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Date : 20160420


Dossier : IMM-3270-15

Référence : 2016 CF 449

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

FOUNDIE ABRAHAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

Introduction

[1]               La demanderesse, une citoyenne haïtienne, conteste, par la voie du présent contrôle judiciaire, la décision d’un agent d’immigration (l’Agent), datée du 25 juin 2015, statuant qu’elle n’est pas admissible, aux fins de la demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire qu’elle a soumise au défendeur quelques semaines plus tôt dans le contexte de la levée de la suspension temporaire des renvois vers Haïti, en vigueur depuis 2004 (STR), aux bénéfices de la Politique d’intérêt public temporaire (PIPT) mise en place en décembre 2014 dans la foulée de la levée de la STR.

[2]               Une décision favorable à la demanderesse aurait eu l’avantage, pour l’essentiel, de la faire bénéficier, pendant toute la durée du traitement de sa demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire, d’un sursis administratif à l’encontre de l’exécution d’une mesure de renvoi dont elle aurait pu faire l’objet pendant cette période.

[3]               La demanderesse soutient que la décision de l’Agent doit être annulée au motif qu’elle n’est pas suffisamment motivée.  Elle soutient à cet égard que ladite décision ne lui permet pas de comprendre en quoi elle n’est pas admissible aux bénéfices de la PIPT.

[4]               Elle soutenait également dans son premier mémoire que l’Agent avait enfreint les règles de l’équité procédurale en lui acheminant une décision en anglais.  Ce geste était certes malhabile et possiblement contraire aux exigences de la Loi sur les langues officielles, LRC (1985) ch 31 (4e suppl) mais dans la mesure où la demanderesse n’a pas démontré qu’elle en avait subi un préjudice sur le plan des protections procédurales auxquelles elle était en droit de s’attendre en l’espèce, cet argument ne peut réussir.  D’ailleurs, cet argument n’a pas été repris par la demanderesse dans son mémoire additionnel et sa nouvelle procureure n’a pas insisté sur ce point à l’audition de la présente affaire.

Contexte

[5]               La demanderesse est arrivée au Canada suite au tremblement de terre qui a ravagé Haïti en janvier 2010.  Elle était alors âgée de 22 ans et elle était accompagnée de ses parents et de ses deux frères.  Son père, Gérard Jean Abraham (M. Abraham), est citoyen canadien depuis 1979 et sa mère, résidente permanente depuis 2011.  Peu après l’arrivée de la famille au Canada, M. Abraham a demandé la citoyenneté canadienne au nom de ses trois enfants.  Cette demande a été acceptée dans le cas des deux frères mais les choses se sont avérées plus compliquées dans le cas de la demanderesse en raison du fait que, bien qu’elle l’ait toujours considéré comme son père et lui comme sa fille, elle n’est ni la fille biologique ni, sur le plan formel, la fille adoptive de M. Abraham.  Ultimement, et pour des raisons sur lesquelles il n’est pas utile d’élaborer aux fins des présentes procédures, la demande de citoyenneté produite au nom de la demanderesse a, le 11 décembre 2014, été rejetée par les autorités de Citoyenneté et Immigration Canada.

[6]               À peu près au même moment, soit le 1er décembre 2014, le gouvernement canadien, comme l’y autorise l’article 230 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, lève la STR vers Haïti décrétée en 2004.  Il estime que la population d’Haïti ne fait plus face à un risque généralisé.  Cela fait en sorte que les mesures de renvois prises à l’encontre de ressortissants haïtiens deviennent exécutoires.

[7]               Dans les quelques jours qui précèdent la levée de la STR, soit le 26 novembre 2014, le défendeur adopte, aux termes du paragraphe 25.2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), la PIPT pour les ressortissants d’Haïti.  Cette disposition confère au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir discrétionnaire d’étudier le cas de l’étranger qui, notamment, ne se conforme pas à la Loi et de lui octroyer le statut de résident permanent ou de lever tout ou une partie des critères et obligations applicables « si l’étranger remplit toute condition fixée par le ministre et que celui-ci estime que l’intérêt public le justifie ».

[8]               Un bulletin opérationnel (le « BO 600 »), daté du 23 janvier 2015, et qui a pour objet de fournir une orientation fonctionnelle au traitement des demandes de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire découlant de la levée de la STR vers Haïti (et le Zimbabwe), énonce les critères d’admissibilité à la PIPT.  Ainsi, celui ou celle qui, dans le cas d’Haïti, fait une telle demande, doit, pour espérer bénéficier d’un sursis administratif à l’exécution d’une mesure de renvoi pendant le traitement de ladite demande, respecter les exigences suivantes:

a)      Être un ressortissant d’Haïti;

b)      Avoir résidé au Canada le jour de la levée de la STR, soit le 1er décembre 2014;

c)      Ne jamais avoir présenté une demande d’asile déclarée irrecevable devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR);

d)     Ne pas être interdit de territoire pour raison de sécurité, d’atteinte aux droits humains ou internationaux, de criminalité, de grande criminalité ou de criminalité organisée;

e)      Ne jamais avoir présenté une demande d’asile rejetée pour motif d‘exclusion au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut de réfugiés;

f)       Ne jamais avoir fait l’objet d’accusations criminelles portées puis retirées par la Couronne pour permettre l’exécution d’une mesure de renvoi;

g)      Ne pas être visé par aucun mandat en matière de criminalité non exécuté; et

h)      Avoir présenté une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire au Canada dans les six mois de la levée de la STR ou, pour le demandeur qui a présenté une demande d’asile au plus tard le jour de la levée de la STR et dont la demande est en attente, dans les six mois de la décision défavorable de la CISR, et ce , même si cette décision a été rendue plus de six mois après la date de la levée de la STR.

[9]               Pour être admissible à la PITP, celui ou celle qui fait la demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire dans la foulée de la levée de la STR doit aussi, et c’est le critère qui fait problème en l’espèce, « faire l’objet d’une mesure de renvoi (incluant les mesures de renvoi conditionnelles) ou avoir bénéficié des mesures spéciales pour Haïti (MSH) au moment de la levée de la STR ».  Les MSH, auxquelles il a été mis fin le 30 novembre 2014, avaient été mises en place de manière à permettre à certains ressortissants haïtiens au Canada touchés par le tremblement de terre de 2010 en Haïti de demander un permis de travail sans avoir besoin d’un avis relatif au marché du travail et de bénéficier de la couverture des soins de santé du Programme fédéral de santé intermédiaire.

[10]           La demanderesse, qui rencontre par ailleurs tous les autres critères, reconnaît qu’elle ne fait pas l’objet d’une mesure de renvoi mais elle estime qu’il lui suffit, eu égard à ce dernier critère, d’avoir bénéficié des MSH au moment de la levée de la STR pour être admissible aux bénéfices de la PIPT et donc à un sursis administratif à l’exécution de toute mesure de renvoi qui pourrait être prononcée contre elle, vu qu’elle est sans statut au Canada, pendant le traitement de sa demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire.

[11]           Le défendeur admet, pour sa part, que les deux composantes de ce critère ne sont pas cumulatives mais que l’une ou l’autre doit impérativement être satisfaite pour donner ouverture aux bénéfices de la PIPT.

Question en litige et norme de contrôle applicable

[12]           Il s’agit donc ici de déterminer si, comme le prétend la demanderesse, la décision de l’Agent lui refusant les bénéfices de la PIPT au motif qu’elle ne bénéficiait pas des MSH au moment de la levée de la STR, est entachée d’une erreur justifiant, suivant l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7, l’intervention de la Cour.

[13]           Les parties s’entendent pour dire que l’argument de l’insuffisance des motifs de la décision de l’Agent doit être analysé suivant la norme de la raisonnabilité.  Elles ont raison (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 14, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union]).

[14]           Toutefois, la demanderesse soutient que dans la mesure où l’examen de la décision de l’Agent requiert de donner un sens aux critères d’admissibilité à la PIPT, la norme applicable est celle de la décision correcte puisqu’il s’agit là d’une question d’intérêt général liée à la mise en œuvre d’un pouvoir lié.  

[15]           Il faut éviter ici de confondre les genres.  Les décisions d’un agent d’immigration chargé de la mise en œuvre d’une politique adoptée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration dans l’exercice d’un pouvoir purement discrétionnaire ne peuvent être astreintes à une norme de contrôle plus rigoureuse que celle qui s’applique au ministre lui-même dans l’élaboration et la mise en œuvre de politiques adoptées en vertu de Loi.

[16]           Il est bien établi maintenant que hormis les cas d’équité procédurale, la norme de la décision correcte ne s’applique que lorsque se pose une question (i) liée à la validité constitutionnelle d’une loi; (ii) touchant véritablement à la compétence du décideur administratif; (iii) à la fois d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur; ou (iv) mettant en cause la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux para 57-61, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[17]           Rien de cela n’est en cause ici.  De surcroît, la PIPT est une politique et non une loi ou un règlement.  Son interprétation ne saurait en conséquence être qualifiée de question de droit, au sens strict (Rakheja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 633, au para 29, 345 FTR 159 [Rakheja]).  Dans la mesure, donc, où un agent d’immigration est appelé, dans la mise en œuvre d’une politique instituée par le ministre aux termes des pouvoirs discrétionnaires que lui confère la Loi, à donner un sens à certains éléments de cette politique, la norme de la décision raisonnable s’applique (Rakheja, au para 33).  Si le libellé de la politique ne laisse à l’agent aucune marge de manœuvre, une décision contraire à ce libellé sera déraisonnable.

Analyse

[18]           La demanderesse soutient que la décision de l’Agent ne lui permet pas de comprendre pourquoi sa demande a été rejetée.  Cette décision, dans sa portion pertinente, se lit comme suit :

You are not eligible for the special procedures announced under the temporary public policy following the lifting of the temporary suspension of removals (TSR) on Haiti and Zimbabwe, because you:

[x] are not the subject of a removal order (including a conditional removal order) and you were not benefiting from the Haitian Special Measures at the time of the lifting of the TSR.

[19]           Il est utile de rappeler que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision.  Cet argument requiert deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat.  En d’autres termes, il exige un exercice plus global en ce sens que les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat de manière à permettre de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si celle-ci, dans une perspective de raisonnabilité, fait partie des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, au para 14; Dunsmuir, au para 47).

[20]           À mon avis, la décision de l’Agent explique clairement pourquoi la demanderesse n’est pas admissible à la PIPT aux fins de sa demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire.  L’agent avait à se satisfaire que la demanderesse rencontrait chacun des critères de cette politique, tel qu’énoncé au bulletin BO 600.  C’est ce qu’il a fait.  À mon avis, l’Agent n’avait pas à justifier sa décision davantage qu’il ne l’a fait pour en comprendre le fondement et permettre de déterminer si elle fait partie des issues possibles acceptables au sens de l’arrêt Dunsmuir.

[21]           Ce que la demanderesse conteste ultimement, c’est le fondement même de la décision.  Elle soutient que l’Agent a mal interprété le critère qui exigeait d’elle qu’elle ait bénéficié des MSH au moment de la levée de la STR.  La demanderesse reconnaît ne pas avoir tiré avantage des MSH avant la levée de la SRT, le 1er décembre 2014, mais elle plaide que si elle ne l’a pas fait en temps utile, c’est parce qu’elle était inapte au travail et qu’elle était en attente de sa citoyenneté canadienne.  Elle soutient que l’Agent se devait de tenir compte de ces deux facteurs et qu’il était tenu, dans ces circonstances, à une interprétation souple des critères d’admissibilité de la PITP.  En d’autres termes, la demanderesse plaide qu’il lui suffisait, dans ce contexte, d’être admissible aux MSH au moment de la levée de la STR pour être considérée comme ayant bénéficié des MSH et comme répondant, par le fait même, aux critères de la PIPT.

[22]           Je ne peux souscrire à cet argument.  Non seulement va-t-il à l’encontre des termes utilisés dans le document – le bulletin BO 600 –  visant à opérationnaliser la PIPT (le demandeur « doit […] avoir bénéficié » des MSH « au moment de la levée de la STR »), lesquels, à moins d’en torturer le sens, font clairement référence à la prise de mesures concrètes en lien avec une échéance précise, mais il fait intervenir un élément de discrétion dans le travail des agents d’immigration appelés à mettre en œuvre la PIPT que le texte de cette politique, encore là, ne prévoit et n’envisage clairement pas.

[23]           À cet égard, l’Agent ne disposait d’aucune marge de manœuvre : il devait se satisfaire de la présence d’un certain nombre de critères, tous parfaitement objectifs, afin de décider si la demanderesse était admissible à la PIPT (Terante c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1064, au para 34).  De son propre aveu, la demanderesse, croyant avoir des raisons légitimes de ne pas le faire, n’a pas pris concrètement avantage des MSH, même si elle y était admissible.  Aussi malheureuse que puisse être la situation, les critères de la PIPT, tels qu’énoncées au bulletin BO 600, sont clairs à ce sujet faisant en sorte que l’Agent, à mon avis, n’avait d’autre choix, dans ces circonstances, que de conclure comme il l’a fait.

[24]           La demanderesse dénonce la position prônée par le défendeur en l’instance dans la mesure où elle contredirait la logique même de l’instauration de la PIPT, qui est de protéger les ressortissants haïtiens touchés par la levée de la STR.  Elle plaide aussi qu’un examen de l’ensemble des documents administratifs mis en preuve par le défendeur révèle une certaine dichotomie quant aux critères d’admissibilité à la PIPT, notamment l’Annexe C à l’affidavit de l’affiante du défendeur.  Or, comme le fait remarquer le défendeur, cette Annexe concerne les demandeurs d’asile déboutés assujettis à une période d’interdiction de 12 mois pour la considération de toute demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire.  La demanderesse ne fait pas partie de cette catégorie de ressortissants haïtiens résidant au Canada.  Quant à la logique de l’instauration de la PIPT, il n’appartient pas à la Cour de questionner la sagesse d’une politique gouvernementale, par opposition à sa légalité, bien qu’en l’espèce on puisse très bien envisager que le ministre ait pu voulu prioriser, en définissant les critères d’admissibilité à la PIPT, ceux et celles qui se sont effectivement prévalus des MSH en temps utiles, soit avant la levée de la STR.

[25]           Ceci dit, la demanderesse se trouve dans une situation plutôt inusitée et, ultimement, peu enviable.  Alors que le statut au Canada de tous les membres de sa famille proche est sécurisé, le sien demeure incertain et la rend sujette à un renvoi possible.  Il est à espérer que sa situation particulière, qui résulte de circonstances en partie hors de son contrôle, sera dûment prise en compte lors de l’examen de sa demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire et que celle-ci sera traitée avec toute la célérité requise dans les circonstances.

[26]           Les procureurs des parties ont convenu qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à certifier une question pour la Cour d’appel fédérale.  Je partage cet avis.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée; et

2.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3270-15

INTITULÉ :

FOUNDIE ABRAHAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 janvier 2016

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 20 avril 2016

COMPARUTIONS :

Me Coline Bellefleur

Pour le demandeur

Me Patricia Nobl

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Taillefer, Beaumier, Plouffe, Kano, SENCRL

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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