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Date : 20160318


Dossier : IMM-889-16

Référence : 2016 CF 331

Ottawa (Ontario), le 18 mars 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

ALAIN KALONDO MUKENGE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie, aux termes de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la Loi), d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 29 février 2016 par une commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commissaire), ordonnant, à certaines conditions, la libération du défendeur, lequel est détenu aux fins d’immigration depuis le 22 janvier 2016 au motif qu’il n’aurait pas prouvé son identité.

[2]               Le jour même où la Commissaire rendait sa décision, le Ministre de la sécurité publique et de la protection civile (le Ministre) obtenait de la Cour un sursis provisoire de l’exécution de ladite décision jusqu’à ce que jugement soit rendu sur la requête en sursis de ladite exécution alors produite par le Ministre.  Le 6 mars 2016, mon collègue, le juge Denis Gascon, accueillait la requête en sursis et, ce faisant, ordonnait la suspension de la libération du défendeur « jusqu’au prochain contrôle légal obligatoire des motifs de détention de M. Mukenge fixée au 30 mars 2016 ou, si cette décision est antérieure au 30 mars, jusqu’à ce que la Cour rende sa décision sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 29 février 2016 du Commissaire ».

[3]               Le 8 mars 2016, j’ordonnais le traitement accéléré de la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et fixais son audition au 16 mars 2016, à Montréal.  J’ordonnais aussi que ladite demande soit traitée sur la base des dossiers de requête produits par les parties en marge de la requête en sursis, sous réserve du droit de chaque partie de produire et signifier un dossier complémentaire.  Le demandeur s’est prévalu de ce droit, mais non le défendeur.

[4]               Le contexte propre à la présente affaire a été résumé comme suit par le juge Gascon dans son jugement sur la requête en sursis :

1. M. Mukenge est un citoyen de la République démocratique du Congo;

2. Le 22 janvier 2016, M. Mukenge dépose une demande d’asile. Puisque le passeport de M. Mukenge révèle des anomalies, l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] met M. Mukenge en détention pour fins d’immigration au motif que son identité n’est pas établie mais peut l’être;

3. Outre son passeport, M. Mukenge indique ne pas avoir accès à d’autres documents d’identité parce que sa maison a été saccagée et qu’il a été détenu au Congo;

4. Deux révisions des motifs de détention ont lieu, une première le 25 janvier 2016 et une seconde le 1er février 2016, suite auxquelles la détention de M. Mukenge est maintenue. Une décision détaillée est rendue par la Section suite à chacune de ces deux révisions;

5. Le 25 janvier 2016, le passeport de M. Mukenge est envoyé au laboratoire d’analyse et d’expertise de l’ASFC et, le 22 février 2016, le résultat de l’expertise révèle que le document a été altéré et que la page biométrique du passeport de M. Mukenge est contrefaite;

6. Lors d’une entrevue avec l’ASFC tenue le 25 février 2016, M. Mukenge indique qu’il n’est pas d’accord avec cette expertise et maintient que son document est authentique et bien émis par les autorités congolaises. M. Mukenge déclare, selon les notes du représentant de l’ASFC, qu’il n’a pas fait de nouvelles démarches et n’a pas de nouvelles informations à fournir depuis la révision du 1er février. M. Mukenge indique aussi, toujours selon les notes du représentant de l’ASFC, qu’étant en détention, il ne peut pas fournir d’autres pièces d’identité et peut difficilement trouver des gens pour l’aider au sujet de son identité;

7. Une troisième révision de détention se tient le 29 février, suite à laquelle la Commissaire ordonne la mise en liberté de M. Mukenge. Lors de cette audition, M. Mukenge déclare à la Commissaire avoir fait des démarches et contacté des personnes pour rechercher des documents tel un acte de naissance;

[5]               La Commissaire, comme le note le juge Gascon, a tiré les conclusions suivantes suite à ce troisième contrôle de détention :

1. Les efforts du ministre ne sont pas raisonnables puisque, depuis le 1er février jusqu’au 25 février 2016, « il n’y a eu aucun effort »;

2. Dans les entrevues, M. Mukenge avait indiqué avoir fait des efforts avec des gens de son pays et qu’il attendait des « lettres des gens ou des frères et des sœurs et possiblement un acte de naissance »;

3. M. Mukenge a « fait preuve de collaboration depuis le début »;

4. M. Mukenge représente « un certain risque de fuite », pour les raisons mentionnées par le ministre, puisque son identité n’est pas établie à la satisfaction de l’ASFC, qu’il est un revendicateur de statut de réfugié et que le passeport de M. Mukenge est un document considéré contrefait;

5. Le risque de fuite n’est toutefois pas « à ce point élevé qu’une alternative n’est pas possible » et qu’à certaines conditions, le risque de fuite représenté par M. Mukenge pourrait être contrebalancé.

[6]               Le Ministre soutient que la Commissaire a irrémédiablement erré (i) en concluant, contrairement à la preuve au dossier, qu’il n’avait fait aucun effort depuis le contrôle de détention du 1er février 2016 pour établir l’identité du défendeur et que celui-ci, en revanche, « avait fait preuve de collaboration depuis le début »; (ii) en libérant le défendeur sur la foi du versement, par « quiconque », d’une caution de 2 000 $; et (iii) en faisant défaut d’expliquer pourquoi elle avait choisi de s’écarter des décisions rendues lors des deux premiers contrôles de détention, les 25 janvier et 1er février 2016, respectivement.

[7]               Le défendeur soutient, pour sa part, qu’il a, dans toute la mesure du possible, pleinement collaboré à l’établissement de son identité et qu’il n’a jamais eu de raison de douter de l’authenticité de son passeport.  Il invite la Cour à examiner la décision de la Commissaire à la lumière de sa situation particulière, celle d’un revendicateur d’asile arrivé au Canada après des mois de captivité dans son pays d’origine et qui, ne connaissant à toutes fins utiles personne au Canada, dispose de peu de moyens pour se reconstituer une preuve d’identité.  Il soutient enfin que la Cour doit décourager le recours « à la légère » à la détention pour des questions d’identité et qu’il n’y a pas lieu d’intervenir à l’encontre de la décision de la Commissaire, comme le réclame le Ministre, celle-ci étant parfaitement raisonnable dans les circonstances.

[8]               L’ensemble de ces arguments a été soigneusement examiné par le juge Gascon dans le cadre de la requête en sursis présentée par le Ministre.  Rappelant que le critère de la question sérieuse à débattre peut être plus exigeant lorsque, comme c’était le cas en l’espèce, l’octroi de la réparation recherchée dans la demande de sursis accordera en fait au demandeur la réparation qu’il recherche dans le cadre du contrôle judiciaire sous-jacent (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 FCT 148, au para 11), le juge Gascon s’est livré à une analyse visant à déterminer si le Ministre avait « des chances réalistes de succès » et aurait « vraisemblablement gain de cause ».  Procédant à cette analyse, comme il se doit, sur la base de la norme de contrôle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c XXXX, 2010 CF 1095, au para 22), il en a conclu que c’était le cas, la décision de la Commissaire lui paraissant vraisemblablement déraisonnable à plusieurs égards.

[9]               Le défendeur ne m’a pas convaincu qu’il y a lieu d’apprécier le mérite du recours du Ministre différemment que ne l’a fait le juge Gascon et de remettre en cause les conclusions de fait et de droit tirées par ce dernier.  Pour les mêmes raisons que le juge Gascon, j’estime que la décision de la Commissaire est déraisonnable à plus d’un titre et que le recours du Ministre doit, par conséquent, réussir.  Je suis d’avis, comme l’était le juge Gascon et comme le soutient le Ministre :

  1. Que l’affirmation de la Commissaire à l’effet que le Ministre n’a fait aucun effort entre le 1er et le 25 février 2016 n’est effectivement pas soutenue par la preuve, le Ministre, pendant cette période, ayant complété son expertise du passeport du défendeur, seule pièce d’identité fournie par ce dernier depuis sa mise en détention, lequel s’est avéré altéré et contrefait;

2.      Que la Commissaire ne pouvait affirmer que le défendeur « avait fait preuve de collaboration depuis le début » sans faire fi du fait que le fardeau d’établir son identité est, aux termes de l’article 58 de la Loi, d’abord et avant tout le sien, que s’impose à lui, à cet égard, une obligation active d’apporter quelque chose au ministre, c’est-à-dire de fournir au Ministre des renseignements utiles pour prouver son identité et que la preuve démontre qu’au cours du mois de février, pris en compte par la Commissaire dans sa décision, aucun tel renseignement n’a été fourni par le défendeur;

  1. Qu’assortir, comme l’a fait la Commissaire, la mise en liberté d’une personne dont l’identité n’a pas été établie au cautionnement d’une personne elle-même non identifiée, apparaît indéfendable, une caution provenant d’une personne dont on ne connaît pas l’identité ne pouvant raisonnablement servir de garantie, comme l’a souligné le juge Gascon, pour assurer la présence éventuelle d’une personne dont l’identité est elle-même non établie; et
  2. Que la Commissaire, alors qu’elle se devait de le faire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2004 CAF 4 aux para 12-13 et 24), a omis d’expliquer, de façon claire et convaincante, pourquoi elle s’est écartée des conclusions contraires de collègues rendues lors des contrôles de détention des 25 janvier et 1er février 2016, une obligation qui s’imposait encore davantage compte tenu de la confirmation de l’altération du passeport du défendeur suite à l’expertise commandée par le Ministre, laquelle altération militait, comme l’a noté le juge Gascon, pour une réserve et une prudence encore plus accrues eu égard à la remise en liberté du défendeur.

[10]           Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que la décision de la Commissaire n’appartient pas, dans les circonstances de la présente affaire, « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47) et qu’elle doit en conséquence être cassée.  Je rappelle que le défendeur aura droit à une révision de sa détention le 30 mars prochain ou même avant, s’il réussit à fournir au Ministre des renseignements utiles permettant d’établir son identité.

[11]           Bien qu’étant conscient que la détention est une mesure mettant en cause des intérêts personnels importants et qu’elle ne doit pas, par conséquent, être utilisée à la légère, je rappelle que l’identité demeure la pierre d’assise du régime canadien d’immigration (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2004 CF 1634, au para 38; Canada (Citoyenneté et Immigration) c XXXX, 2010 CF 1095, au para 23)  et que l’absence de confirmation d’identité demeure, aux termes de la Loi, un motif de détention (Canada (Citoyenneté et Immigration) c B046, 2011 CF 877, aux para 36-37).

[12]           Les parties conviennent qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à certifier une question pour la Cour d’appel fédérale.  Je suis aussi de cet avis.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 29 février 2016, ordonnant, à certaines conditions, la libération du défendeur, est annulée et l’affaire est renvoyée à la Section de l’immigration pour qu’une nouvelle décision soit rendue par un panel différemment constitué; et

3.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-889-16

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c ALAIN KALONDO MUKENGE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 mars 2016

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 18 mars 2016

COMPARUTIONS :

Me Daniel Latulippe

Me Alain Langlois

Pour le demandeur

Me Stewart Istvanffy

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Istvanffy Stewart Avocats

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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