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Date : 20160229


Dossier : T-1266-15

Référence : 2016 CF 254

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 février 2016

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

JACEK MAS

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue le 30 juin 2015 par le juge de la citoyenneté Wojciech Sniegowski (le juge de la citoyenneté), soit l’approbation de la demande de citoyenneté de Jacek Mas (le défendeur) en application du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, R.S.C. 1985, ch. C­29 (la Loi).

[2]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le demandeur) requiert que la décision soit annulée et soutient que le juge de la citoyenneté a commis une erreur de fait et de droit en accordant la citoyenneté au défendeur.

I.                   Les faits

[3]               Le défendeur est citoyen polonais. Il est arrivé au Canada en janvier 2000. En février 2001, il s’est vu accorder le statut de réfugié.

[4]               Le 5 juillet 2010 (et non le 10 juillet 2010, comme il est mentionné dans les motifs du juge de la citoyenneté), le défendeur a présenté une demande de citoyenneté canadienne. La période de référence, aux termes de l’alinéa 5(1)c) de la Loi, s’échelonnait donc du 5 juillet 2006 au 5 juillet 2010.

[5]               Après avoir soumis un Questionnaire sur la résidence, le défendeur a comparu devant le juge de la citoyenneté K. McMillan, en février 2015. Après l’audience, le défendeur s’est vu demander des documents supplémentaires. Son dossier a ensuite été transféré au juge de la citoyenneté Sniegowski.

[6]               Avant l’audience, le juge de la citoyenneté a reçu le gabarit pour la préparation et l’analyse du dossier des mains d’un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Le document faisait état de plusieurs préoccupations liées à la demande de citoyenneté du défendeur :

a)             Le 21 février 2011, le défendeur est arrivé à Toronto en possession d’un document de voyage et de sa carte de résident permanent. Cependant, il n’avait ni billet d’avion ni tampon de voyage indiquant où il avait été.

b)             On soupçonnait le défendeur de posséder un autre passeport qu’il utilisait pour voyager en Pologne.

c)             La demande de citoyenneté précédente du défendeur, datée du 7 décembre 2006, a été refusée parce qu’il n’a pas établi sa résidence et qu’il n’a pas réussi le test de connaissances.

d)            Le défendeur n’a pas fourni de document de voyage visant la période qui s’échelonne du 25 octobre 2009 au 5 juillet 2010.

e)             Le défendeur a fourni des copies incomplètes de ses documents de voyage canadiens.

f)              Le défendeur n’a pas présenté de copie de son passeport polonais.

g)             Précédemment, le défendeur a déclaré qu’il était résident permanent de la Pologne lorsqu’il est entré au Canada.

h)             Le défendeur comptait trois absences du Canada non déclarées.

i)               Le défendeur n’a pas fourni de document prouvant sa résidence au Canada ni d’avis de cotisation pour 2006 et 2007.

[7]               Lors de l’audience devant le juge de la citoyenneté McMillan, nombre des préoccupations de l’agent de CIC ont été soulevées et consignées comme suit dans les notes du juge :

a)                       En 2008, le défendeur a déclaré qu’il était résident de la Pologne lorsqu’il est entré au Canada (il affirme toutefois qu’il s’agit là d’un malentendu).

b)                      Le défendeur a expliqué de façon incohérente l’écart de neuf mois concernant ses documents de voyage : il a d’abord indiqué qu’il n’avait pas d’autre document de voyage, puis a laissé entendre qu’il avait renvoyé le document en question pour bénéficier d’une prolongation.

c)                       Le défendeur a admis qu’il possédait un passeport polonais qu’il n’avait pas présenté au juge, ce pour quoi il n’a donné aucune raison.

d)                      D’abord, le défendeur a expliqué que sa famille ne lui avait pas rendu visite au Canada; il a ensuite changé sa réponse en expliquant que ses filles lui avaient rendu visite en 2008, selon lui.

e)                       Le défendeur a donné des réponses floues concernant ses voyages en Allemagne. Il n’a pas mentionné qu’il avait vu sa famille lors de ces voyages, mais plutôt qu’il s’agissait de voyages d’affaires. Cependant, il n’a pas pu fourni de documents d’affaires liés à ces voyages.

II.                Décisions en appel

[8]               Dans ses motifs, le juge de la citoyenneté Sniegowski a souligné que le défendeur avait déclaré 1 375 jours de présence au Canada et 85 jours d’absence, ce qui totalise 1 460 jours au cours de la période visée. Il a examiné les observations de l’agent de CIC et, en se penchant sur les préoccupations, a fait remarquer ce qui suit :

a)                       Lors de l’audience, le défendeur a présenté un document de voyage canadien, et les absences qu’il a déclarées ont été vérifiées.

b)                      Pour expliquer ses absences non déclarées, il a indiqué qu’il ne pensait pas qu’il devait déclarer de brefs voyages aux États­Unis. Il a ajouté qu’il ne savait pas pourquoi les autorités allemandes n’avaient pas tamponné son document de voyage, et que son séjour avait été prolongé en raison de cendres volcaniques qui provenaient de l’Islande et qui rendaient les vols non sécuritaires.

c)                       L’intimé n’avait pas de document relatif à sa résidence puisqu’il vivait avec son frère et ne payait pas de loyer.

d)                      Des documents supplémentaires ont été fournis, dont les avis de cotisation manquants.

e)                       Le défendeur consulte rarement son médecin.

f)                       Il n’a pas de liens avec la communauté étant donné qu’il travaille durant de longues heures, six à sept jours par semaine.

g)                      À la lumière du témoignage qu’a présenté le défendeur lors de l’audience, témoignage que le juge de la citoyenneté Sniegowski a trouvé logique et complet, et des documents supplémentaires qu’il a fournis, le juge de la citoyenneté estime que le défendeur a fait un compte rendu précis de sa présence au Canada.

[9]               Selon le témoignage du défendeur, et en appliquant le critère du comptage strict des jours de résidence établi par le juge Muldoon dans l’arrêt Pourghasemi (Re), [1993] F.C.J. nº 232, le juge de la citoyenneté est convaincu que le défendeur a demeuré au Canada pendant le nombre de jours qu’il a déclarés et, par conséquent, qu’il satisfait à l’obligation de résidence.

III.             Question en litige

[10]           En l’espèce, la seule question débattue consistait à savoir si le juge de la citoyenneté avait donné des raisons suffisantes pour expliquer sa décision.

IV.             Dispositions législatives pertinentes

[11]           L’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, tel qu’il était formulé à la date où l’intimé a présenté sa demande de citoyenneté canadienne, prévoit ce qui suit :

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who:

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante:

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) un demi­jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent.

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

[…]

[…]

 

V.                La norme de contrôle applicable

[12]           La norme de contrôle en ce qui concerne les raisons insuffisantes repose sur le caractère raisonnable :

La cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable se demande si la décision contestée possède les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Empreinte de déférence, la norme de la raisonnabilité commande le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que le respect des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien.

Dunsmuir c. Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir)

VI.             Analyse

[13]           À la lumière des éléments de preuve au dossier, des arguments des parties et de la jurisprudence applicable, j’estime déraisonnable la décision du juge de la citoyenneté étant donné que les motifs sont insuffisants selon la norme de l’arrêt Dunsmuir.

[14]           Dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Jeizan, 2010 CF 323, au paragraphe 17, le juge de Montigny a décrit comme suit la norme se rapportant aux motifs des décisions dans le contexte des juges de la citoyenneté :

Une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu’ils disent pourquoi c’est cette décision­là qui a été rendue. Une décision bien motivée atteste une compréhension des points soulevés par la preuve, elle permet à l’intéressé de comprendre pourquoi c’est cette décision­là qui a été rendue, et elle permet à la cour siégeant en contrôle judiciaire de dire si la décision est ou non valide [renvois omis].

[15]           De la même façon, dans le récent arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Safi, 2014 CF 947, au paragraphe 56, la juge Kane cite ainsi le juge Boivin dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Raphaël, 2012 CF 1039 :

[56]      Les remarques que l’on trouve dans la partie réservée aux motifs dans la présente affaire me placent dans la même situation que le juge Boivin (alors juge à la Cour fédérale) dans le jugement Raphaël, étant donné que je ne suis pas en mesure de comprendre quels sont les motifs ou les facteurs pertinents qui ont amené le juge de la citoyenneté à être convaincu que M. Safi satisfaisait au critère de résidence. Ainsi que le juge Boivin l’a fait observer au paragraphe 28 :

[28]      Il n’appartient pas à cette Cour d’analyser de nouveau les preuves soumises par la défenderesse. Cela étant, la Cour ne peut que constater que plusieurs lacunes dans la preuve ne semblent pas avoir été considérées ou analysées par le juge de la citoyenneté (Abou­Zahra, Al Showaiter, précité). Contrairement à l’argument de la défenderesse, la Cour n’est pas en mesure de comprendre le raisonnement du juge de la citoyenneté à la simple lecture des motifs et des notes et de saisir quels sont les documents ou les facteurs pertinents qui ont convaincu ce dernier que la défenderesse satisfait aux critères de résidence (Saad, précité). En fait, la défenderesse demande ni plus ni moins à cette Cour d’inférer le raisonnement du juge de la citoyenneté. La défenderesse n’a pas convaincu cette Cour que la décision du juge de la citoyenneté appartient aux issues possibles acceptables eu égard au fait et au droit.

[16]           Je partage l’avis, décrit plus haut, des juges Kane et Boivin. En effet, je ne peux comprendre les motifs du juge de la citoyenneté ou les facteurs pertinents qui l’ont convaincu que le défendeur avait satisfait au critère de résidence alors que plusieurs écarts importants dans les éléments de preuve n’ont pas été pris en compte, écarts qui ont été soulevés par le juge de la citoyenneté McMillan, mais qui n’ont pas été examinés par le juge de la citoyenneté Sniegowski.

[17]           De ces préoccupations, la plus importante est l’absence de référence au passeport polonais manquant. Le juge de la citoyenneté McMillan a souligné que le défendeur n’avait pas fourni ce document et qu’il n’avait aucunement expliqué son absence.

[18]           Selon moi, le juge de la citoyenneté Sniegowski devait se pencher sur le fait que le défendeur n’a pas fourni son passeport polonais, ce qu’il a reconnu avoir fait, lorsqu’il était résident permanent de la Pologne et que des membres de sa famille y vivaient. Qui plus est, le juge de la citoyenneté McMillan a lui aussi souligné ce fait, et on se serait attendu à ce que le défendeur déploie tous les efforts nécessaires pour fournir son passeport ou expliquer pourquoi celui­ci ne figurait pas parmi les documents supplémentaires remis au juge de la citoyenneté Sniegowski.

[19]           De même, le défendeur n’a pu présenter qu’une copie incomplète du document de voyage canadien officiel; ainsi, une période d’environ neuf mois s’inscrivant dans la période visée de quatre ans n’a pu être prise en considération. Comme le juge de la citoyenneté Sniegowski accepte les déclarations du défendeur concernant le peu de liens qu’il entretient au Canada, l’absence de documents sur sa résidence et ses absences non déclarées, et comme il existe d’autres incohérences dans le témoignage du défendeur, le juge de la citoyenneté doit prendre en compte le fait que les écarts dans les éléments de preuve liés à la résidence n’ont pas été examinés.

[20]           Puisque la Cour n’est pas en mesure de comprendre le raisonnement du juge de la citoyenneté et les facteurs ou les documents pertinents qui l’ont convaincu que le défendeur avait satisfait au critère de résidence, elle conclut que le processus décisionnel n’est pas suffisamment justifiable, intelligible et transparent pour déterminer si la conclusion fait partie des résultats possibles raisonnables.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      L’appel est accueilli, et la demande de citoyenneté de M. Mas doit être réévaluée.

2.      Aucuns dépens ne sont accordés.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1266-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. JACEK MAS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 février 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 février 2016

 

COMPARUTIONS :

David Knapp

Pour le demandeur

 

Jacek Mas

Pour le défendeur

(EN SON PROPRE NOM)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

EN BLANC/ BLANK

Pour le défendeur

(EN SON PROPRE NOM)

 

 

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