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Date : 20160304


Dossiers : IMM-3933-15

IMM-3934-15

Référence : 2016 CF 272

Ottawa (Ontario), le 4 mars 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

Dossier : IMM-3933-15

ENTRE :

EMMANUELLA NTAKIRUTIMANA

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

Dossier : IMM-3934-15

ET ENTRE :

AIMABLE TUYSIENGE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs dans chacun de ces deux dossiers sont frère (Aimable) et sœur (Emmanuella).  Ils sont originaires du Rwanda et se pourvoient en contrôle judiciaire d'une décision d’un agent de visas en poste au Haut-Commissariat du Canada en Afrique du Sud (l’Agent), prise aux termes du paragraphe 139(1) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), leur refusant leur demande de résidence permanente en tant que membres de la catégorie des réfugiés outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées, outre-frontières, à titre humanitaire.  Cette décision a été rendue le 26 juin 2015 aux termes d’une entrevue à laquelle ils étaient tous les deux présents.

[2]  Compte tenu de la parenté factuelle et de la similarité des questions que soulèvent ces deux dossiers, j’en disposerai dans un seul jugement, lequel sera déposé dans chacun desdits dossiers.

[3]  Les demandeurs ont quitté le Rwanda pour l’Afrique du Sud en mai 2010, à deux semaines d’intervalle, pour assister à la Coupe du monde de soccer qui s’y déroulait alors.  Ils étaient tous les deux munis d’un visa de visiteurs.  Peu après, soit en juin 2010, les autorités sud-africaines leur reconnaissaient le statut de réfugié.  Ils allèguent vouloir immigrer au Canada parce qu’ils ne se sentent plus en sécurité en Afrique du Sud en raison de la xénophobie qui y sévit et parce que la protection qui découle de leur statut de réfugié n’est que temporaire.

[4]  L’Agent a déterminé que les demandeurs n’étaient pas admissibles à un visa de résident permanent aux termes du paragraphe 139(1) du Règlement au motif qu’ils disposaient d’une solution durable en Afrique du Sud du fait (i) qu’ils y résident depuis cinq ans déjà; (ii) qu’ils y jouissent du statut de réfugié, ce qui leur procure à toutes fins utiles les mêmes droits et avantages qu’un résident permanent (accès aux soins de santé du régime public et aux services sociaux, droit d’y étudier et d’y travailler et droit à la mobilité); (iii) qu’en fait, Aimable y étudie et Emmanuella y travaille; et (iv) qu’ils sont tous deux susceptibles d’obtenir le statut de résident permanent dans ce pays.

[5]  L’Agent s’est aussi dit satisfait, en marge des craintes exprimées par les demandeurs quant à leur sécurité personnelle, que la violence et la xénophobie qui sévissent en Afrique du Sud affectent tous les Sud-Africains, que des mesures ont été déployées par les autorités pour lutter promptement contre ce problème, qu’au même titre que tous les Sud-Africains, la protection de l’État leur était accessible et que par conséquent, la perspective d’une solution durable dans ce pays ne s’en trouvait pas compromise.

[6]  Les demandeurs estiment que l’Agent a rendu une décision déraisonnable et contraire aux principes de l’équité procédurale en omettant de considérer la précarité de leur statut de réfugié en Afrique du Sud, lequel est toujours sujet à renouvellement et dont le caractère définitif ne peut être acquis que sur certification d’une instance administrative créée par la loi sud-africaine sur la protection des réfugiés (le « Standing Committee »), certification qu’ils n’ont toujours pas obtenue.  Ils estiment que ladite décision est d’autant plus erronée qu’au moment où celle-ci a été prise, le statut de réfugié d’Aimable était expiré et n’avait toujours pas été renouvelé par les autorités sud-africaines alors que celui d’Emmanuelle allait expirer en septembre 2015 sans qu’il n’y ait d’indications qu’il serait renouvelé.

[7]  Les demandeurs ne font par ailleurs valoir aucun argument à l’encontre des conclusions qu’a tirées l’Agent en lien avec l’allégation qu’ils ne se sentent plus en sécurité en Afrique du Sud.

[8]  La question de savoir si celui ou celle qui fait une demande aux termes du paragraphe 139(1) du Règlement a une possibilité raisonnable de solution durable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada en est une mixte de fait et de droit et commande l’application de la norme de la raisonnabilité (Barud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1152, au para 12, 442 FTR 123 [Barud]; Dusabimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1238, au para 20 [Dusabimana]; Mushimiyimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1124, au para 21[Mushimiyimana]; Qurbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 127, au para 8; Kamara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 785, au para 19).  Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par l’Agent et n’interviendra, en conséquence, que si celles-ci, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 47).

[9]  Les demandeurs ne m’ont pas convaincu qu’il y a lieu, ici, d’intervenir.  Ils ne m’ont pas convaincu non plus que ce qu’ils reprochent à l’Agent relève de la sphère de l’équité procédurale.  L’omission de tenir compte d’une preuve matérielle, si tant est qu’une telle omission soit établie, engage la raisonnabilité de la décision, et non son caractère équitable sur le plan procédural, tel qu’en fait foi, notamment, l’article 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985) ch. F-7, lequel délimite le pouvoir d’intervention de la Cour en matière de contrôle judiciaire (voir aussi Persaud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 274, au para 7, 406 FTR 42; Rivera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 814, au para 46, 351 FTR 267; Murillo c Canada (Citoyenneté et Immigration),2010 CF 514, au para 12).

[10]  Le paragraphe 139(1) du Règlement se lit comme suit :

139 (1) Un visa de résident permanent est délivré à l’étranger qui a besoin de protection et aux membres de sa famille qui l’accompagnent si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

139 (1) A permanent resident visa shall be issued to a foreign national in need of refugee protection, and their accompanying family members, if following an examination it is established that

a) l’étranger se trouve hors du Canada;

(a) the foreign national is outside Canada ;

b) il a fait une demande de visa de résident permanent au titre de la présente section conformément aux alinéas 10(1)a) à c) et (2)c.1) à d) et aux articles 140.1 à 140.3;

(b) the foreign national has submitted an application for a permanent resident visa under this Division in accordance with paragraphs 10(1)(a) to (c) and (2)(c.1) to (d) and sections 140.1 to 140.3;

c) il cherche à entrer au Canada pour s’y établir en permanence;

(c) the foreign national is seeking to come to Canada to establish permanent residence;

d) aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada, à savoir :

(d) the foreign national is a person in respect of whom there is no reasonable prospect, within a reasonable period, of a durable solution in a country other than Canada , namely

(i) soit le rapatriement volontaire ou la réinstallation dans le pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle,

(i) voluntary repatriation or resettlement in their country of nationality or habitual residence, or

(ii) soit la réinstallation ou une offre de réinstallation dans un autre pays;

(ii) resettlement or an offer of resettlement in another country;

e) il fait partie d’une catégorie établie dans la présente section;

(e) the foreign national is a member of one of the classes prescribed by this Division;

f) selon le cas :

(f) one of the following is the case, namely

(i) la demande de parrainage du répondant à l’égard de l’étranger et des membres de sa famille visés par la demande de protection a été accueillie au titre du présent règlement,

(i) the sponsor's sponsorship application for the foreign national and their family members included in the application for protection has been approved under these Regulations,

(ii) s’agissant de l’étranger qui appartient à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, une aide financière publique est disponible au Canada, au titre d’un programme d’aide, pour la réinstallation de l’étranger et des membres de sa famille visés par la demande de protection,

(ii) in the case of a member of the Convention refugee abroad class, financial assistance in the form of funds from a governmental resettlement assistance program is available in Canada for the foreign national and their family members included in the application for protection, or

(iii) il possède les ressources financières nécessaires pour subvenir à ses besoins et à ceux des membres de sa famille visés par la demande de protection, y compris leur logement et leur réinstallation au Canada;

(iii) the foreign national has sufficient financial resources to provide for the lodging, care and maintenance, and for the resettlement in Canada , of themself and their family members included in the application for protection;

[...]

[...]

[11]  Il est bien établi qu’il incombait aux demandeurs de convaincre l’Agent, pour que leur demande de résidence permanente au Canada en tant que membres de la catégorie des réfugiés outre-frontières ou des personnes protégées, outre-frontières, à titre humanitaire, soit reçue, qu’ils ne disposent, en Afrique du Sud, d’aucune possibilité raisonnable de solution durable réalisable dans un délai raisonnable (Dusabimana, précité au para 54; Salimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 872, au para 7; Mushimiyimana, précité au para 20).  Ce fardeau est exigeant.

[12]  Il est bien établi également que la question de savoir si celui ou celle qui fait une demande aux termes du paragraphe 139(1) du Règlement dispose d’une possibilité raisonnable de solution durable dans un pays autre que le Canada nécessite une évaluation prospective de sa situation personnelle et de la situation de son pays de résidence (Barud, précité aux para 12-15).  C’est précisément ce qu’a fait l’Agent en l’espèce.

[13]  Comme l’a noté l’Agent, les demandeurs sont réinstallés en Afrique du Sud depuis le printemps 2010 et jouissent, depuis ce temps, à titre de réfugiés, de tous les avantages liés au statut de résident permanent dans ce pays.  L’un y étudie, l’autre y travaille.  Ils ont aussi accès au régime public de soins de santé et de services sociaux et bénéficient d’un droit de mobilité.

[14]  Il est vrai que le statut de réfugié des demandeurs doit être renouvelé périodiquement.  Toutefois, je n’ai aucune preuve devant moi qu’il y a risque qu’ils soient refoulés au Rwanda, que leur statut ne soit pas – ou n’a pas été – renouvelé ou encore que des gens dans la même situation qu’eux se voient, après un certain temps, systématiquement refouler dans leur pays d’origine.  D’ailleurs, l’Afrique du Sud est un pays signataire de la Convention sur les réfugiés et le principe du non-refoulement est inscrit dans sa législation.

[15]  Il n’y pas davantage de preuve au dossier pouvant éclairer la Cour sur la procédure de certification du statut de réfugié en Afrique du Sud, s’il en existe une, ou sur le fait que les demandeurs y ont eu recours ou non.  La Cour note aussi que rien au dossier n’indique si les demandeurs ont produit une demande de résidence permanente auprès des autorités sud-africaines.  Cela s’explique peut-être du fait que selon les extraits de la législation sud-africaine produite en preuve, la résidence permanente ne peut être acquise qu’après cinq ans de résidence continue en sol sud-africain.  Au moment où l’Agent rendait sa décision, cette période préalable de résidence venait à peine, selon toute vraisemblance, d’être acquise.  Dans ce contexte, on ne peut reprocher à l’Agent d’avoir jugé que le statut de résident permanent demeurait à la portée des demandeurs.

[16]  Quoi qu’il en soit, comme en matière de protection de l’État, la solution offerte par le pays tiers n’a certes pas à être parfaite (Meci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 892, au para 27; Glasgow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1229, au para 36; Riczu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 888, au para 9); il suffit, aux termes du paragraphe 139(1), qu’elle soit durable.  La Cour a déjà conclu qu’une personne bénéficiant du statut de réfugié en Afrique du Sud disposait d’une possibilité raisonnable de solution durable là-bas, au sens du paragraphe 139(1) du Règlement, même si elle avait été victime d’un crime dans le passé (Barud, précité au para 15).  Je ne vois pas de raisons de conclure autrement en l’espèce.  Le caractère non définitif du statut de réfugié des demandeurs ne saurait en soi, à la lumière de leur degré de réinstallation en Afrique du Sud et des possibilités qui s’offrent toujours à eux d’accéder à un statut juridique définitif dans ce pays, soit comme réfugié, soit comme résident permanent, justifier une conclusion contraire.  Comme l’a noté l’Agent, « there is a clear path to permanent residence » pour les demandeurs et je n’ai pas de preuve devant moi, preuve que se devaient d’apporter les demandeurs, que cette conclusion, au moment où l’Agent l’a tirée, était erronée ou que les choses ont depuis évolué dans un sens contraire.

[17]  Bien que les demandeurs auraient semble-t-il souhaiter que ce volet de l’analyse ressorte plus clairement de la décision de l’Agent, il me paraît suffisamment intelligible pour satisfaire aux exigences de la raisonnabilité.  La Cour rappelle que les motifs à l’appui d’une décision d’un décideur administratif n’ont pas à être parfaits (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 18, [2011] 3 RCS 708).  Du reste, dans la mesure où les demandeurs se plaignent maintenant que l’Agent n’a pas abordé spécifiquement la question de la certification de leur statut de réfugié, la Cour est satisfaite que cet argument, comme le fait remarquer le défendeur, n’a jamais été soulevé comme tel devant l’Agent.

[18]  En somme, l’Agent a exposé fidèlement la situation des demandeurs et a tenu compte de la situation en Afrique du Sud et des efforts déployés par l’État pour endiguer les problèmes de criminalité et de xénophobie auxquels ce pays est confronté.  Dans la perspective d’un examen prospectif de la preuve au dossier, je ne peux conclure que l’Agent, en statuant que les demandeurs n’ont pas rencontré le fardeau qui était le leur de démontrer qu’ils ne disposaient, en Afrique du Sud, d’aucune chance raisonnable de solution durable, a tiré une conclusion déraisonnable, c'est-à-dire une conclusion se situant hors du champ des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).

[19]  Comme le note le défendeur, il semble que les demandeurs ne souhaitent plus demeurer en Afrique du Sud en raison des conditions générales prévalant dans le pays et parce qu’ils espèrent trouver de meilleurs emplois au Canada où vit déjà leur autre sœur.  Or, il ne s’ensuit pas, comme le souligne le défendeur, qu’il n’existe aucune solution durable pour eux en Afrique du Sud.

[20]  Dans l’affaire Mohamed v Canada (Minister of Citizenship & Immigration), 127 FTR 241, 70 ACWS (3d) 691, le juge Marshall Rothstein, alors de cette Cour, rappelait que l’objet véritable de la Convention de Genève est d’aider les personnes qui ont besoin de protection et non de venir en aide à celles qui souhaitent demander asile dans un pays de préférence à un autre et soulignait l’importance d’interpréter la législation canadienne en matière de protection des réfugiés en tenant compte de cet objet véritable.  J’estime, avec égards, que ce rappel est fort à propos dans les circonstances de la présente affaire.

[21]  La demande de contrôle judiciaire de chaque demandeur sera donc rejetée.  Les procureurs des parties ont convenu qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à certifier une question pour la Cour d’appel fédérale.  Je suis du même avis.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers IMM-3933-15 et IMM-3934-15 sont rejetées;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3933-15

INTITULÉ :

EMMANUELLA NTAKIRUTIMANA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM-3934-15

INTITULÉ :

AIMABLE TUYSIENGE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 février 2016

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 4 mars 2016

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

Pour lES partieS demanderesseS

(IMM-3933-15 et IMM-3934-15)

Me Suzon Létourneau

Pour lES partieS défenderesseS

(IMM-3933-15 et IMM-3934-15)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauchemin Brisson Avocats

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour lES partieS demanderesseS

(IMM-3933-15 et IMM-3934-15)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lES partieS défenderesseS

(IMM-3933-15 et IMM-3934-15)

 

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