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Date : 20160413


Dossier : IMM-4549-15

Référence : 2016 CF 408

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

AKILAN SATHASIVAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

[1]               Le demandeur, un citoyen tamoul du Sri Lanka, demande un contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Commission), qui a établi qu’il est ni un réfugié ni une personne à protéger. Bien que la décision de la SPR touchait également la demande du frère du demandeur, seule la demande de celui­ci est aujourd’hui examinée par la Cour.

[2]               Le demandeur, un célibataire tamoul de 24 ans, est un conducteur de pousse­pousse motorisé de Valvetty, dans le nord du Sri Lanka. Il affirme craindre la persécution aux mains de l’armée et de la police du Sri Lanka, ainsi que d’un groupe paramilitaire tamoul pro­gouvernemental appelé le Parti démocratique du peuple d’Eelam [PDPE], parce qu’il était perçu comme étant un membre ou un sympathisant des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET]. Il invoque les trois incidents suivants pour appuyer sa demande :

                     en juin 2013, le demandeur a été détenu pendant deux heures et interrogé par l’armée au sujet de son lien avec les TLET. Il a nié avoir un lien avec eux et n’a pas été maltraité physiquement cette fois­ci;

                     vers juin 2014, il a été à nouveau interrogé par l’armée, pendant environ 20 minutes, au sujet de son lien avec les TLET;

                     en août 2014, il a été arrêté et emmené dans un camp militaire, où il a été détenu et menacé, mais pas maltraité physiquement. La famille du demandeur a payé un pot­de­vin pour le faire libérer.

[3]               Le frère du demandeur a également eu plusieurs interactions avec l’armée ou le PDPE entre le début de 2009 et janvier 2012, quand il a quitté le pays, mais contrairement au demandeur, il a été agressé physiquement par ces groupes lors de sa détention.

[4]               En novembre 2014, le demandeur a quitté Valvetty. Au cours des mois suivants, il a parcouru plusieurs pays, dont les États­Unis. En janvier 2015, le PDPE est venu chez le demandeur, à Valvetty, pour poser des questions sur l’endroit où il se trouvait. Le 27 avril 2015, le demandeur est arrivé au Canada. Il a fait une demande d’asile peu après.

[5]               La SPR n’a pas vraiment remis en question la véracité de l’histoire du demandeur ou sa crainte subjective, donc je rejette tout motif d’attaque selon lequel la SPR a commis une erreur en omettant de tirer des conclusions sur la crédibilité en termes clairs et sans équivoque. Le demandeur soutient également que la SPR a omis d’examiner s’il relève de l’exception relative aux raisons impérieuses en vertu du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR]. Cependant, pour que cette exception s’applique, il faut d’abord établir que le demandeur était, mais n’est plus, un réfugié au sens de la Convention, en raison de changements survenus dans son pays d’origine (Niyonzima c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 299, au paragraphe 56). Cette exigence est pas remplie en l’espèce.

[6]               Il est bien admis qu’aux termes de l’article 96 de la LIPR, le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité raisonnable ou sérieuse d’un risque de persécution future (Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, aux paragraphes 5 et 6; Alam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4, aux paragraphes 5 à 8; Florea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1472, aux paragraphes 23 et 24). Bien que le critère soit dûment indiqué par la SPR au début et à la fin de son analyse, le demandeur soutient que deux passages figurant ailleurs dans la décision laissent entendre qu’au lieu d’examiner s’il y avait une « possibilité grave » de persécution, la SPR a appliqué un critère de « prépondérance des probabilités » plus élevé. J’ai lu attentivement les passages invoqués par le demandeur et je suis convaincu que, lorsqu’ils sont lus dans leur ensemble, les motifs démontrent que la SPR a appliqué le bon critère (Thiyagarasa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 48, aux paragraphes 22 à 24).

[7]               En ce qui concerne les demandes du demandeur et de son frère, la question déterminante est de savoir si, en raison de leur appartenance ethnique et de leur âge, ils avaient une crainte fondée de persécution ou seraient personnellement soumis, selon la prépondérance des probabilités, à un risque pour la vie, un risque de peines ou de traitements cruels et inusités ou un risque de torture, à leur retour au Sri Lanka. La SPR a notamment conclu que [traduction]  « les demandeurs n’ont pas un profil qui augmenterait leur risque de préjudice au­delà d’un niveau de simple possibilité (c’est­à­dire qu’il n’y a aucun risque raisonnable qu’ils seraient persécutés) ».

[8]               Plus particulièrement, la SPR a conclu que  [traduction] « selon la preuve présentée, il ne semble pas que les autorités gouvernementales, l’armée sri­lankaise ou tout groupe paramilitaire comme le PDPE considèrent les demandeurs comme étant des membres ou des partisans des TLET ». En particulier, la SPR a noté que le demandeur avait été libéré après chacune de ses détentions, qu’il n’avait pas été physiquement blessé, que les détentions elles­mêmes n’étaient pas très longues et que, à une seule occasion, il avait été libéré à la suite du paiement d’un pot­de­vin. La SPR a déduit de ces faits que l’armée ne croyait pas que le demandeur était lié aux TLET, mais le visait à des fins d’extorsion. Elle a également noté que, bien que le PDPE ait enquêté sur l’endroit où se trouvait le demandeur après avoir quitté Valvetty, elle n’a fait aucune autre démarche depuis ce temps­là. Elle a conclu que l’armée et le PDPE n’avaient aucun intérêt réel à l’égard du demandeur.

[9]               Je rejette l’argument avancé par le demandeur que la SPR a tiré un certain nombre de conclusions spéculatives – notamment, qu’elle a commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas été sérieusement soupçonné d’avoir des liens avec les TLET, en partie parce qu’il avait été libéré peu de temps après chacune de ses détentions. La décision contestée doit être lue dans son ensemble. La durée de la détention du demandeur était certainement un facteur pertinent à prendre en considération pour déterminer s’il était sérieusement soupçonné d’avoir des liens avec les TLET. D’ailleurs, ce n’était pas le seul facteur dont la SPR a tenu compte, ni était­il déraisonnable pour la SPR de le prendre en compte. La SPR est également autorisée à tirer des conclusions raisonnables découlant à la fois de la preuve documentaire et de l’expérience personnelle que les demandeurs peuvent avoir eu avec l’agent de persécution, car « [i]l est de droit constant que le critère pour la persécution et la protection est prospectif » (Martinez Giron c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 7, paragraphe 50).

[10]           Elle a également examiné l’argument du demandeur selon lequel sa tentative de demander l’asile au Canada a augmenté son risque de persécution parce que le Canada est connu pour être le foyer d’une diaspora tamoule qui soutient les TLET. En rejetant cet argument, elle a reconnu que le demandeur serait probablement interrogé à son retour et que  [traduction] « les Tamouls du nord et de l’est pourraient faire l’objet d’une surveillance accrue ». Il était loisible à la SPR de conclure que, malgré cette preuve, le demandeur ne serait pas confronté à une « possibilité sérieuse » de persécution, compte tenu des documents qui sont en sa possession, du fait qu’il n’ait pas de casier judiciaire ou de liens (ou liens présumés) avec les TLET et d’autres aspects de son « profil ». Cette conclusion est étayée par la preuve. Je rejette l’argument avancé par le demandeur selon lequel la conclusion de la SPR à cet égard est déraisonnable.

[11]           Cela me conduit au motif le plus grave du reproche fait en l’espèce par le demandeur.

[12]           Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a constaté que l’extorsion à laquelle était confronté le frère du demandeur ne justifiait pas la prise de mesures, en partie, parce que  [traduction] « le risque d’extorsion est quelque chose à laquelle toutes les personnes sont soumises au Sri Lanka lorsque des membres des partis se livrent à des activités criminelles ». Cette déclaration est directement précédée par une déclaration selon laquelle  [traduction] « comme tant d’autres Tamouls, [le frère du demandeur] a été ciblé pour une extorsion facile avec des menaces d’allégations selon lesquelles il était impliqué avec les TLET ». En premier lieu, le demandeur fait valoir que cette déclaration est factuellement inexacte parce que les Tamouls sont en fait ciblés de manière disproportionnée à des fins d’extorsion. En second lieu, le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en laissant entendre qu’il y a une ligne de démarcation claire entre le « crime » d’une part et la « persécution » de l’autre. Le fait que l’extorsion soit un crime qui peut être commis, en partie, pour des raisons économiques ne l’empêche pas d’être aussi un acte de persécution commis, en partie, en raison de l’appartenance ethnique du demandeur. En troisième lieu, le demandeur soutient que la question du risque généralisé est sans intérêt aux fins d’une analyse visée par l’article 96 (par opposition à l’article 97).

[13]           Dans l’arrêt Sivaraththinam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 162, au paragraphe 68, le juge Annis a examiné la nature de l’extorsion aux fins de l’évaluation d’un risque personnalisé par rapport à un risque généralisé aux termes de l’article 97 de la LIPR, en déclarant ce qui suit :

L’extorsion est par nature un crime personnalisé, ce qui crée une certaine confusion quant à l’analyse du risque qui doit suivre. Lorsqu’une crainte fondée sur l’extorsion est alléguée, la Commission doit déterminer si le demandeur d’asile a fourni les éléments de preuve nécessaires pour s’acquitter de son fardeau et démontrer que le crime général d’extorsion représente, dans son cas précis, une menace à sa vie ou un risque de traitements ou peines cruels et inusités suffisants pour le distinguer du risque que connaissent les personnes placées dans la même situation dans le pays en question, dans notre cas, les Sri­lankais qui sont considérés comme bien nantis. C’est l’analyse qu’a effectuée le commissaire, qui a fait remarquer que les allégations de risque soulevées par le demandeur ne le distinguaient en rien des autres Sri­lankais considérés comme bien nantis.

[Non souligné dans l’original.]

[14]           En l’espèce, le demandeur n’invoque pas un risque d’extorsion en raison de son statut de Sri­Lankais qui est perçu comme étant nanti, mais plutôt de Sri­Lankais qui est aussi un jeune homme tamoul du nord du pays. Dans l’arrêt Gunaratnam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 358, dans des circonstances identiques, le juge Russell a longuement examiné la question du risque spécifique d’extorsion auquel sont confrontés les jeunes hommes tamouls, sur la foi des menaces de dénonciation en tant que partisans des TLET, en concluant que la Commission avait commis une erreur susceptible de révision en omettant de faire une évaluation sur ce plan :

[53] À mon avis, ce qui manque à l’analyse est l’examen de la preuve présentée par le demandeur et le Rapport du Département selon lequel les jeunes hommes tamouls originaires du nord sont ciblés de cette façon. La Commission n’a pas traité des autres groupes ou races ciblés de cette façon, et il est clair que l’EPDP et le groupe Karuna ciblent particulièrement les jeunes hommes tamouls, car ils peuvent les menacer de les dénoncer au gouvernement comme étant des partisans des TLET.

[54] Cette façon de faire ne me semble pas être de l’extorsion sans ciblage racial, ou un risque auquel d’autres personnes sont généralement exposées au Sri Lanka.

[…]

[58] Je ne vois pas comment la Commission a pu conclure qu’il s’agit d’un risque auquel sont généralement exposées les autres personnes au Sri Lanka. La preuve dont disposait la Commission révèle que l’EPDP et le groupe Karuna ne ciblent pas le demandeur uniquement à des fins économiques. Ils ciblent plutôt les jeunes hommes tamouls originaires de Jaffna, parce qu’ils peuvent les menacer de les dénoncer dans le but d’appuyer leurs demandes d’extorsion. Seuls les jeunes hommes tamouls peuvent être exposés à ce risque particulier, à savoir l’extorsion de concert avec les menaces de dénonciation en tant que partisan des TLET. La Commission doit alors être en mesure d’expliquer pourquoi un groupe ciblé, du moins en partie, du fait de sa race, peut se prévaloir de l’exception prévue au sous­alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.

[59] Je crois que ce fait, à lui seul, exige que l’affaire soit renvoyée pour nouvel examen. Le demandeur a soulevé plusieurs autres questions, mais je ne crois pas devoir examiner chacune d’entre elles. La Commission tire une conclusion fondamentale selon laquelle le demandeur ne correspond pas au profil d’une personne exposée à un risque de la part du gouvernement sri­lankais, advenant son retour. Toutefois, je constate l’absence d’une discussion et d’un examen exhaustifs sur le fait que le demandeur est une personne qui a été détenue à trois reprises et accusée d’entretenir des liens avec les TLET, et que le groupe Karuna a détenue, battue, et menacée de dénonciation au gouvernement comme étant un partisan des TLET s’il ne versait pas les sommes exigées (ce qu’il n’a pas fait) (DCT, à la page 634) :

[traduction]

« Si vous ne le faites pas, vous… et nous dirons à l’armée que vous êtes un partisan des TLET «, puis ils ont dit que si j’étais remis à l’armée, ils me tortureraient et maintiendraient ma détention.

[60]  Il n’y a rien dans la preuve qui laisse entendre que ce genre de choses ne se produit pas. La propre preuve de la Commission indique que sont exposées à un risque notamment « les personnes soupçonnées d’entretenir des liens avec les TLET ». Si le groupe Karuna exécute sa menace, le demandeur sera donc soupçonné d’entretenir ces liens.

[Non souligné dans l’original.]

[15]           Dans le cas présent, la SPR indique, au paragraphe 16 de sa décision, que les interactions entre le demandeur et le PDPE ne révèlent aucun risque spécifique : [TRADUCTION] « Comme beaucoup d’autres Tamouls, il a été ciblé pour extorsion facile avec des menaces d’allégations selon lesquelles il était impliqué avec les TLET. Ce risque d’extorsion est quelque chose à laquelle toutes les personnes sont soumises au Sri Lanka lorsque des membres de partis se livrent à des activités criminelles ». Néanmoins, pour en arriver à cette conclusion, la SPR a omis d’effectuer une analyse du profil particulier du demandeur en tant que jeune homme tamoul dans le nord du Sri Lanka dans le cadre du risque d’extorsion. Même si la SPR continue à examiner le profil de jeune homme du demandeur en tant que jeune homme tamoul dans la section suivante de son analyse, elle ne relie pas cette analyse à son examen précédent du risque de préjudice du demandeur causé par l’extorsion, bien qu’elle reconnaisse que [traduction] « les Tamouls sont traités différemment » au Sri Lanka et, comme dans l’arrêt Gunaratnam, que les personnes à risque particulier comprennent  [traduction] « les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET » – que ce soit réel ou perçu ». La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas confronté à un risque d’extorsion spécifique était donc déraisonnable, car elle n’a pas pris pleinement en compte le profil du demandeur en tant que jeune homme tamoul (voir aussi : Pathamanathan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353, au paragraphe 25).

[16]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision contestée est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission aux fins d’une nouvelle décision par un autre tribunal de la SPR. L’avocat n’a proposé aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision datée du 16 septembre 2015 est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission aux fins d’une nouvelle décision par un autre tribunal de la Section de la protection des réfugiés. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4549-15

 

INTITULÉ :

AKILAN SATHASIVAM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 avril 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE :

Le 13 avril 2016

 

COMPARUTIONS :

John Grice

 

Pour le demandeur

Neeta Logsetty

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davis & Grice

North York (Ontario)

 

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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