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Date : 20160330


Dossier : IMM-2446-15

Référence : 2016 CF 356

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2016

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

ANTOINE BECHAALANI ET

RABAB SRAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de la question

[1]               M. Antoine Bechaalani et Mme Rabab Sraj demandent un contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] de rejeter leur demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [CH].

II.                Faits

[2]               Les demandeurs, conjoint et conjointe, sont des citoyens libanais. Au moment de la décision prise à l’égard de leur demande CH, les demandeurs étaient âgés de 76 ans et de 70 ans, respectivement. Ils ont quatre enfants majeurs et plusieurs petits­enfants qui habitent dans la province du Québec. Ils précisent qu’ils ont aussi une cinquième enfant qui habite aux États­Unis. Par contre, ils ont tous les deux déclaré dans leur formulaire IMM 5406 distinct que cette enfant habite à Beyrouth, au Liban.

[3]               Les demandeurs sont entrés au Canada en septembre 2011 avec un visa de résident temporaire pour une période de trois mois. Ils ont demandé l’asile en octobre 2011, et ces demandes ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés. Ils ont par la suite déposé une demande d’examen des risques avant renvoi, ainsi que leur demande CH; les deux demandes ont été refusées.

[4]               Depuis leur arrivée au Canada, les demandeurs ont habité avec leurs enfants et leurs petits­enfants. Ils ont reçu de l’aide sociale mensuelle du gouvernement du Québec jusqu’au 1er mars 2014; ils déclarent avoir demandé de cesser l’aide sociale à ce moment puisque leur fille aux États­Unis a commencé à leur offrir un soutien financier.

[5]               Les demandeurs ont basé leur demande CH sur les considérations suivantes :

   ils n’ont plus de famille au Liban;

   leur départ aura un effet négatif sur l’intérêt supérieur des enfants puisque les petits­enfants des demandeurs ont une relation étroite et un lien de dépendance avec les demandeurs;

   les enfants majeurs des demandeurs comptent sur eux pour la garde d’enfants et d’autre soutien familial;

   les demandeurs ont des problèmes médicaux : M. Bechaalani est diabétique et souffre d’hypertension. Mme Sraj a des besoins hygiéniques pour lesquels ses filles lui offrent un soutien;

   il y a une insécurité générale au Liban, et les demandeurs seraient victimes de discrimination et de harcèlement à leur retour.

III.             Décision contestée

[6]               L’agent d’immigration a refusé la demande CH. Il a tout d’abord examiné les considérations liées aux conditions défavorables et aux difficultés au Liban. Il reconnaît que l’instabilité générale et les problèmes de sécurité au Liban entraîneraient vraisemblablement des difficultés psychologiques pour les demandeurs. En ce qui concerne les problèmes de santé énoncés par les demandeurs, l’agent reconnaît qu’il est possible que les demandeurs souffrent de ces problèmes de santé, mais qu’il y a peu de preuve d’expert pour le démontrer. Quant à l’absence de soutien familial au Liban, l’agent reconnaît que quatre des cinq enfants majeurs des demandeurs habitent au Québec. Par contre, il juge que la preuve n’est pas concluante à savoir si la cinquième enfant majeure, Aline, habite aux États­Unis ou plutôt au Liban, puisque les demandeurs ont déclaré dans leurs demandes que son adresse actuelle était à Beyrouth, au Liban. L’agent note également qu’il y a peu de preuve objective pour démontrer qu’aucun membre de famille de l’un ou l’autre des demandeurs n’habite au Liban.

[7]               L’agent a par la suite examiné la considération en matière d’établissement. Il considère de manière positive le lien émotionnel entre les demandeurs et leurs enfants et petits­enfants, ainsi que les soins et le soutien offerts par les demandeurs. Cependant, l’agent a conclu que les demandeurs ont fourni des observations minimales qui suggèrent que, s’ils retournent au Liban, ils ne pourront pas faire une demande de super visa pour visiter le Canada. Les demandeurs n’ont également pas démontré que leur situation financière exigeait un niveau exceptionnel d’établissement au Canada.

[8]               Enfin, l’agent a conclu que le fait que les demandeurs ont épuisé toutes les avenues possibles pour régulariser leur statut, mais qu’ils ont décidé de demeurer au Canada, joue contre eux dans cette affaire.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[9]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question déterminante :

­ Est­ce que l’agent a commis une erreur susceptible de révision?

[10]           Même si la norme de contrôle qui s’applique habituellement aux demandes CH est la norme de la décision raisonnable, les demandeurs allèguent que la norme de contrôle qui s’applique à la décision faisant l’objet du présent appel serait celle de la décision correcte puisque l’application du mauvais critère ou l’ignorance d’un facteur pertinent dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire constituent des questions de droit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mathew, 2007 CF 685, au paragraphe 22). Cependant, leurs arguments sur le fond allèguent que l’agent a commis des « erreurs susceptibles de révision » et a tiré des conclusions « déraisonnables » (plutôt que des conclusions « incorrectes »).

[11]           Je ne peux pas être d’accord avec la position des demandeurs stipulant que la décision de l’agent doit être examinée selon la norme de la décision correcte. La norme de contrôle applicable à une décision prise par un agent d’immigration relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la raisonnabilité (Lopez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1172, au paragraphe 28). Cela a été établi dans la jurisprudence, avant et après l’affaire Dunsmuir c. Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9 (Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18). De plus, comme il sera expliqué ci­dessous, je ne suis pas d’accord que l’agent n’a pas tenu compte des considérations pertinentes.

V.                Analyse

[12]           En ce qui concerne l’argument des demandeurs selon lequel l’agent a omis d’aborder l’application des sections 12.5 et 12.8 du manuel IP 5, le défendeur souligne à juste titre que le manuel IP 5 n’est plus utilisé par Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) pour les demandes pour considérations d’ordre humanitaire (CH). Le site Web de CIC affiche maintenant les « Instructions relatives à l’exécution des programmes », dont une section porte précisément sur les évaluations des considérations d’ordre humanitaire; ces instructions étaient en vigueur au moment de la soumission de la demande CH par les demandeurs. Les extraits suivants sont fournis à titre informatif [Non soulignés dans l’original.] :

Il incombe entièrement au demandeur de décrire précisément dans ses observations les difficultés auxquelles il ferait face s’il n’obtenait pas la dispense demandée. Vous n’avez pas à demander de renseignements au sujet des considérations d’ordre humanitaire ni à convaincre le demandeur que de telles considérations n’existent pas.

Il incombe au demandeur d’exposer toutes les considérations d’ordre humanitaire qu’il estime pertinentes dans son cas.

[...]

La recherche des faits doit être effectuée selon la norme de preuve habituelle en droit administratif, soit la prépondérance des probabilités : est­il plus probable que le contraire que les éléments de preuve ou les renseignements présentés soient véridiques?

[traduction]

[...]

Le demandeur peut fonder sa demande CH sur tout facteur pertinent dont il faut tenir compte, notamment :

   l’établissement au Canada, dans le cas des demandes présentées au Canada et la capacité de s’établir au Canada, dans le cas des demandes présentées à l’étranger;

   ses liens avec le Canada;

   l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision CH, le cas échéant;

   des facteurs dans son pays d’origine (p. ex. conditions défavorables dans le pays);

   des facteurs relatifs à la santé (p. ex. l’incapacité d’un pays à fournir des traitements médicaux);

   des facteurs relatifs à la violence familiale;

   les conséquences de la séparation des membres de la famille;

   l’incapacité à quitter le Canada ayant conduit à l’établissement (dans le cas de demandeurs au Canada).

[13]           Ces extraits démontrent clairement qu’il incombe aux demandeurs de préciser les difficultés auxquelles ils auraient à faire face et de les présenter selon une prépondérance de probabilités. L’agent n’a pas à demander des renseignements aux demandeurs; il doit plutôt tenir compte de tous les éléments qui lui ont été présentés. Je suis d’accord avec le défendeur que ces lignes directrices ne sont ni obligatoires ni exhaustives; qu’elles ne sont pas exécutoires par le public (Mohammad c. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1989] 2 CF 363 (CAF), [1988] ACF no 1141 (QL), au paragraphe 14); qu’elles ne lient pas l’agent (Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness) c. Cha, 2006 CAF 126, au paragraphe 15); et qu’elles ne peuvent pas entraver le pouvoir discrétionnaire de l’agent (Tshidind c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 561, au paragraphe 9).

[14]           Cela a été récemment confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêté Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 32 :

 Notre Cour a indéniablement reconnu que les Lignes directrices peuvent servir à déterminer ce qui constitue une interprétation raisonnable d’une disposition donnée de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Agraira, par. 85). Or, selon leur libellé même, les Lignes directrices « ne lient pas légalement le ministre » et elles « ne sont pas exhaustives ni restrictives » (Traitement des demandes au Canada, section 5). En d’autres termes, l’agent peut les considérer lorsqu’il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 25(1), mais il doit [traduction] « s’attacher aux circonstances particulières du dossier » (Donald J. M. Brown et l’honorable John M. Evans [...], Judicial Review of Administrative Action in Canada (2014), p. 12­45). Il ne doit pas voir dans ces directives informelles des exigences absolues qui limitent le pouvoir discrétionnaire à vocation équitable que le par. 25(1) lui permet d’exercer lorsque des considérations d’ordre humanitaire le justifient (voir Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, 1982 CanLII 24 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 2, p. 5; Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49 (CanLII), [2004] 3 R.C.F. 195 (C.A.), par. 71).

[15]           Néanmoins, je suis d’accord que l’agent a tenu compte des considérations d’ordre humanitaire énoncées dans les lignes directrices à l’égard de la famille. Il a examiné de façon positive les liens et l’interdépendance entre les demandeurs et leurs enfants et petits­enfants, ainsi que les soins et le soutien offerts, et il a reconnu que la séparation entraînerait des difficultés affectives. Cependant, l’agent a conjugué ces considérations avec les conclusions qu’il a tirées selon lesquelles les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils auraient de la difficulté à obtenir des visas de visiteur au Canada à l’avenir, notamment des « super visas ». De plus, ils n’ont pas démontré que leur situation financière exigeait un niveau exceptionnel d’établissement au Canada. L’agent était libre d’examiner ces différentes considérations.

[16]           Par conséquent, on ne peut pas dire, comme le soutiennent les demandeurs, que [traduction] « toutes les considérations dans lesdites lignes directrices sont établies en faveur des demandeurs, à l’exception de celles portant sur le soutien offert dans leur pays d’origine ». L’agent a signalé d’autres préoccupations, notamment le manque de preuve pour justifier qu’il serait particulièrement difficile pour les demandeurs de faire une demande de visa de visiteur.

[17]           Quant à la conclusion de l’agent que la preuve sur le pays de résidence de leur fille Aline n’est pas concluante, je suis d’accord avec le défendeur qu’il était libre de tirer cette conclusion. Comme la Cour l’a statué dans l’arrêté Obeta c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF1542, au paragraphe 25 :

Comme il est expliqué précédemment, l’obligation de fournir des renseignements suffisants incombe au demandeur et, lorsque les préoccupations de l’agent découlent directement des exigences de la Loi ou de son règlement d’application, l’agent n’est nullement tenu de faire part de ses doutes ou de ses préoccupations au demandeur. [...] En ce qui concerne le caractère suffisant des renseignements, ce n’est pas simplement parce que la demande est « complète » que l’obligation sera transférée à l’agent. Le demandeur a l’obligation de présenter une demande qui non seulement est « complète », mais aussi pertinente, convaincante et sans ambiguïté.

[18]           À mon avis, la demande des demandeurs était ambiguë relativement au pays de résidence d’Aline, et l’agent n’était nullement tenu de faire part de ce doute aux demandeurs (Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 855, au paragraphe 32).

[19]           De plus, je suis d’accord avec le défendeur que cette conclusion n’était pas un facteur déterminant dans la décision de l’agent. La conclusion tirée par l’agent, selon laquelle la preuve objective était minimale pour suggérer que les demandeurs n’avaient aucun membre de famille ou aucune personne non apparentée au Liban, ne s’en tenait pas à la preuve non concluante du pays de résidence d’Aline. Il s’agissait plutôt d’une conclusion générale que les demandeurs doivent avoir des membres de famille ou des amis au Liban étant donné qu’ils ont vécu là pendant la majorité de leur vie.

[20]           Au­delà des préoccupations de l’agent concernant le pays de résidence d’Aline et le soutien familial au Liban, il a noté le manque de preuve d’expert en ce qui a trait aux problèmes de santé des demandeurs. Ces problèmes de santé ont seulement été mentionnés brièvement dans les lettres de l’une de leurs filles; ils n’ont pas été confirmés par des professionnels de la santé. Encore une fois, cette conclusion est fonction de la suffisance de la preuve.

[21]           Étant donné le manque de preuve justifiant leurs problèmes de santé, je ne suis pas d’accord avec l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants puisqu’il n’a pas pris en considération le facteur que les demandeurs ne pourront pas retourner au Canada en raison de la détérioration de leur état de santé. En fait, l’agent reconnaît que la séparation entraînerait des difficultés affectives. Il s’est montré « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des petits­enfants des demandeurs. Cependant, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils auraient de la difficulté à faire une demande de super visa à l’avenir. Cette conclusion est raisonnable compte tenu de la preuve qui lui a été présentée.

[22]           Dans l’ensemble, je suis d’avis que la décision de l’agent est raisonnable.

VI.             Conclusion

[23]           Par ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée dans la présente affaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2446-15

INTITULÉ :

ANTOINE BECHAALANI ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 décembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge Gagné

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MARS 2016

COMPARUTIONS :

Mark J. Gruszczynski

Pour les demandeurs

Evan Liosis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gruszczynski, Romoff

Avocat­procureur

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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