avait transporté à l’hôpital républicain après chaque agression; toutefois, les rapports médicaux qu’il a produits comme éléments de preuve proviennent de l’hôpital territorial de Sokuluksk.

[8]               La SAR a tenu compte de trois éléments dans l’appel. Elle a examiné si la SPR avait agi injustement en ne permettant pas au demandeur de s’expliquer par rapport aux préoccupations au sujet de la preuve et, plus généralement, si elle avait erré en concluant que le demandeur n’était pas crédible. Dans le contexte de l’appel, la SAR s’est demandée si elle devait examiner ou non trois nouveaux éléments de preuve soumis par le demandeur et, le cas échéant, l’importance qu’elle devrait y accorder. Enfin, elle s’est demandé si elle devait tenir une audience à la lumière des nouvelles preuves.

[9]               La SAR a déterminé que la SPR n’avait pas agi injustement. D’abord, elle soutient que, comme le demandeur n’a pas fait part à la SPR de ses préoccupations quant à l’équité des procédures, il a renoncé à son droit de faire part de ces mêmes préoccupations à la SAR. Deuxièmement, la SAR soutient que le demandeur n’a pas précisé où dans le dossier la SPR ne lui a pas donné l’occasion d’exprimer ses préoccupations. Finalement, la SAR soutient que, à la lumière de son examen des enregistrements de l’audience de la SPR, le demandeur a eu l’occasion de répondre aux préoccupations de la SPR. Elle détermine que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité du demandeur sont fondées.

[10]           La SAR a conclu que les trois éléments de preuve étaient admissibles comme nouvelle preuve, mais ne lui a pas accordé une grande importance.

[11]           Le premier document est une lettre de Raisa Yakovlevna Firsova, une voisine de la femme et du fils du demandeur, qui affirme que des inconnus d’origine asiatique ont demandé à la femme du demandeur où se trouvait ce dernier et l’ont menacé de le tuer s’ils le trouvaient. Mme Firsova écrit aussi qu’elle a vu la femme et le fils du demandeur se faire agresser. La SAR accorde peu de poids à la lettre, car il ne s’agit pas d’une déclaration sous serment et il n’y a pas de détails sur le moment de l’agression et le nombre de personnes impliquées, pas plus qu’il n’est précisé si quelqu’un a signalé l’incident à la police.

[12]           Le deuxième document est un dossier d’hôpital du fils du demandeur, dans lequel on mentionne qu’il a été hospitalisé du 10 au 14 février 2015 pour des lésions à la poitrine et au crâne subies lors d’une agression aux mains « d’inconnus d’origine asiatique ». La SAR a accordé peu de poids à ce document, car il ne s’agit pas d’un document original et le nom, l’adresse ou le numéro de téléphone de l’hôpital n’y figurent pas. La SAR mentionne également que [traduction] « de plus, il n’y a aucune preuve comme quoi le personnel médical a été témoin de la prétendue agression ». Finalement, la SAR mentionne que ce document ne ressemble pas aux autres dossiers d’hôpitaux soumis à la SPR par le demandeur.

[13]           Le troisième document est un dossier d’hôpital de la femme du demandeur, dans lequel on mentionne qu’elle a été hospitalisée du 10 au 18 février 2015 pour une commotion cérébrale et des lésions aux tissus mous du visage subies lors d’une agression aux mains « d’inconnus d’origine asiatique ». La SAR accorde peu de poids à ce document pour les mêmes raisons qu’elle a énoncées concernant le dossier d’hôpital du fils.

[14]           Dans un affidavit daté du 30 mars 2015, le demandeur fournit les explications suivantes concernant ces documents :

[TRADUCTION]

Aux alentours du 20 février 2015, j’ai parlé au téléphone à ma femme, Rakhia Imanova, qui m’a informé qu’elle et notre fils, Ak­Tilek Belekovich Imanov, ont été agressés physiquement tout juste à l’extérieur de notre domicile à Bichkek le 10 février 2015 par un groupe d’hommes qui semblaient être d’origine asiatique. Ma femme m’a aussi dit, et je la crois sincèrement, que ces hommes étaient à ma recherche et qu’ils voulaient me voir parce que je leur devais de l’argent. Les hommes l’ont aussi menacé de me tuer. Ma femme m’a aussi dit, et je la crois sincèrement, qu’elle et notre fils avaient été tous deux hospitalisés pour traiter des blessures subies durant l’incident.

[15]           La SAR soutient que les nouvelles preuves ne changeaient pas vraiment les choses quant à la crédibilité et que, par conséquent, le critère pour tenir une audience aux termes du paragraphe 110(6) de la Loi n’était pas satisfait.

Questions en litige

[16]           Les questions soulevées dans les observations orales comportent trois éléments : (1) la SAR n’a pas pris une décision raisonnable en déterminant que la SPR avait donné au demandeur l’occasion de s’expliquer par rapport à toutes les préoccupations au sujet des preuves; (2) la SAR a erré dans son évaluation de la nouvelle preuve, et, plus particulièrement, dans sa décision d’accorder peu d’importance à ces preuves; (3) la SAR a erré en refusant d’accorder une audience.

Analyse

[17]           Je suis d’accord avec le demandeur sur le fait que le raisonnement de la SAR concernant l’équité des procédures est insatisfaisant. Les conclusions de la SAR selon lesquelles le demandeur a renoncé à son droit d’en appeler de l’équité des procédures ne sont pas logiques, puisque le demandeur n’avait aucun moyen de savoir, avant d’avoir reçu la décision de la SPR, que cette dernière fonderait sa décision sur des préoccupations par rapport auxquelles il n’avait pas eu l’occasion de s’expliquer. En outre, l’observation de la SAR comme quoi le demandeur n’a pas indiqué à quel moment dans le dossier la SPR ne lui a pas permis de s’expliquer par rapport aux préoccupations n’est pas logique, car il est impossible pour une personne d’indiquer quelque chose qui n’a pas eu lieu. Finalement, la SAR fait tout simplement fausse route en concluant que la SPR a permis au demandeur de répondre à toutes les préoccupations, alors qu’on lui a en réalité permis de ne répondre qu’à certaines de celles­ci.

[18]           Néanmoins, en ce qui concerne la question essentielle consistant à déterminer si la SAR a pris une décision raisonnable en déterminant que la SPR avait agi équitablement, je conclus que la SAR a effectivement pris une décision raisonnable. La Cour a traité de la question du devoir de la SPR à cet égard dans l’affaire Tekin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 357 [Tekin] au paragraphe 14 :

En outre, la Commission n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a omis d’informer expressément le demandeur de ses préoccupations quant à la crédibilité relativement à l’omission dans son FRP. L’obligation d’équité n’exige pas que la Commission informe le demandeur de toutes ses préoccupations quant à la crédibilité (voir les décisions Appau c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 300 (1re inst.)  (QL), Akinremi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 808 (1re inst.) (QL), et Khorasani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 936, [2002] A.C.F. no 1219  (QL)). En l’espèce, le demandeur était représenté par un avocat, les parties savaient que la crédibilité était une question en litige et l’incohérence entre l’exposé contenu dans le FRP du demandeur et son témoignage de vive voix était facilement apparente. Par conséquent, la Commission n’avait pas l’obligation d’informer le demandeur de cette incohérence et son omission de le faire ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle (consulter les décisions Ayodele c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1833 (1re inst.)  (QL), Matarage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 460 (1re inst.)  (QL), et Ngongo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1627 (1re inst.)  (QL)). [Non souligné dans l’original.]

[19]           Les phrases soulignées dans le passage ci­dessus s’appliquent entièrement au cas présent. Selon Tekin, il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle, comme l’avance le demandeur.

[20]           Le demandeur soutient ensuite que la SAR a erré dans son évaluation des nouveaux éléments de preuve. La SAR a accordé peu d’importance à la lettre de Raisa Yakovlevna Firsova, car il ne s’agit pas d’une déclaration sous serment et on y précise pas le moment des événements, le nombre de personnes d’origine asiatique ayant menacé la femme du demandeur ou si quelqu’un a signalé l’incident à la police.

[21]           Je suis d’accord avec le demandeur sur le fait que les documents qui corroborent certains aspects de son récit ne peuvent être écartés simplement parce qu’ils ne corroborent pas certains autres aspects du même récit : Mahmud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 167 F.T.R. 309, aux paragraphes 8 à 12 [Mahmud]. Dans le cas présent, la SAR a accordé peu de poids à la lettre corroborant une partie du récit du demandeur simplement parce qu’il manque certains détails qui viendraient appuyer davantage son histoire. La SAR n’a pas expliqué pourquoi il serait raisonnable de s’attendre à ce que de plus amples détails soient fournis, de sorte qu’on puisse tirer une conclusion défavorable de leur absence : voir Taha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1675 au paragraphe 9. En l’absence d’une telle justification, le traitement de ce document par la SAR est déraisonnable.

[22]           La même proposition s’applique à l’évaluation de la SAR des rapports médicaux de la femme et du fils du demandeur. La SAR accorde peu d’importance à ces rapports, notamment parce que rien ne prouve que le personnel médical les ayant rédigés a aussi été témoin de l’agression à l’endroit de la femme et du fils. Le fait que les rapports médicaux ne corroborent pas directement chaque aspect du témoignage du demandeur comme quoi sa femme et son fils ont été agressés par des extorqueurs ne signifie pas qu’il faille y accorder « peu d’importance ». Je crois que la SAR affirmait en réalité qu’elle accordait peu d’importance à la déclaration dans le rapport selon laquelle les préjudices avaient été causés par des hommes d’origine asiatique, car les auteurs du rapport n’avaient pas été directement témoins de ce fait. Il peut s’agir d’un point de vue équitable et raisonnable. Toutefois, le reste du rapport, si l’on considère ce qu’il établit (l’agression, la date de ladite agression et la gravité des blessures), est pertinent par rapport au récit du demandeur, et on aurait dû en tenir compte dans le contexte. Plus important encore, la SAR accorde également peu d’importance à ces rapports, parce qu’ils sont « très différents des rapports médicaux produits par le demandeur dans sa demande, et, selon la divulgation de la SAR, il n’y a qu’un seul hôpital à Bichkek ». La SAR, comme le soutient le demandeur, a tort. Ces rapports sont exactement du même format que ceux produits par le demandeur. Par conséquent, l’importance accordée à ces rapports par la SAR était déraisonnable, et peut avoir nui à la décision rendue.

[23]           La SAR a fondé sa décision de ne pas accorder une audience sur son évaluation des nouveaux éléments de preuve. En conclusion, comme l’évaluation était déraisonnable, la décision ne peut être maintenue, et l’appel doit être réexaminé par un autre tribunal. Par conséquent, la question de savoir si une audience devrait être accordée devrait aussi être déterminée par cet autre tribunal.

[24]           Aucune question n’a été posée aux fins de certification. Il n’y en a aucune.


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande, la décision de la SAR est annulée, l’appel du demandeur doit être entendu par un autre tribunal de la SAR et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-3244-15

 

INTITULÉ :

IMANOV BELEK (ALIAS BELEK IMANOV) (ALIAS IMINOV BAHTIYAR YUNUSOVICE) c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 FÉVRIER 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 FÉVRIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Michael Korman

Pour le demandeur

 

Suranjara Bhattacharyya

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Otis & Korman

Avocats­procureurs

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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