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Date : 20160317


Dossier : IMM-8308-14

Référence : 2016 CF 327

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2016

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

FARBOD ALIJANI

SARVIN RASTEGAR NIYAKI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de la question

[1]         Les demandeurs déposent une demande de contrôle judiciaire de deux décisions rendues par une agente de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC], selon lesquelles elle a rejeté leurs demandes de permis de travail en raison de l’interdiction de territoire de M. Farbod Alijani. L’agente a conclu que M. Alijani n’a pas su la convaincre qu’il ne devrait pas être interdit de territoire, conformément à l’alinéa 34(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR]. Étant l’épouse de M. Alijani, la demande de permis de travail de Mme Sarvin Rastegar Niyaki a également été refusée parce qu’elle accompagne un membre de sa famille qui est interdit de territoire. Je mentionnerai uniquement le demandeur principal dans les motifs suivants.

[2]               Peu de temps après la présentation de cette demande, le défendeur a déposé une requête de non­divulgation de certains extraits de l’examen sur une interdiction de territoire mené par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] en 2012 (figurant aux pages 548 à 556 du dossier certifié du tribunal), en vertu de l’article 87 de la LIPR. En réponse à la requête, le demandeur a fait valoir que, si les renseignements non divulgués contenaient de nouvelles informations essentielles à la justification de la décision contestée, la Cour devrait songer à nommer un avocat spécial. Le 21 août 2015, j’ai accueilli la requête du défendeur concernant les rédactions mentionnées, et j’ai constaté qu’elle ne soulevait aucune question d’équité et de justice naturelle. J’ai également conclu qu’il n’était pas justifié de nommer un avocat spécial. Le défendeur a entrepris de ne pas avoir recours aux passages expurgés du rapport sur l’interdiction de territoire de l’ASFC dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire, et il en a été le cas.

[3]               Pour les motifs établis ci­dessous, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.                Les faits

[4]               Farbod Alijani et Sarvin Rastegar Niyaki sont des citoyens de l’Iran. De 2004 à 2011, M. Alijani fréquentait la Amirkabir University of Technology [AUT] à Téhéran. Il a d’abord obtenu une maîtrise en génie mécanique avec une thèse intitulée « Application of Extended Kantorovich Method to the Bending of Cylindrical Panels », pour ensuite obtenir un doctorat en génie mécanique avec une thèse intitulée « Nonlinear Vibrations of FGM Doubly­Curved Shells ». Le demandeur est venu au Canada pour la première fois en décembre 2009 grâce à un visa de visiteur valide jusqu’en juin 2010 en vue de poursuivre un projet de recherche postdoctorale sur les [traduction] « vibrations non linéaires de plaques et de coques », sous la direction du professeur Marco Amabili à l’Université McGill de Montréal.

[5]               En 2010, la validité du visa de visiteur du demandeur a été prolongée jusqu’en décembre 2012, et ensuite jusqu’à février 2014. M. Alijani et son épouse ont également présenté des demandes de résidence permanente à l’ambassade canadienne à Varsovie, en Pologne. Ces demandes sont toujours en attente.

[6]               Le 26 novembre 2012, l’ASFC a publié un examen sur l’interdiction de territoire concluant que le demandeur était interdit de territoire, conformément à l’alinéa 34(1)d) de la LIPR.

[7]               Le 24 mars 2014, le demandeur a été nommé chercheur­boursier au Département de génie mécanique à l’Université McGill pour la période allant du 15 avril 2015 au 14 avril 2016. Il aurait pour tâche de mener des recherches sur [traduction] « la dynamique et la stabilité d’une aorte humaine soumise à la dissection ».

[8]               Le 31 mars 2014, un agent de CIC a refusé la demande de prolongation du permis de travail du demandeur puisqu’il n’avait pas su le convaincre qu’il ne devrait pas être interdit de territoire, conformément à l’alinéa 34(1)d) de la LIPR. Ce dernier a déposé une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de cette décision (dossier IMM 2760­14), mais il l’a résiliée lorsque CIC a accepté de réévaluer son dossier. Le demandeur et son épouse ont été invités à quitter volontairement le Canada, ce qu’ils ont fait.

[9]               Le 12 septembre 2014, un autre agent de CIC a envoyé une lettre d’équité procédurale faisant état des préoccupations selon lesquelles le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité et pour lui demander de fournir des renseignements supplémentaires, s’il souhaitait procéder ainsi. L’agent a souligné que la AUT est considérée par certains gouvernements comme étant une « entité suscitant des préoccupations » en ce qui concerne les armes nucléaires et les importations militaires. Étant donné le domaine d’étude du demandeur et le fait qu’il a fréquenté cette université, l’agent a déclaré qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur a contribué aux programmes d’armes nucléaires ou de missiles balistiques de l’Iran ou qu’il pourrait y contribuer.

[10]           L’avocat du demandeur a présenté une lettre en réponse à CIC, accompagnée d’une nouvelle lettre du demandeur, de ses relevés de notes officiels, d’un affidavit du professeur Amabili et de lettres de ses collègues affirmant que ses recherches n’ont rien à voir avec les programmes nucléaires, ainsi que des pages Web pertinentes. Le demandeur a également demandé qu’on le convoque à un entretien si les renseignements fournis s’avéraient insuffisants.

III.             Décision

[11]           Selon la décision de l’agente, le demandeur est toujours interdit de territoire puisqu’il représente un « danger pour la sécurité du Canada », et ce, malgré les observations de ce dernier concernant les préoccupations exprimées dans la lettre datée du 12 septembre 2014. L’agente a reconnu l’explication du demandeur que le seul fait d’avoir fait ses études en ingénierie à la AUT n’impliquait pas qu’il participait au programme nucléaire de l’Iran. Cependant, elle a souligné que le demandeur n’a pas nié les liens de la AUT avec le gouvernement iranien ni les programmes d’armes nucléaires, de technologies spatiales ou d’armes de destruction massive [ADM]. Le demandeur n’a pas non plus nié que la AUT pourrait servir de façade pour les recherches et les importations militaires. L’agente a cité la page Wikipédia fournie par le demandeur concernant l’examen d’admission à la AUT, laquelle précise que l’examen teste non seulement les connaissances des étudiants, mais aussi leur [traduction] « engagement envers l’idéologie de la révolution ».

[12]           L’agente a également cité le site Web de la AUT, énonçant qu’environ 130 de leurs étudiants sont inscrits au doctorat en génie mécanique et que ces derniers jouent un rôle primordial au sein des industries et du gouvernement de l’Iran. Elle a ensuite pris en considération les sujets des thèses du demandeur et accordé peu d’importance aux lettres rédigées par ses collègues en constatant que les projets de recherche pourraient servir à la production d’armes nucléaires, de technologies spatiales, de missiles et d’ADM.

[13]           L’agente a porté très peu d’attention au contenu de l’affidavit du professeur Amabili puisqu’il était quelque peu infirmé par l’introduction de son livre intitulé, Nonlinear Vibrations and Stability of Shells and Plates, lequel précise qu’il vise particulièrement [traduction] « les ingénieurs travaillant sur des avions, des missiles, des lanceurs, des voitures, des disques durs et optiques d’ordinateurs, des cuves de stockage, des échangeurs thermiques, des centrales nucléaires, des nano­résonateurs ou des résonateurs à parois minces, ainsi que toute autre structure en génie civil ».

[14]           Dans l’ensemble, ces constatations ont permis à l’agent de conclure que le demandeur n’avait pas réfuté qu’il pourrait contribuer aux programmes d’armes nucléaires, de technologies spatiales, de missiles ou d’ADM en Iran, compte tenu de ses sept années d’études à la AUT, de ses domaines d’études spécialisés et de sa faculté intellectuelle.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[15]           À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question déterminante :

-          L’agente a­t­elle commis une erreur en concluant que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité?

[16]           Puisqu’il s’agit d’une question mixte de faits et de droit, elle est susceptible de révision par rapport à la norme de la décision raisonnable (Jahazi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 242, au paragraphe 39 [Jahazi]).

V.                Analyse

[17]           Dans Suresh c. Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 90 [Suresh], la Cour suprême du Canada a statué que, pour conclure qu’une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada », en vertu de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR, l’agent doit avoir « des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable ». Puisqu’il ne s’agit pas d’une question de refoulement, comme c’était le cas dans l’affaire Suresh (voir, par exemple, Suresh, au paragraphe 89) où la décision devait être interprétée conjointement avec Jahazi, précité au paragraphe 64, où la Cour a statué que la norme des « motifs raisonnables de croire » « exige la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi », soit une norme semblant un peu plus stricte que celle énoncée dans l’affaire Suresh.

[18]           À mon avis, l’agente n’avait donc pas le choix d’aborder les questions suivantes :

-          L’expertise du demandeur pourrait­elle s’appliquer à la technologie nucléaire ou à la production de missiles et d’autres armes? Autrement dit, la théorie de double usage s’applique­t­elle ici?

-          Dans l’affirmative, y a­t­il une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi que le demandeur utilise son expertise dans le domaine de la technologie nucléaire ou de la production de missiles et d’autres armes?

[19]           Dans sa décision, l’agente se penche toutefois sur la deuxième question sans mettre sérieusement en doute l’aspect technique de l’expertise du demandeur.

[20]           Le demandeur soutient que l’agente a tiré des conclusions de fait et des inférences déraisonnables, et qu’elle a mal interprété, voire mal compris, les éléments de preuve scientifiques liés à son domaine d’étude. Elle a fait une inférence déraisonnable en lisant l’introduction du livre du professeur Amabili. Puisque ce livre vise, entre autres, les [traduction] « ingénieurs travaillant sur des avions, des missiles, des centrales nucléaires [etc.] », elle a présumé que le domaine d’étude du demandeur s’applique à la technologie et aux programmes nucléaires.

[21]           Le demandeur a présenté de nombreuses lettres de collègues décrivant en quoi consistent véritablement ses recherches, non seulement de façon plus détaillée que tout élément de preuve sur lequel s’est appuyée l’agente, mais d’une manière propre au demandeur. L’agente mentionne à peine ces lettres, et leur accorde très peu d’importance. Elle se penche plutôt sur un projet de recherche du demandeur qui ne s’est jamais concrétisé; ce dernier portait sur le battement d’ailes articulées comme des plaques trapézoïdales aux ailes d’avions. En extrapolant cette proposition, l’agente a conclu qu’une partie de la recherche actuelle du demandeur pourrait s’appliquer à la technologie nucléaire, aux véhicules aérospatiaux, aux missiles balistiques et aux ADM.

[22]           L’affidavit du professeur Amabili semble traiter spécifiquement la question concernant l’application de l’expertise ou du domaine d’étude du demandeur dans la technologie nucléaire ou la production de missiles et d’autres armes. Cependant, l’agent l’a écarté en se fondant sur l’introduction générique du livre du professeur Amabili, lequel précise qu’il vise particulièrement [traduction] « les ingénieurs travaillant sur des avions, des missiles, des lanceurs, des voitures, des disques durs et optiques d’ordinateurs, des cuves de stockage, des échangeurs thermiques, des centrales nucléaires, des nano­résonateurs ou des résonateurs à parois minces, ainsi que toute autre structure en génie civil ». Je suis d’avis qu’il n’était pas raisonnable de la part de l’agente de simplement rejeter l’affidavit du professeur Amabili en s’appuyant uniquement sur ce point.

[23]           Elle pourrait en fait avoir choisi de ne pas tenir compte de cet affidavit parce qu’il n’était pas rédigé dans les termes les plus simples. On sait fort bien que les décideurs doivent faire preuve d’une extrême prudence en traitant des éléments de preuve scientifiques : « Les agents d’immigration... ne sauraient tout simplement rejeter des avis d’experts sans à tout le moins donner un motif qui résiste à un examen serré. » (Curry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1350, au paragraphe 4). Il n’en reste pas moins qu’il est du devoir de la partie ayant le fardeau de présenter des éléments de preuve scientifiques en utilisant des termes qui feront du sens pour le décideur. Dans ce cas, on pourrait dire que seuls des ingénieurs en mécanique pourraient arriver à comprendre la majeure partie de l’affidavit du professeur Amabili.

[24]           Quoi qu’il en soit, la Cour n’est pas tenue d’examiner les éléments de preuve présentés à l’agente. Il incombait à l’agente de passer en revue l’affidavit du professeur Amabili et de déterminer si ce dernier est d’avis que l’expertise ou le domaine d’étude du demandeur pourrait ou non s’appliquer à la technologie nucléaire ou à la production de missiles et d’autres armes. Dans l’affirmative, la deuxième question pourrait ne même pas être soulevée (voir le paragraphe 18 pour ces motifs).

VI.             Conclusion

[25]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d’accord que la décision de l’agente quant au demandeur était déraisonnable et, par conséquent, devrait être rejetée et renvoyée pour un nouvel examen par un autre agent. Pour les mêmes motifs, la décision touchant l’épouse du demandeur devrait également être rejetée et renvoyée pour un nouvel examen. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée dans la présente affaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      Les décisions de Citoyenneté et Immigration Canada, toutes deux datées du 11 décembre 2014, sont infirmées et l’affaire sera renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec ces motifs.

3.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8308-14

INTITULÉ :

FARBOD ALIJANI ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 novembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge Gagné

DATE DES MOTIFS :

Le 17 mars 2016

COMPARUTIONS :

Simon Gruda­Dolbec

Pour les demandeurs

Daniel Latulippe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain, S.E.N.C.

Avocats­procureurs

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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