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Date : 20160226


Dossier : IMM-1615-15

Référence : 2016 CF 253

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 février 2016

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

MOHAMMADREZA HABIBI

ET MALIHEH KHOSHADEL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Habibi est un citoyen de l’Iran âgé de 64 ans qui a travaillé pendant environ 28 ans comme policier en Iran. En 2012, son épouse Maliheh Khoshadel et lui sont venus au Canada et ont présenté une demande d’asile en raison de leur persécution religieuse en tant que chrétiens. Leur demande a toutefois été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada dans une décision rendue le 22 janvier 2015. Ils demandent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision de la SPR en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), et souhaitent que la Cour renverse la décision et ordonne que leur demande soit réexaminée par un nouveau tribunal de la SPR.

I.                   Contexte

[2]               M. Habibi a reçu une éducation musulmane, bien que sa famille ait de lointaines origines chrétiennes. Au secondaire, il s’est intéressé au christianisme et avait pour meilleur ami un Arménien chrétien.

[3]               En mai 1971, M. Habibi a entrepris deux ans de service militaire obligatoire au sein de l’infanterie iranienne. En 1973, à la fin de son service militaire, il a commencé à travailler à titre d’officier de police judiciaire au poste du district 8 de Tabriz, une grande ville du nord de l’Iran. De novembre 1985 à novembre 1987, il a fait des études à l’Université de police municipale de Téhéran et a obtenu un diplôme en criminologie. En novembre 1987, il est retourné travailler à Tabriz au sein du service d’enquête criminelle du corps de police. De mars 1998 jusqu’à sa retraite, en 2002, M. Habibi a ensuite formé les recrues de ce service. Au moment de sa retraite, il était lieutenant­colonel au sein des forces disciplinaires de la République islamique d’Iran. Après son retour à Tabriz, en 1987, M. Habibi dit avoir été témoin de la répression de minorités ethniques et religieuses par le régime révolutionnaire et s’être senti désenchanté de l’Islam, mais il a gardé le silence par crainte non seulement de perdre son emploi, mais aussi d’être emprisonné ou torturé.

[4]               Une fois retraité, M. Habibi a déménagé à Karaj, en Iran, où il a ouvert une librairie en septembre 2003. Parmi ses clients, M. Habibi comptait un jeune couple chrétien avec lequel il s’est lié d’amitié. Un jour où il avait invité ce couple chez lui, M. Habibi et son épouse lui ont fait part de leur intérêt pour le christianisme, ce qui a amené le couple à les inviter à leurs messes chrétiennes clandestines. En mai 2004, M. Habibi a commencé à assister à ces messes clandestines; son épouse ne l’a fait qu’à quelques reprises, craignant pour sa propre sécurité. En avril 2006, M. Habibi s’était converti au christianisme, tout comme son épouse et leur plus jeune fils, alors âgé de 20 ans. Avant et après sa conversion, M. Habibi s’est servi de sa librairie pour distribuer des bibles et des dépliants chrétiens à des personnes que lui envoyaient des membres de l’église clandestine.

[5]               Le 26 mars 2012, des agents du service des renseignements ont fait une descente à l’église clandestine de M. Habibi et ont arrêté quelques­uns de ses membres et amis. Le lendemain, alors qu’il était en voyage d’affaires à Téhéran, M. Habibi a été informé de la descente. En apprenant que les autorités étaient à sa recherche, il a dit à son épouse de sortir tous les objets chrétiens de leur maison. Leur plus jeune fils est allé se cacher, puis s’est enfui en Allemagne, dont il a finalement obtenu l’asile. M. Habibi est demeuré à Téhéran jusqu’au 30 mars 2012, date à laquelle il s’est enfui au Canada grâce à un visa de visiteur qu’il avait obtenu plus tôt. Peu après la fuite de M. Habibi vers le Canada, le service des renseignements a fouillé sa librairie et sa maison, présentant à Mme Khoshadel un mandat d’arrêt contre son mari et l’informant qu’il était considéré comme un infidèle ayant christianisé d’autres personnes. Elle a été détenue et interrogée, puis relâchée lorsqu’elle a nié s’être convertie au christianisme. Deux jours plus tard, Mme Khoshadel a de nouveau été détenue, interrogée et relâchée, sans être arrêtée.

[6]               Après avoir reçu une invitation de sa fille, une citoyenne canadienne, Mme Khoshadel a obtenu un visa et est venue au Canada en octobre 2012. Le 3 novembre 2012, après son arrivée au Canada, Mme Khoshadel et son mari (formant ensemble les demandeurs) ont présenté une demande d’asile. L’audience devant la SPR a débuté le 12 mai 2013, mais a été ajournée à deux reprises afin d’inviter le ministre à intervenir en raison du travail de M. Habibi au sein du corps national de police de l’Iran. L’audience a été reprise le 9 septembre 2014, et dans sa décision rendue le 18 mars 2015, la SPR a conclu qu’étant donné que M. Habibi est reconnu comme étant une personne visée à l’alinéa 1F a) de la Convention relative au statut des réfugiés datant du 28 juillet 1951, 189 UNTS 150, R.T. Can. 1969 no 6 (la Convention), il est inadmissible à la protection des réfugiés en vertu de l’article 98 de la LIPR. La SPR a également décidé que les demandeurs ne peuvent avoir la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger.

II.                Décision de la SPR

[7]               Dans sa décision, la SPR a pris acte des observations de l’avocat de M. Habibi voulant que pour refuser à son client la protection des réfugiés, on devait faire la preuve qu’il avait personnellement contribué de manière significative et consciente à des crimes ou à des crimes contre l’humanité, et qu’étant donné qu’aucune preuve n’indique qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou aux desseins criminels du régime iranien, la protection des réfugiés ne devrait pas lui être refusée. En examinant les observations du ministre voulant que M. Habibi eût contribué de manière volontaire, significative et consciente aux crimes et aux desseins criminels du régime révolutionnaire, la SPR a conclu la même chose que le ministre, c’est­à­dire que le fait que M. Habibi ait pris sa retraite après 28 années de service en tant que policier ne fait pas de lui « une personne qui a longtemps fait des efforts pour se dissocier d’une organisation fautive à la première occasion ».

[8]               La SPR a pris note que M. Habibi a insisté sur le fait que le service auquel il appartenait ne s’occupait que de questions nationales et de crimes mineurs, alors que la police veillait à la sécurité publique. Néanmoins, la SPR a conclu que :

[traduction]

[25]      même si le service du demandeur principal n’a pas été impliqué dans les actions de certaines unités, visant notamment à faire respecter les choix musicaux ou les comportements « appropriés » en public, le demandeur principal devait certainement être au courant d’autres initiatives dont il a probablement appuyé la mise en œuvre. Le tribunal conclut qu’en tant que colonel du service national de police et policier de carrière, il est plus probable qu’improbable que le demandeur principal ait non seulement eu conscience que la police appuyait et coopérait avec d’autres organisations telles que le Komiteh, mais qu’il ait également dirigé les actions des policiers qui devaient collaborer avec ceux­ci.

[9]               Bien que M. Habibi ait déclaré que son service et lui­même n’ont jamais confié de prisonnier à une autre organisation de sécurité ou d’application de la loi qui avait commis des crimes ou des crimes contre l’humanité, comme  Pasdaran, Komiteh, Basij ou le Ministère des renseignements et de la sécurité, la SPR a accepté la preuve documentaire du ministre à cet égard, faisant remarquer que celle­ci  « indique que la police collaborait étroitement » avec de telles organisations.

[10]           La SPR a pris acte qu’il n’existe aucune preuve concrète de l’implication directe de M. Habibi dans les crimes contre l’humanité qui ont été commis par des agents du régime iranien. Néanmoins, la SPR a conclu que :

[traduction]

[28]      … compte tenu des 28 années de service volontaire et du grade élevé du demandeur principal au sein du corps de police iranien, qui appuyait activement d’autres organisations de sécurité ou d’application de la loi, il est raisonnable de conclure que le demandeur principal était bien conscient non seulement des activités de ces autres organisations contre le peuple iranien, mais aussi que la police y participait et appuyait ces organisations. Considérant ce portrait, il est également raisonnable de conclure que le demandeur principal aurait été directement ou indirectement impliqué en dirigeant d’autres personnes ayant commis des actes que le droit international reconnaît comme des crimes contre l’humanité.

Par conséquent, la SPR a conclu que le ministre s’est acquitté du fardeau de la preuve en démontrant qu’[traduction]  « il y a de bonnes raisons d’estimer » que M. Habibi a  « commis un crime » au sens de l’alinéa 1F a) de la Convention.

[11]           Après avoir conclu que M. Habibi a commis un crime au sens de l’alinéa 1F a) de la Convention, la SPR a ensuite évalué sa crédibilité. Elle a conclu que son témoignage n’était pas crédible, déclarant qu’il était invraisemblable qu’il n’ait pas eu conscience des activités d’autres organisations d’application de la loi. La SPR estime que M. Habibi n’était pas crédible parce que : (a) rien n’indique qu’il a interrompu son travail, même s’il déclare l’avoir suspendu et s’être caché pendant trois mois après la révolution de 1979; (b) des incohérences ont été notées dans le nombre de témoins qui ont fourni des preuves de ses activités chrétiennes aux autorités et qui ont dû prouver quelque chose contre lui; et (c) M. Habibi a attribué les détentions et les libérations de sa femme à un manque de documentation pouvant l’incriminer et à l’assistance de ses amis, alors qu’il a indiqué que ces mêmes amis ne seraient pas en mesure de l’aider et qu’il a reconnu que les autorités avaient peut­être détenu sa femme pour l’atteindre lui­même.

[12]           Alors qu’elle évaluait la crainte de persécution des demandeurs, la SPR a demandé pourquoi ils ont dû assister à des séances d’étude de la Bible à Toronto s’ils étaient déjà chrétiens pratiquants en Iran. De plus, la SPR a fait remarquer que bien que Mme Khoshadel ait été accusée de s’être convertie au christianisme, elle n’a pas été arrêtée, ce qui va à l’encontre de l’affirmation de M. Habibi selon laquelle un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui parce que quelqu’un avait dit qu’il distribuait de la documentation chrétienne. Par conséquent, compte tenu des doutes soulevés quant à leur crédibilité, la SPR a conclu que les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment de preuves fiables ou dignes de foi pour établir : (a) qu’ils ont quitté l’Iran parce que les autorités étaient à leur recherche en raison de leur conversion au christianisme; (b) qu’ils ont effectivement été membres d’une église clandestine en Iran; ou (c) qu’ils se sont joints à une église chrétienne au Canada pour pratiquer leur foi, puisqu’il est plus probable qu’ils l’aient fait pour établir le fondement de leur demande d’asile. Par conséquent, la SPR a statué qu’aucun des demandeurs n’est un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et que la protection des réfugiés est refusée à M. Habibi en vertu de l’alinéa 1F a) de la Convention.

III.             Questions en litige

[13]           Bien que les parties aient soulevé diverses questions, la Cour ne doit se pencher que sur trois de celles­ci, à savoir :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  La SPR a­t­elle retenu et appliqué la norme adéquate de complicité à un crime international aux fins de l’alinéa 1F a) de la Convention?

3.                  Était­il déraisonnable que la SPR conclue que la crainte de persécution des demandeurs n’est pas crédible?

IV.             Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[14]           Je suis d’accord avec les demandeurs que l’interprétation qu’a faite la SPR de l’alinéa 1F a) de la Convention doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte. Par conséquent, la Cour ne doit faire preuve d’aucune déférence à l’endroit de son interprétation de la portée de l’alinéa 1F a).

[15]           Dans Hernandez Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, [2014] 2 F.C.R. 224 [Febles], la Cour d’appel fédérale a expliqué comme suit pourquoi l’interprétation qu’a faite la SPR de l’article 1F de la Convention doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte :

[24]      … la présomption habituelle suivant laquelle la norme de contrôle applicable à l’interprétation de leur loi habilitante par les tribunaux administratifs – la norme de la décision raisonnable – ne s’applique pas en l’espèce. L’alinéa 1Fb) est une disposition d’une convention internationale qui doit être interprétée de façon aussi uniforme que possible (voir, par exemple, l’arrêt Jayasekara, au paragraphe 4). Il est plus probable que cet objectif soit atteint par le recours à la norme de la décision correcte qu’à la norme de la décision raisonnable, et c’est donc la norme qui doit être appliquée pour décider si la SPR a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que l’alinéa 1Fb) excluait la prise en compte de la réadaptation de M. Febles depuis sa déclaration de culpabilité et de l’existence d’un danger actuel. De plus, le texte de l’alinéa 1Fb) ne comporte aucune ambiguïté.

[16]           La Cour suprême n’a ni commenté ni expressément soutenu cette résolution lorsqu’elle a renversé la décision rendue par la Cour d’appel dans l’affaire Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 RSC 431.

[17]           Les autres aspects de la décision rendue par la SPR devront faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, particulièrement en ce qui a trait à sa conclusion que la crainte de persécution des demandeurs n’est pas crédible. Par conséquent, la Cour doit se garder d’intervenir si la décision de la SPR est intelligible, transparente et légitime et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Les motifs répondent aux critères établis « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre­Neuve­et­Labrador [Conseil du Trésor], 2011 CSC 62, paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). Il ne rentre pas dans les attributions de la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve présentés à la SPR, et son rôle n’est pas d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada [Citoyenneté et Immigration] c. Khosa, 2009 CSC 12, paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339).

B.                 La SPR a­t­elle retenu et appliqué la norme adéquate de complicité à un crime international aux fins de l’alinéa 1F a) de la Convention?

[18]           Le simple fait que la SPR n’a pas fait référence au critère relatif à la complicité et aux considérations émanant de la décision rendue par la Cour suprême dans Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 (Ezokola) ne rend pas sa décision déraisonnable (voir Aazamyar c. Canada [Citoyenneté et Immigration], 2015 CF 99, paragraphe 36, 249 ACWS [3d] 188). La SPR a pris acte des observations de l’avocat de M. Habibi voulant que pour refuser à son client la protection des réfugiés, on devait faire la preuve qu’il avait personnellement et volontairement contribué de manière significative et consciente à des crimes contre l’humanité ou aux desseins criminels du régime iranien; dans cette mesure au moins, la SPR a prêté une certaine attention au critère relatif à la complicité. En outre, les observations écrites du ministre dirigeaient explicitement la SPR vers Ezokola et, en particulier, vers les six considérations non exhaustives énoncées par la Cour suprême pour l’aider à déterminer si une personne a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation à laquelle cette personne est associée.

[19]           En l’espèce toutefois, même si l’on peut dire que la SPR a compris le critère relatif à la complicité énoncé dans Ezokola, elle l’a appliqué de façon incorrecte et déraisonnable. Elle a fondé l’ensemble de sa décision sur une approche de la complicité qui repose sur la « culpabilité par association », une approche explicitement rejetée dans Ezokola, plutôt que sur le critère de complicité et les considérations qui émanent de l’affaire Ezokola. Par conséquent, pour les motifs qui suivent, l’affaire doit être renvoyée à un membre différent du tribunal de la SPR afin qu’il rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.

[20]           Suivant Ezokola, le critère de complicité exige l’existence de « raisons sérieuses de penser que [la personne] a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis » (paragraphe 29). Le critère de complicité comporte trois conditions : (1) le caractère volontaire de la contribution aux crimes ou au dessein criminel; (2) la contribution significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe; et (3) la contribution consciente aux crimes ou au dessein criminel (paragraphes 86 à 90). Aucune des parties ne laisse entendre que le fait que M. Habibi se soit joint au corps national de police et qu’il y ait travaillé n’est pas volontaire; il a effectivement servi ce corps policier pendant quelque 28 années. Leurs arguments tendent plutôt à déterminer s’il a contribué de manière significative et consciente aux crimes contre l’humanité ou aux desseins criminels du régime révolutionnaire et si le corps national de police était même au courant de tels crimes ou desseins.

[21]           La contribution significative et consciente dépend des faits établis dans chaque affaire. En vue de l’application de ce critère, la Cour suprême a donné les conseils suivants dans Ezokola :

[91]      L’existence de raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis des crimes internationaux dépend des faits de chaque affaire. Dès lors, pour déterminer si les actes d’un individu correspondent à l’actus reus et à la mens rea exigés pour qu’il y ait complicité, plusieurs considérations peuvent se révéler utiles. L’énumération qui suit […] permet de baliser l’analyse visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel :

(i)         la taille et la nature de l’organisation;

(ii)        la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;

(iii)       les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(iv)       le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(v)        la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel); et

(vi)       le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[22]           Dans Ezokola, la Cour suprême indique que ces considérations sont appliquées de manière particulièrement contextuelle, mais qu’elles sont soupesées dans le but principal de « déterminer s’il y a eu une contribution à la fois volontaire, significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel » (paragraphe 92).

[23]           Bien que la SPR n’ait pas explicitement énoncé et abordé en l’espèce les considérations établies dans Ezokola, elle a au moins fait quelques références à plusieurs des considérations précitées. Par exemple, la SPR a bel et bien noté le fait que M. Habibi détenait le grade de lieutenant­colonel dans le corps national de police, ainsi que la manière dont il s’est joint à cette organisation et la possibilité qu’il a eue de la quitter. La SPR a également souligné que M. Habibi a reconnu que le régime a violé les droits de la personne et que le demandeur a exprimé son dégoût à l’égard des actes commis par le gouvernement, sans pour autant essayer de quitter le service gouvernemental.

[24]           Cependant, dans les circonstances en l’espèce, la SPR a fait au mieux une évaluation généralisée de la complicité reprochée à M. Habibi, et on ne peut justifier sa conclusion qu’elle a des raisons sérieuses de penser que M. Habibi a commis un crime en vertu de l’alinéa 1F a) de la Convention. Comme la SPR l’a elle­même reconnu, il n’existe aucune preuve concrète de l’implication directe de M. Habibi dans quelque crime que ce soit ou dans les crimes contre l’humanité qui ont été commis par d’autres agents chargés de l’application de la loi au sein du régime iranien. Dans ces conditions, la SPR aurait clairement dû se donner pour but d’évaluer et d’analyser pleinement et avec transparence la pertinence et le poids des six considérations précitées plutôt que de simplement signifier son accord avec les conclusions du ministre, dans l’ensemble. Le fait que la SPR n’a pas explicitement établi le critère et les considérations de complicité, bien que cela ne constitue pas en soi une erreur fatale dans sa décision, indique fortement que la SPR n’a pas raisonnablement ou adéquatement tenu compte des six considérations précitées, de leur pertinence, ni de leur poids dans la situation de M. Habibi.

[25]           Par exemple, la SPR ne mentionne dans aucun de ces motifs la taille et la nature du corps national de police dans son ensemble ou celles du poste de district où travaillait M. Habibi. La preuve documentaire indique que le corps national de police comptait au milieu des années 1980 quelque 50 000 membres qui menaient à bien les « activités habituelles d’un service de police urbain ». Dans Ezokola, la Cour suprême a indiqué (au paragraphe 94) que la taille d’un groupe peut permettre de se prononcer sur la vraisemblance qu’un demandeur d’asile ait connu ses crimes ou son dessein criminel ou qu’il y ait contribué et que « lorsque celui­ci est multiforme ou hétérogène (par exemple, lorsqu’il exerce à la fois des activités légitimes et des activités criminelles), le lien entre la contribution et le dessein criminel sera plus ténu ». Bien que la SPR n’ait pas mentionné le témoignage de M. Habibi sur ses fonctions et ses activités de policier, elle a conclu qu’il était complice des crimes commis par d’autres organisations du régime révolutionnaire en s’appuyant sur une vague preuve documentaire qui laisse entendre que les membres du corps national de police « collaboraient étroitement » avec les Pasdaran ou les Komiteh et que la coopération entre les Pasdaran et la police était « institutionnalisée ».

[26]           L’utilisation de cette preuve ne pouvant pas être justifiée, elle est par conséquent déraisonnable. En l’espèce, la SPR n’a pas pleinement établi si M. Habibi a personnellement contribué de manière significative et consciente à quelque crime que ce soit ou à un crime contre l’humanité. La SPR a conclu que M. Habibi était associé au corps national de police, lequel était associé en Iran à d’autres organisations d’application de la loi qui ont commis des crimes contre l’humanité. Or, ce raisonnement est problématique en soi. Fondamentalement, la SPR conclut que M. Habibi est coupable par association, c’est­à­dire qu’il est complice des crimes commis parce qu’il était associé au corps national de police, lui­même associé à d’autres organisations d’application de la loi qui ont commis des crimes contre l’humanité. La SPR n’a reçu aucune preuve indiquant que des membres du poste de police du district 8 de Tabriz, plus particulièrement M. Habibi, ont participé à la violation des droits de la personne ou y ont joué un rôle en travaillant avec d’autres organisations d’application de la loi.

C.                 Était­il déraisonnable que la SPR conclue que la crainte de persécution des demandeurs n’est pas crédible?

[27]           La conclusion erronée de la SPR quant à la complicité de M. Habibi suffit en soi pour renvoyer l’affaire à la SPR afin qu’elle rende une nouvelle décision. Il est toutefois nécessaire d’aborder cette dernière question, car le fait que la SPR ait conclu que M. Habibi n’était pas crédible lorsqu’elle évaluait sa présumée complicité a porté atteinte à son évaluation de la crainte de persécution de chacun des demandeurs.

[28]           Il est bien établi que l’on ne peut conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est­à­dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend (Valtchev c. Canada [Ministre de la citoyenneté et de l’immigration] 2001 CFPI 776, paragraphes 7 et 17, 208 R.C.F. 267), et que l’on doit expliquer clairement le raisonnement sur lequel reposent ses conclusions d’invraisemblance (Saeedi c. Canada [Citoyenneté et Immigration], 2013 CF 146, paragraphe 30, [2013] ACF no 173). Voir également Cortes c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 598, paragraphe 19, 242 ACWS (3d) 167.

[29]           La SPR a demandé pourquoi les demandeurs ont dû assister à des séances d’étude de la Bible à Toronto s’ils étaient déjà chrétiens pratiquants en Iran et, pour cette raison, a tiré une inférence défavorable quant à leur réelle pratique du christianisme en Iran. Cette inférence n’est ni justifiable ni raisonnable, car la SPR a ignoré la preuve fournie dans le cartable national de documentation sur l’Iran, lequel indique qu’il peut être raisonnable d’assister à des séances d’étude de la Bible pour une personne qui s’est convertie au christianisme par l’intermédiaire d’une église clandestine en Iran parce qu’il existe différents degrés de connaissance du christianisme pour un converti iranien.

V.                Conclusion

[30]           Pour les motifs précités, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la SPR pour qu’un commissaire différent rende une nouvelle décision conformément à ces motifs. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, alors aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada afin qu’un commissaire différent rende une nouvelle décision conformément aux motifs du présent jugement et qu’aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1615-15

 

INTITULÉ :

MOHAMMADREZA HABIBI ET MALIHEH KHOSHADEL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 DÉCEMBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 FÉVRIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

Pour les demandeurs

 

David Knapp

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats­procureurs

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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