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Date : 20160304


Dossiers : IMM­1221­15

IMM­1222­15

IMM­1223­15

Référence : 2016 CF 273

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mars 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

Dossier : IMM­1221­15

ENTRE :

LAYTH AHMED JASIM AL­ANBAGI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM­1222­15

ET ENTRE :

SUAD AHMED JASIM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM­1223­15

ET ENTRE :

ZAINAB LAYTH AHMED AL­ANBAGI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit de trois demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), qui vise à annuler trois décisions distinctes, mais liées d’une agente des visas (l’agente), datées du 2 décembre 2014, rejetant les demandes de résidence permanente présentées par les demandeurs à titre de membres de la catégorie de réfugié au sens de la Convention outre­frontières en vertu de l’alinéa 139(1)d) du Règlement sur la protection sur l’immigration et des réfugiés, DORS/2002­227 (le Règlement).

[2]               Étant donné que des faits et des questions semblables s’appliquent à ces trois demandes de contrôle judiciaire, elles seront traitées ensemble dans la présente décision.

II.                Contexte

[3]               M. Layth Ahmed Jasim Al­Anbagi (le demandeur principal), sa femme, ses deux filles et sa sœur cherchent refuge au Canada à titre de membres de la catégorie de réfugié au sens de la Convention outre­frontières. Ils ont déposé leurs demandes de visa de résidence permanente en juillet 2013 en trois demandes distinctes, celle (i) du demandeur principal, laquelle comprend son épouse (Izdihar) et sa plus jeune fille (Zahraa) (Dossier  IMM­1221­15); celle de (ii) Suad Ahmed Jasim (Suad), la sœur aveugle et analphabète du demandeur principal (Dossier IMM­1222­15) et celle de (iii) Zainab Layth Ahmed Al­Anbagi (Zainab), la fille aînée du demandeur principal (Dossier IMM­1223­15) (collectivement, les demandeurs).

[4]               Le demandeur principal est né en Iraq et a travaillé comme ingénieur civil pour le gouvernement iraquien. D’avril 2003 à octobre 2004, il a prétendument travaillé pour l’armée américaine à titre d’entrepreneur civil pour aider à reconstruire la ville de Bagdad. En raison de sa participation avec l’armée américaine, son nom a été inscrit sur une liste de personnes à abattre, ce qui le place, ainsi que sa famille, à risque de représailles par Al­Qaïda et d’autres insurgés en Iraq.

[5]               Un soir d’octobre 2004, alors que les demandeurs se rendaient chez eux, des coups de feu ont été tirés sur leur voiture. Peu après, la personne surveillant la maison du demandeur a été abattue pendant qu’elle gardait la maison et des attentats contre la vie des frères du demandeur principal ont été perpétrés. À la suite de ces événements, les demandeurs se sont enfuis d’Iraq et résident en Jordanie depuis.

[6]               Le demandeur principal et un partenaire dirigent maintenant une entreprise de fournitures médicales qui a un bureau en Jordanie et des liens commerciaux avec l’Iraq. Le demandeur principal effectue parfois des voyages d’affaires en Iraq. Au moment où la décision de l’agente a été rendue, sa plus jeune fille, Zahraa, venait d’obtenir son diplôme d’études secondaires et sa fille aînée, Zainab, travaillait illégalement pour un cabinet d’architectes.

[7]               Le 27 août 2014, le demandeur principal, son épouse et ses deux filles ont eu un entretien avec l’agente à Amman, en Jordanie, qui a évalué leurs demandes de visa de résidence permanente au Canada. La sœur du demandeur principal n’était pas présente pour cet entretien.

[8]               L’agente a trouvé que le demandeur principal, son épouse et ses deux filles n’étaient pas membres de la catégorie de réfugié au sens de la Convention outre­frontières en vertu de l’alinéa 139(1)d) du Règlement puisqu’ils ont une solution durable en Jordanie. Lors du refus de la demande du demandeur principal, l’agente a mentionné ce qui suit : [traduction]

Vous êtes en mesure de vous prévaloir de la protection en Jordanie. Vous êtes installé en Jordanie depuis près de dix ans et vous y avez le statut légal de résident. Vous êtes installé puisque vous exploitez une entreprise ayant un bureau en Jordanie et que vous avez des liens en Iraq; votre famille et vous voyagez à l’international, incluant dans des pays ayant des exigences en matière de visa; vos enfants fréquentent des établissements d’enseignements de haute qualité en Jordanie. Vous avez mentionné avoir peur d’être ciblés en tant que Chiites par les Sunnites jordaniens si la monarchie chute; cependant, la Jordanie est présentement stable et la possibilité que le royaume soit remplacé par le sectarisme est faible. Je remarque que vous vous sentez en sécurité ici au point d’avoir laissé votre enregistrement auprès du HCR, et l’accès aux services de protection qu’il comporte, expirer.

[9]               L’agente a fait des découvertes semblables, si non identiques, à l’égard des demandes déposées par Zainab et Suad. Dans le cas de Suad, l’agente a également découvert qu’elle continue d’habiter à temps partiel en Iraq avec l’un de ses frères et que, par conséquent, elle ne s’est pas enfuie de l’Iraq et n’a pas peur d’y retourner. L’agente a donc déterminé que Suad n’est pas membre de la catégorie de réfugié au sens de la Convention outre­frontières.

[10]           Les demandeurs affirment que la découverte par l’agent d’une solution durable en Jordanie sous la forme d’une intégration locale est déraisonnable puisque les droits minimaux dont ils jouissent en Jordanie sont précaires. Premièrement, le séjour des demandeurs en Jordanie est conditionnel à la capacité du demandeur principal de renouveler chaque année son permis de résidence temporaire d’un an. Le renouvellement du statut de résident temporaire en Jordanie dépend très fortement de la capacité d’une personne à contribuer à l’économie. Par conséquent, si l’entreprise du demandeur principal devait éprouver des difficultés, il ne serait pas en mesure de renouveler son statut de résidence temporaire. De plus, les demandeurs soutiennent que le demandeur principal ne peut pas exercer sa profession d’ingénieur en Jordanie et que sa fille Zainab ne peut pas y travailler légalement. Les demandeurs prétendent également qu’ils ne sont pas à l’abri du refoulement si leur statut temporaire n’est pas prolongé. Pour ces motifs, la Jordanie offre à la famille une « sécurité temporaire » plutôt qu’une solution durable.

[11]           Les demandeurs prétendent également que l’historique des déplacements du demandeur principal vers des pays à proximité de la Jordanie à l’aide de son passeport iraquien ne constitue pas un facteur pertinent pour la présomption de l’existence d’une solution durable en vertu de l’OP 5 ­ Sélection et traitement à l’étranger des cas de réfugiés au sens de la Convention outre­frontières et de personnes protégées à titre humanitaire outre­frontières (Manuel OP 5) de Citoyenneté et Immigration Canada. Le demandeur affirme également que ces déplacements étaient nécessaires pour soutenir les activités de son entreprise en Jordanie.

[12]           Au sujet de l’expiration de leur statut auprès du Haut­Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR), les demandeurs allèguent que l’agente a erré lorsqu’elle a supposé que l’expiration du statut indique que les demandeurs se sentent en sécurité en Jordanie et qu’elle suggère qu’ils ont laissé leur statut de réfugié au HCR expirer depuis qu’ils ont amorcé le processus pour être parrainés au Canada.

[13]           En ce qui concerne le rejet de la demande de Suad par l’agente, les demandeurs prétendent qu’il est essentiel que Suad reste avec sa famille pour des motifs humanitaires puisqu’elle est intégrée à leur famille et qu’elle dépend complètement d’eux. Les demandeurs affirment que malgré le fait que Suad ait effectué des déplacements fréquents en Iraq pour visiter ses frères et sœurs, ces déplacements étaient de courte durée et elle restait à l’intérieur. Les demandeurs affirment également que Suad n’a pas eu l’occasion de réfuter l’affirmation de l’agente à l’effet qu’elle ne craint pas pour sa sécurité en Iraq.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[14]           Dans le présent contrôle judiciaire, la question est de savoir si l’agente a commis une erreur susceptible de révision au sens de l’article 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, h. F­7 lors de sa décision stipulant que les demandeurs ont une chance raisonnable de trouver une solution durable en Jordanie dans un délai raisonnable.

[15]           La question de savoir si les demandeurs ont une solution durable de réinstallation en Jordanie est clairement une question de faits et de droit et est, par conséquent, sujette à une révision en vertu de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 53 [Dunsmuir]; Mushimiyimana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1124, au paragraphe 21 [Mushimiyimana]). Comme il est bien établi, cette norme porte sur « la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

IV.             Analyse

[16]           En vertu de l’article 139 du Règlement, un agent des visas ne peut pas délivrer un visa de résident permanent à un étranger si celui­ci a une chance raisonnable de trouver une solution durable, soit par l’entremise d’un rapatriement ou d’une réinstallation volontaire, dans un délai raisonnable dans un autre pays que le Canada. Cette évaluation est prospective et il incombe au demandeur de visa d’établir qu’aucune chance raisonnable n’existe de trouver une telle solution (Barud c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1152, au paragraphe 15 [Barud]; Dusabimina c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1238, au paragraphe 54).

[17]           À Barud, la Cour, précisant qu’il n’existe pas une définition précise pour l’expression « solution durable », a mentionné que la question à laquelle il faut répondre dans un tel cas est de savoir si l’agent des visas a raisonnablement conclu que l’étranger, en s’appuyant sur une évaluation de ses circonstances personnelles et des conditions dans le pays de résidence de la personne, a une solution durable dans un autre pays que le Canada (Barud, aux paragraphes 3 et 12). Une telle analyse dépend grandement des faits de chaque cas (Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49, au paragraphe 79, [2004] 3 RCF 195 [Ha]).

[18]           En l’absence d’une définition précise de ce qu’est une solution durable, les deux parties se sont fiées au Manuel OP 5 pour leur servir de guide afin de déterminer si l’agente a raisonnablement conclu qu’une solution durable existe pour les demandeurs en Jordanie. Comme cela est bien établi, de telles lignes directrices n’ont pas force de loi, et conséquemment, elles ne sont pas contraignantes pour le ministre ou ses agents et elles ne limitent pas le pouvoir discrétionnaire d’un agent des visas (Lee c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1152, au paragraphe 29; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125; Vaguedano Alvarez c. Canada, (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 667, au paragraphe 35).

[19]           Au même moment, il est depuis longtemps établi que l’interprétation législative nécessite l’examen du sens ordinaire des mots utilisés, de même que le contexte législatif, l’objectif et l’intention du législateur (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, au paragraphe 10, [2005] 2 R.C.S. 601; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Patel, 2011 FAC 187, au paragraphe 32). Dans le cas récent de Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a rappelé, que bien qu’elles ne soient pas contraignantes ni prévues pour être exhaustives ou restrictives, les lignes directrices ministérielles formulées pour aider les agents d’immigration sont utiles pour indiquer ce qui constitue une interprétation raisonnable d’une disposition donnée de la Loi (Kanthasamy, au paragraphe 32). Par conséquent, le Manuel OP 5 peut, dans ces limites, aider la Cour à déterminer si l’agent a raisonnablement appliqué l’alinéa 139(1) du Règlement aux circonstances des demandeurs.

[20]           Ici, la section 13.2 du Manuel OP 5 présente les trois types de solutions durables, notamment, le rapatriement volontaire, l’intégration locale et la réinstallation. Dans le cas présent, les motifs de l’agent sous­entendent que les demandeurs ont une solution durable en Jordanie puisqu’ils ont été en mesure de s’intégrer localement à cet endroit. La section 13.2 décrit l’intégration locale de la façon suivante :

L’intégration locale est une solution à long terme à la situation d’un réfugié. Elle représente plus que l’existence de conditions d’asile sûres, l’une des principales obligations des pays signataires de la Convention relative au statut des réfugiés.

[...]

L’intégration locale permet aux réfugiés de vivre de façon permanente, en sécurité et dans la dignité, dans le pays d’asile et de jouir des avantages durables qu’on y trouve, notamment sur les plans juridique, économique et social.

[21]           Pour déterminer si l’intégration locale a eu lieu, le Manuel OP 5 indique que les agents doivent tenir compte « des conditions prévalant dans les deux pays, les circonstances particulières du demandeur, de même qu’effectuer une comparaison de ces circonstances avec les lignes directrices ministérielles mentionnées dans cette section ». Le Manuel OP 5 comprend une liste de questions auxquelles un agent devrait répondre afin de l’aider à évaluer si l’intégration locale a eu lieu. En plus de la liste de questions, le Manuel OP 5 explique que « le statut juridique à titre de résident à long terme est un indicateur clé de l’intégration locale », mais reconnaît que l’intégration locale est également possible si les États ont mis en place des procédures équitables entourant le renouvellement du statut. De plus, le Manuel OP 5 indique les agents doivent comparer le traitement des demandeurs avec celui qui est réservé aux ressortissants du pays puisque « pour qu’il y ait réellement intégration locale, il ne doit y avoir aucune exclusion considérable en ce qui concerne l’accès aux mêmes opportunités que les ressortissants du pays, notamment l’accès aux emplois, qui devrait être comparable à celui des ressortissants du pays ayant une scolarité et une expérience semblables ». À cet égard, le Manuel OP 5 indique que « l’autorisation prévue par la loi de travailler sans restrictions est normalement un indicateur suffisant; toutefois, lorsque cette autorisation juridique n’existe pas, l’accès de fait à l’emploi ou au travail autonome peut être suffisant dans certaines circonstances ».

[22]           Ces facteurs sont cohérents avec les normes du HCR en matière d’intégration locale trouvées dans le Manuel de réinstallation du HCR : Protection internationale et recherche de solutions durables (Manuel du HCR). Bien que le Manuel du HCR ne lie pas officiellement les États signataires de la Convention, « ce manuel a été approuvé par les États membres du comité exécutif du HCNUR, dont le Canada, et les tribunaux des États signataires se sont fondés sur lui » (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 RCS 689; Elyasi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 419, au paragraphe 28). Ainsi, je suis d’avis que le Manuel du HCR peut également s’avérer utile pour des orientations à la Cour.

[23]           Le Manuel du HCR définit l’intégration locale en termes semblables et reconnaît l’intégration locale en tant que « processus juridique, économique et socio­culturel qui a pour but d’offrir au réfugié le droit permanent de résider dans le pays d’asile, et même, dans certains cas, d’en obtenir la naturalisation ». La section 1.3.4 du Manuel indique que l’intégration locale doit être considérée comme un processus graduel qui se déroule sur trois niveaux étroitement liés :

juridique : les réfugiés bénéficient de droits de plus en plus nombreux (similaires à ceux des citoyens), jusqu’à l’obtention de la résidence permanente, voire de la naturalisation, dans certains cas;

économique : les réfugiés deviennent, peu à peu, moins dépendants de l’aide du pays d’asile ou de l’aide humanitaire, et peuvent pour subvenir à leurs besoins de manière de plus en plus autonome et participer à l’économie locale;

social et culturel : grâce à l’interaction avec leur communauté locale, les réfugiés participent à la vie sociale de leur nouveau pays sans crainte de discrimination ou d’hostilité, et sans pour autant devoir abandonner leur propre culture.

[24]           Le Manuel OP 5 et le Manuel du HCR indiquent tous les deux que la résidence à long terme et la capacité à contribuer à l’économie locale et à la communauté du pays d’accueil sont des indicateurs clés de l’intégration locale. En effet, le Manuel du HCR stipule que les pays d’accueil qui fournissent un asile limité et temporaire aux réfugiés nuisent à l’atteinte de l’intégration locale. Ceci est cohérent avec les lignes directrices retrouvées dans le Manuel OP 5 dans la mesure où le Manuel OP 5 met en garde que les réfugiés peuvent être exposés à un risque important de refoulement s’ils se sont installés dans des États « qui ont des politiques restrictives en matière de renouvellement du statut de réfugié » puisque ces États « peuvent ne pas posséder les conditions nécessaires à une réelle intégration locale ».

[25]           Compte tenu de ce qui précède, à mon avis, l’agente a commis une erreur susceptible de révision en ignorant ou interprétant de façon erronée les faits et circonstances personnelles des demandeurs, lesquels tendent à démontrer que leur installation en Jordanie est de nature temporaire plutôt que menant à la reconnaissance d’un droit de résider à long terme et de s’intégrer localement (Cepeda­Gutierrez c. Canada (ministre de Citoyenneté et Immigration), 157 FTR 35, aux paragraphes 15 à 18, 83 ACWS (3d) 264).

[26]           La Jordanie n’est pas signataire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (la Convention). Elle n’a, par conséquent, aucune obligation légale d’offrir une résidence à long terme aux demandeurs. En fait, les demandeurs ne jouissent pas du statut légal de résidents à long terme en Jordanie. Par conséquent, si et lorsque la Jordanie décide de ne pas renouveler le permis de résidence temporaire d’un an des demandeurs, les demandeurs ne sont pas protégés du refoulement vers l’Iraq. À cet égard, le dossier indique que la Jordanie n’a pas de procédures équitables entourant le renouvellement du statut comme les preuves démontrent que les exigences en matière de résidence en Jordanie changent constamment d’une façon qui nuit à l’installation permanente dans ce pays. Ces preuves ne sont abordées dans la décision de l’agente. De plus, lors de sa détermination que les demandeurs n’auraient aucune difficulté à satisfaire les exigences en matière de résidence en Jordanie dans l’avenir, l’agente a omis de tenir compte que la capacité de la famille à maintenir son statut de résident est fortement liée à la capacité du demandeur principal de conserver une entreprise qui connaît du succès. Si, pour quelque raison que ce soit, l’entreprise échoue, il est probable que le statut de résidence temporaire ne sera pas renouvelé, dans lequel cas, les demandeurs peuvent être confrontés au refoulement vers l’Iraq.

[27]           L’agente a également interprété de façon erronée la capacité des demandeurs à participer à l’économie locale comme le démontre la preuve voulant que les réfugiés iraquiens n’ont pas accès au marché du travail officiel. Alors que le demandeur principal est capable de tirer un revenu de l’exploitation d’une entreprise, on ne peut pas en dire de même pour le reste de sa famille comme l’a démontré sa fille Zainab, qui a dit à l’agente pendant l’entrevue qu’elle sera envoyée en prison si elle est prise en train de travailler.

[28]           À mon avis, en formulant la conclusion que les demandeurs ont une solution durable en Jordanie, l’agente a erré en tenant compte de facteurs non pertinents, comme l’historique des déplacements des demandeurs et l’expiration de leur enregistrement auprès du HCR plutôt que d’évaluer les conditions dans le pays et les circonstances individuelles des demandeurs comme le suggère le Manuel OP 5 et qu’il est demandé par la jurisprudence de cette Cour (Barud, aux paragraphes 12 et 16; Mushimiyimana, au paragraphe 21; Salimi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 872, au paragraphe 11).

[29]           En somme, étant donné que la Jordanie n’est pas signataire de la Convention et que les faits montrent que les demandeurs se sont faits offerts un refuge temporaire qui est maintenant lié à la réussite ou à l’échec de l’entreprise du demandeur principal, plutôt que la possibilité de s’intégrer localement à long terme, je suis incapable de trouver que la décision de l’agente appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[30]           Le défendeur affirme que la solution offerte par le pays tiers n’a pas besoin d’être permanente, seulement durable. Il me semble, dans la mesure où le Manuel OP 5 et le Manuel du HCR doivent servir à interpréter l’alinéa 139(1) du Règlement lorsque la question est liée à l’intégration locale, que la solution offerte par le pays tiers doit au moins, selon les probabilités, se traduire par une possibilité raisonnable d’atteindre, dans un délai raisonnable, le statut permanent légal ou de fait permettant l’intégration locale dans ce pays ou d’habiter dans ce pays sans peur d’être victime de refoulement. Ce point de vue semble être plus conforme au contexte global et aux objectifs de la Loi.

[31]           Au sujet de la détermination de l’agente contre Suad, j’éprouve de la difficulté à être d’accord avec l’argument du défendeur à l’effet que les déplacements de Suad en Iraq démontrent qu’elle est dépourvue d’une peur subjective de persécution en Iraq puisque, après un examen approfondi des notes du Système mondial de gestion des cas, il est évident que l’agente a reconnu que tous les autres demandeurs ont, à un moment ou un autre depuis 2004, effectuée de courts déplacements en Iraq. L’agente n’explique pas pourquoi les déplacements de Suad vers l’Iraq démontrent qu’elle n’est pas membre de la catégorie de personnes de pays d’accueil alors que les déplacements effectués par d’autres demandeurs ne les empêchent pas d’être considérés comme des membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Mais surtout, compte tenu du fait que Suad, qui n’a pas pris part à l’entrevue, n’a pas eu la chance de dissiper les doutes de l’agente au sujet de ses déplacements en Iraq, je suis de l’avis que l’agente n’a pas donné une juste considération à la demande de Suad (Sekhon c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 561).

[32]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire dans les trois cas est accueillie et les trois affaires sont renvoyées à un autre agent des visas aux fins d’examen.

[33]           Les demandeurs affirment que cela serait un bon moment pour demander conseil à la Cour d’appel fédéral au sujet des droits minimaux qu’une personne de la catégorie de réfugié au sens de la Convention outres­frontières doit avoir afin d’obtenir une solution durable. Comme ils le soulignent, cette question a été certifiée dans Ha, précité. Toutefois, la Cour d’appel fédérale a refusé de répondre à cette question puisqu’elle a trouvé qu’il serait « imprudent et inapproprié » de tenter d’énoncer, dans un vide factuel, tous les droits et obligations juridiques qu’une telle personne doit posséder à l’extérieur du Canada, et dans tous les cas, afin d’avoir une solution durable, une question qui dépend grandement des faits de chaque cas (Ha, au paragraphe 79). Le défendeur s’oppose à la certification et souligne que le fait qu’il n’y a de définition spécifique d’une « solution durable » dans la Loi ou la jurisprudence n’a pas empêché cette Cour d’évaluer le caractère raisonnable de la décision d’un agent des visas en fonction des éléments de preuve présentés à l’agent.

[34]           Pour les mêmes motifs que ceux mentionnés dans Ha, je vais, en toute déférence, m’abstenir de certifier la même question dans le présent cas.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies dans les dossiers IMM­1221­15, IMM­1222­15 et IMM­1223­15;
  2. Ces affaires sont renvoyées à Citoyenneté et Immigration Canada pour être examinées par un agent des visas différent;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM­1221­15

INTITULÉ :

LAYTH AHMED JASIM AL­ANBAGI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM­1222­15

INTITULÉ :

SUAD AHMED JASIM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM­1223­15

INTITULÉ :

ZAINAB LAYTH AHMED AL­ANBAGI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Saskatoon (Saskatchewan)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 novembre 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

Le juge LEBLANC

DATE :

Le 4 mars 2016

COMPARUTIONS :

M. Chris Veeman

Pour les demandeurs

M. Don Klaassen

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Veeman Law

Avocats­procureurs

Saskatoon (Saskatchewan)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

Pour le défendeur

 

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