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Date : 20160310


Dossier : IMM-4051-15

Référence : 2016 CF 302

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 mars 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

EMRAH KARAFAZLIOGLU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Commission), datée du 12 août 2015, rejetant l’appel du demandeur et confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, conformément aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [Loi].

[2]               La décision de la SPR indiquée au paragraphe 59 repose sur un certain nombre de conclusions en matière de crédibilité. La SPR a également examiné la preuve documentaire et a analysé le profil de risque présumé du demandeur en Turquie en fonction de son ethnicité arménienne, de sa religion (christianisme), de ses activités politiques de gauche, y compris sa participation au Parti de la liberté et de la solidarité (Özgürlük ve Dayanisma Partisi), et du fait qu’il s’objecte consciencieusement au service militaire. La SPR a tiré une inférence défavorable quant à la crainte subjective du demandeur relative à son incapacité à demander le statut de réfugié au cours la période de trois semaines, période pendant laquelle il était aux États­Unis (paragraphes 20 et 21).

[3]               Dans le cadre de son appel auprès de la SAR, le demandeur a soulevé quatre questions distinctes :

(a)                la SPR n’a pas tenu compte des documents;

(b)               elle a fait une référence sélective concernant la preuve;

(c)                les conclusions de la SPR étaient invraisemblables et incohérentes;

(d)               la SPR a commis une erreur dans sa conclusion concernant le fait que le demandeur a omis de présenter une demande aux États­Unis.

[4]               La SAR a conclu que la décision rendue par la Cour fédérale dans le cadre du jugement Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 (CanLII), aux paragraphes 54 et 55 [Huruglica], a fourni une orientation relative à la portée du contrôle effectué par la SAR à l’égard des conclusions tirées par la SPR. La SAR a noté une jurisprudence divergente de la part de la Cour fédérale; elle a toutefois affirmé qu’elle pourrait, conformément à la décision rendue dans le cadre du jugement Alyafi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 (CanLII) [Alyafi], appliquer toute approche en attendant que la Cour d’appel fédérale ou la Cour suprême du Canada prenne une décision définitive. Par conséquent, la SAR a affirmé qu’une évaluation indépendante aurait lieu pour déterminer si le demandeur est un réfugié au sens de la Convention ou s’il est une personne à protéger, faisant ainsi preuve de déférence envers les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR. En l’espèce, cette approche n’est pas remise en question par les parties.

[5]               Cela dit, les raisons évoquées par la SAR sont axées exclusivement sur l’absence de crainte subjective de la part du demandeur et ne comprennent aucune analyse objective des risques. Après avoir analysé le fait que le demandeur a omis de présenter une demande aux États­Unis, la SAR affirme :

[TRADUCTION]

[17]      En fonction de la preuve présentée, la SAR conclut, suivant la prépondérance des probabilités, que le demandeur est dépourvu d’une crainte subjective de persécution relativement à un potentiel retour en [sic] Turquie en raison de son omission de présenter une demande d’asile aux États­Unis, pays signataire de la Convention relative au statut des réfugiés. [Non souligné dans l’original.]

[6]               Néanmoins, deux paragraphes plus loin, la SAR conclut que le demandeur a également omis de fournir un fondement objectif pour sa demande :

[traduction]

[20]      En raison de l’absence d’un fondement objectif et subjectif pour sa demande, la SAR conclut que le demandeur ne s’est pas acquitté de son obligation d’établir une possibilité sérieuse de persécution en fonction de la Convention, ou une possibilité qu’il soit personnellement exposé, selon la prépondérance des probabilités, à un danger de torture, à un risque pour sa vie ou à un risque de traitement ou punition cruel et inhabituel à son retour en Turquie.

[21]      En ayant conclu que le fait que le demandeur ait omis de présenter une demande d’asile aux États­Unis était la question déterminante, la SAR ne tiendra pas compte des autres questions soulevées par le demandeur. [Non souligné dans l’original.]

[7]               Le demandeur soutient que la SAR n’a pas examiné son dossier de façon exhaustive et qu’elle s’est plutôt appuyée sur un seul facteur, excluant l’examen de toutes les autres soumissions et preuves. En se concentrant sur le fait que le demandeur a omis de présenter une demande d’asile aux États­Unis, la SAR a omis d’aborder d’autres questions tout aussi déterminantes soulevées par le demandeur au moment de l’appel. Le demandeur soutient également que le mémoire qu’il a présenté au moment de l’appel a soulevé de grandes préoccupations concernant son statut actuel de conscrit réfractaire dans l’éventualité où il devrait retourner en Turquie. Il indique qu’il a présenté plusieurs éléments de preuve documentaire à l’appui de cette question. Le demandeur affirme également qu’il a fait des observations concernant le traitement des Arméniens chrétiens en Turquie et son statut d’objecteur de conscience. Le demandeur soutient que le fait que la SAR a omis d’aborder ces questions constitue une erreur susceptible de révision.

[8]               Le demandeur indique également que la SAR a commis une erreur en omettant d’examiner les autres preuves qui ont été présentées, notamment une décision de la SPR datée du 2 juillet 2015 concernant un parent et un cousin du demandeur. Selon le demandeur, on a jugé que les demandeurs visés par cette décision étaient des réfugiés au sens de la Convention en s’appuyant sur les faits et les circonstances semblables à ceux du demandeur dans la présente affaire. Cette décision a été prise uniquement après que le dossier d’appel du demandeur a été rempli. La nouvelle preuve a été présentée le 12 août 2015 (le même jour que la décision de la SAR); toutefois, cette preuve a été retournée au demandeur accompagnée d’une lettre de la SAR indiquant que la preuve n’a pas été présentée dans les délais prescrits. Le demandeur indique que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de cette preuve, à la lumière de son importance.

[9]               Enfin, en ce qui concerne son omission de présenter une demande d’asile aux États­Unis, le demandeur réitère qu’il a un cousin au Canada qui a demandé avec succès d’obtenir le statut de réfugié et qui l’a conseillé sur les façons de franchir la frontière. Malgré qu’il soit détenteur d’un visa américain, le demandeur n’a aucune famille dans ce pays et a préféré demander asile au Canada, un fait qui n’atténue pas sa crainte d’être persécuté en Turquie. Par conséquent, le demandeur indique que la conclusion tirée par la SAR concernant son omission de présenter une demande aux États­Unis est erronée.

[10]           En retour, le demandeur soutient que l’omission de demander asile dans un pays signataire par lequel le demandeur s’arrête avant de venir au Canada est un facteur pertinent pour rejeter une demande. De plus, la Cour fédérale a conclu que, sauf en cas d’une explication satisfaisante du retard de la demande d’asile, un tel retard pourrait être fatal à la demande du demandeur. En l’espèce, le défendeur soutient que l’explication du demandeur est une raison inacceptable de retarder la demande d’asile, indiquant clairement une absence de crainte subjective. Le défendeur indique également que le simple fait qu’un demandeur a un parent qui habite au Canada n’est pas suffisant pour surmonter le fait qu’il n’a pas demandé le statut de réfugié aux États­Unis le plus rapidement possible. Par conséquent, le défendeur soutient qu’il n’y a aucune erreur susceptible de révision dans l’inférence défavorable tirée par la SAR au sujet de l’omission du demandeur de présenter une demande aux États­Unis et que cette omission était un facteur légitime dont la SAR devait tenir compte pour évaluer les aspects subjectifs de la demande. Par conséquent, la décision de la SAR était déraisonnable.

[11]           Après avoir lu les dossiers de la demande remplis par les parties et avoir examiné les arguments écrits et oraux formulés par l’avocat, je suis satisfait que la SAR ait rendu une décision déraisonnable en rejetant l’appel du demandeur et que l’affaire soit renvoyée aux fins d’une nouvelle décision par un autre commissaire de la SAR.

[12]           D’abord, le commissaire de la SAR n’a fait absolument aucune analyse de la preuve au dossier et du mérite des multiples motifs d’appel soulevés par le demandeur, excepté pour examiner les motifs et les explications fournis par le demandeur à la SPR au sujet de son omission de demander le statut de réfugié aux États­Unis. Ensuite, la SAR a gratuitement conclu que l’absence d’une crainte subjective était suffisante pour rejeter la demande présentée par le demandeur, conformément aux articles 96 et 97 de la Loi.

[13]           Je suis d’accord avec le demandeur que la décision de la SAR relative à l’absence d’un fondement objectif pour la demande du demandeur n’est appuyée par aucun motif et qu’elle a été formulée sans analyse évidente des facteurs autres que l’omission du demandeur à présenter une demande aux États­Unis et l’inférence selon laquelle il était, par conséquent, dépourvu d’une crainte subjective. En effet, les critères de formulation d’une demande de protection en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sont différents. En particulier, bien qu’une personne formulant une demande de protection à titre de réfugié au sens de la Convention et en vertu de l’article 96 doive démontrer une crainte subjective de persécution, aucune exigence de la sorte n’est mentionnée à l’article 97, qui exige plutôt une évaluation objective des risques. Bien qu’il puisse être à la discrétion de la Commission de déterminer si elle doit traiter les demandes formulées en vertu des articles 96 et 97 de la Loi de manière distincte ou dans le cadre d’une analyse intégrée, par exemple, dans les cas où la crédibilité ou le caractère adéquat de la protection de l’État est la question déterminante (Velez c. Canada [Citoyenneté et Immigration], 2010 CF 923 [CanLII], au paragraphe 22), la Cour doit néanmoins être convaincue du fait que la SAR ait tenu compte des critères applicables à chaque article. En l’espèce, la SAR n’a pas réussi à convaincre la Cour.

[14]           De plus, la SAR a reconnu que la SPR a conclu que le demandeur était peu crédible en ce qui a trait à plusieurs aspects de sa demande. Bien que la SAR puisse faire preuve de déférence à l’égard de la SPR sur des questions de crédibilité (Huruglica, au paragraphe 55), dans les cas où une conclusion en matière de crédibilité est non seulement axée sur un témoignage, mais également sur la preuve au dossier, la SPR ne bénéficierait d’aucun avantage par rapport à la SAR lorsqu’elle formulerait ses conclusions, exigeant ainsi la SAR à réexaminer sa preuve sur le sujet (Yetna c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858 (CanLII), aux paragraphes 21 à 25; Alyaf, au paragraphe 34). En l’espèce, les observations écrites du demandeur à l’intention de la SAR ont soulevé des préoccupations concernant l’appréhension de la SPR envers la preuve documentaire; préoccupations qui peuvent avoir été pertinentes pour les conclusions en matière de crédibilité de la SPR. Par conséquent, la SAR aurait probablement dû traiter cette preuve pour tirer ses propres conclusions concernant la crédibilité du demandeur.

[15]           Pour ces raisons, la Cour accorde la demande de contrôle judiciaire et ordonne que la décision de la SAR soit annulée et que la question soit réacheminée aux fins de décision par un tribunal constitué différemment. L’avocat convient que cette affaire ne soulève aucune question d’importance générale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée, que la décision de la SAR soit annulée et que la question soit réacheminée aux fins de décision par un tribunal constitué différemment. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4051-15

 

INTITULÉ :

EMRAH KARAFAZLIOGLU c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mars 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mars 2016

 

COMPARUTIONS :

Brian I. Cintosun

 

Pour le demandeur

Negar Hashemi

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brian I. Cintosun

Avocat­procureur

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Me William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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