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Date : 20160425


Dossier : IMM-5053-15

Référence : 2016 CF 460

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

BING LIU

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS 

[1]               Le ministre a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié accueillant l’appel de Mme Liu à l’encontre d’une décision de la Section de l’immigration (SI). La Section de l’immigration a constaté que Mme Liu avait obtenu le statut de résidente permanente au moyen d’un mariage de complaisance et qu’elle était donc interdite de territoire pour fausse déclaration. En appel, Mme Liu a avoué que le mariage avait été une fraude et qu’elle avait donc accepté la conclusion d’interdiction de territoire de la Section de l’immigration; cependant, elle a demandé que l’appel soit accueilli pour des motifs humanitaires. Cette demande a été acceptée par la SAI.

Contexte

[2]               Mme Liu est né en Chine, le 20 septembre 1983. En février 2004, elle est arrivée au Canada avec un visa d’étudiante, qu’elle a ensuite prorogé jusqu’en 2008. En 2006, elle a pris des dispositions pour conclure un mariage frauduleux dans le but d’obtenir le statut de résidente permanente au Canada. Le 17 juin 2006, elle a épousé Daniel Pitts dans le cadre d’un mariage de complaisance pour lequel elle avait versé 30 000 $ à la personne qui avait arrangé le mariage. Une petite partie de ces « frais » revenait à M. Pitts pour sa participation au stratagème.

[3]               Le 19 septembre 2007, Mme Liu est devenue résidente permanente du Canada, à la suite d’une demande de parrainage de conjoint présentée par M. Pitts. Elle et M. Pitts ont divorcé le 9 avril 2010.

[4]               Le 14 avril 2012, Mme Liu a épousé son conjoint actuel, avec qui elle a deux enfants : une fille de quatre ans et un fils d’un an.

[5]               En 2008, le ministre et l’ASFC ont ouvert une enquête portant sur un prétendu mariage frauduleux à des fins d’immigration dans le cadre d’une initiative connue sous le nom de Projet Honeymoon. Mme Liu était l’une des personnes dont le mariage a attiré leur attention.

[6]               Un rapport a été rédigé par un agent conformément à l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, qui était d’avis que Mme Liu était interdite de territoire au Canada pour le motif suivant : « directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi », comme prévu à l’alinéa 40(1)a) de la Loi. Ce rapport était fondé, en partie, sur l’alinéa 4(1)a) du Règlement qui prévoit que « l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux [...] d’une personne si le mariage [...] visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi ».

[7]               Les 15 mars et 8 mai 2013, la défenderesse a comparu devant la Section de l’immigration lors d’une enquête. Au cours de l’enquête, elle a soutenu que son mariage avec M. Pitts était authentique et a soumis, par l’intermédiaire de son avocat, un affidavit de M. Pitts qui va dans le même sens. On ne l’a pas cru. À l’issue de l’enquête, le 8 mai, la Section de l’immigration a conclu que la défenderesse était interdite de territoire pour fausse déclaration et a pris une mesure d’exclusion contre elle.

[8]               Dans le cadre d’un appel interjeté devant la SAI, Mme Liu a avoué que son mariage avec M. Pitts était un mariage de complaisance. Elle n’a donc pas contesté que la mesure d’exclusion avait été prise de manière valable.

[9]               La SAI a cherché à comprendre pourquoi elle n’avait pas avoué ce fait devant la Section de l’immigration, et le résumé qu’elle a fait de son témoignage est choquant pour la Cour tout comme il doit l’être pour tout le monde dans la profession juridique :

Elle a déclaré que, quand elle avait reçu une lettre d’Immigration Canada indiquant qu’elle faisait l’objet d’une enquête, elle a revu l’avocat, David Molson, qui l’avait aidé à organiser le faux mariage, pour obtenir des conseils. Il lui a conseillé de ne pas avouer la fraude pour l’empêcher d’être expulsée vers la Chine. [Non souligné dans l’original]

[10]           Elle a demandé à la SAI d’accueillir son appel pour des motifs humanitaires, malgré son aveu, en particulier à la lumière de son établissement et de celui de sa famille au Canada, et des difficultés auxquelles ils seraient tous confrontés si la mesure d’exclusion est confirmée.

[11]           Dans sa décision, la SAI a examiné plusieurs facteurs, à savoir : la gravité de la fausse déclaration; les remords de Mme Liu; son établissement au Canada; l’incidence sur sa famille si elle est renvoyée du Canada;             l’incidence sur elle en cas de renvoi; les intérêts supérieurs de ses deux enfants.

[12]           En ce qui concerne la gravité de la fausse déclaration, la SAI a fait remarquer que Mme Liu avait sciemment et volontairement conclu un mariage de complaisance dans le but de duper les autorités de l’immigration. Elle a conclu que sa fausse déclaration était « très grave » et a donc déclaré que le seuil des dispenses pour motifs d’ordre humanitaire était « relativement élevé ».

[13]           En ce qui concerne les remords, la SAI a fait remarquer ce qui suit : [traduction]

L’appelante a déclaré, au cours de l’audience, qu’elle était désolée d’avoir menti et d’avoir déclaré un mariage frauduleux comme étant réel. Elle a déclaré qu’elle mérite d’être sanctionnée pour son comportement. Elle demande pardon. Elle a pleuré et s’est essuyé les yeux. Elle s’est dite consciente que par ses actions, elle a enfreint la loi et a peut-être privé quelqu’un d’autre de cette possibilité. Elle a indiqué qu’elle est très désolée pour sa famille et ses enfants qui peuvent être pénalisés à cause de ses actions.

[14]           La SAI a également examiné l’argument du ministre selon lequel Mme Liu avait fait persister sa fraude pendant de nombreuses années, notamment en se parjurant lors de son audition devant la Section de l’immigration. Le ministre a fait valoir que son expression de remords était « [traduction] trop peu trop tard ». Cependant, la SAI a conclu que ses remords étaient authentiques.

[15]           En ce qui concerne l’établissement, la SAI a conclu que Mme Liu était bien établie au Canada; elle avait suivi ses études ici, avait un emploi à temps plein, faisait du bénévolat, avait un époux et des enfants de même qu’elle était propriétaire d’une maison. La SAI a examiné l’argument du ministre selon lequel on devrait accorder peu de poids à son établissement parce qu’elle n’avait pas le droit d’être au Canada et « [traduction] ne s’était établie que par la fraude ». La SAI a conclu que cette approche serait « [traduction] inutilement punitive ». Elle a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Afin de déterminer si une mesure spéciale est adéquate, je dois examiner sa situation telle qu’elle l’est. Bien qu’il soit vrai qu’elle n’aurait probablement pas pu s’établir sans la fausse déclaration, cette question est spéculative, car elle aurait pu s’établir ici par d’autres moyens, comme des visas d’étudiants prolongés, par exemple.

[16]           En ce qui concerne l’incidence sur la famille, la SAI a jugé que si Mme Liu est renvoyée, elle prévoit que son mari et ses enfants l’accompagneront. Cela pourrait amener son conjoint à perdre son statut de résident permanent au Canada parce qu’il ne serait peut-être pas en mesure de respecter les conditions de résidence de ce statut. Cela pourrait aussi amener ses enfants à perdre leur citoyenneté canadienne, car la Chine n’accepte pas la double citoyenneté. Enfin, cela causerait la fermeture de l’atelier de réparation automobile du conjoint, dont il possède 40 %. La SAI a conclu que le renvoi de la défenderesse aurait de graves conséquences pour sa famille.

[17]           En ce qui concerne l’incidence sur Mme Liu, la SAI a fait remarquer qu’elle demeurait au Canada depuis 11 ans et devrait quitter son travail et sa maison, et abandonner sa future carrière si elle était renvoyée en Chine. Elle a également fait remarquer que la défenderesse avait fait part de son désir d’avoir plus d’enfants et craignait la stérilisation forcée en Chine, conformément à la politique de l’enfant unique. Elle a conclu que « [traduction] les répercussions négatives sur [elle], si elle devait quitter le Canada, sont tout à fait évidentes. C’est un facteur positif pour [elle] ».

[18]           Enfin, en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, la SAI a conclu qu’il ne serait pas dans l’intérêt de ses enfants de grandir sans leur mère ou de l’accompagner en Chine, si elle devait être renvoyée. La SAI a tenu compte de son autre argument selon lequel son fils chez qui on avait récemment diagnostiqué une allergie aux arachides ne serait pas en mesure d’obtenir des soins médicaux adéquats en Chine; cependant, la SAI a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve indiquant que son fils avait une telle allergie.

Question en litige

[19]           Il n’y a qu’une seule question soulevée dans la demande du ministre : la décision de la SAI était-elle raisonnable? Le ministre soutient qu’elle n’était pas raisonnable parce que la SAI n’explique pas pourquoi elle accepte le fait que les remords de la défenderesse sont authentiques et parce que la SAI a commis une erreur en évaluant l’établissement de la défenderesse.

Analyse

A.                Remords

[20]           Le ministre soutient que la SAI n’a pas expliqué pourquoi elle a conclu que les remords de Mme Liu étaient authentiques. Elle fait valoir que cette affaire est donc semblable à celle de Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lotfi, 2012 CF 1089, 221 ACWS (3d) 405, au paragraphe 20, où la Cour a conclu que la SAI avait indûment omis d’expliquer « pourquoi elle a conclu que le défendeur avait exprimé des remords » pour sa fausse déclaration.

[21]           Je ne peux pas être d’accord avec le ministre. La SAI a fourni une explication pour sa constatation de véritables remords. Elle a fait observer que Mme Liu avait dit qu’elle était désolée et qu’elle avait pleuré et s’était essuyé les yeux. Elle a pris note de sa reconnaissance du fait que ses actions avaient nui à sa famille, ainsi qu’aux immigrants éventuels qui respectent les règles.

[22]           Il est vrai que la SAI n’a pas vraiment affirmé que sa constatation de véritables remords est une conclusion tirée des déclarations et du comportement de Mme Liu. Bien qu’il ait été préférable que la SAI fasse cette déclaration, elle n’était pas tenue de le faire; la conclusion est assez évidente dans la décision telle qu’elle est. La SAI a eu l’occasion d’observer Mme Liu lorsqu’elle a exprimé ses remords, donc elle est bien placée pour évaluer leur authenticité. La conclusion de la SAI sur ce point n’est pas déraisonnable.

B.                 Établissement

[23]           Le ministre soutient que la SAI a commis une erreur en évaluant l’établissement de Mme Liu. Il déclare ce qui suit :

Il ne fait aucun doute que l’établissement de la défenderesse au Canada n’aurait pas pu se produire sans son comportement manifestement frauduleux. Cependant, la SAI, en se penchant sur la question de l’établissement, n’a pas perçu les fausses déclarations de l’intimée comme un facteur pertinent.

[24]           Le ministre soutient que les fausses déclarations de Mme Liu constituent un facteur pertinent qui pourrait même être déterminant lors de l’évaluation de l’établissement. Le ministre invoque la décision du juge Nadon dans la décision Tartchinska c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 373 (CFPI), 185 FTR 161 [Tartchinska].

[25]           La décision Tartchinska touchait une demande faite par une mère et son fils au Canada visant à être dispensés de faire une demande de visa de l’extérieur du Canada pour des motifs humanitaires. Ils demeuraient au Canada depuis 1992, et sans statut depuis 1995, après avoir épuisé toutes les voies à la suite du rejet de leurs demandes d’asile. Leur demande a été rejetée par l’agent.

[26]           Lors de la révision, ils ont soutenu, en partie, « qu’il était déraisonnable de la part de l’agente d’immigration de considérer défavorablement le temps qu’ils ont passé au Canada » et étaient d’avis que « l’agente n’aurait pas dû se préoccuper de la question de savoir pourquoi ils se trouvent toujours au Canada, mais plutôt de celle de savoir si le temps qu’ils y ont passé justifie une recommandation favorable ». Cet argument a été fermement rejeté par le juge Nadon, qui a écrit au paragraphe 22 :

Je crois comprendre que les demandeurs espéraient que le temps qu’ils passaient au Canada malgré la mesure d’interdiction de séjour contre eux pourrait leur être avantageux dans la mesure où ils pourraient démontrer qu’ils se sont bien adaptés à ce pays. Toutefois, à mon avis, les demandeurs ne peuvent ni ne doivent être « récompensés » pour avoir passé du temps au Canada alors qu’en fait, ils n’avaient pas le droit de le faire. Dans le même ordre d’idée, on doit légalement chercher à être autonome, et un demandeur ne doit pas pouvoir invoquer ses actes illégaux pour revendiquer par la suite un avantage comme une dispense ministérielle. [Non souligné dans l’original.]

[27]           En plus du jugement Tartchinska, le ministre invoque une déclaration semblable du juge Shore dans l’arrêt Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 11, [2009] FCJ n° 4, au paragraphe 56 : « Dans le cas où une personne, comme les demandeurs, n’a pas le droit de rester au Canada, et qu’elle le fait sans qu’il existe de circonstances indépendantes de sa volonté, elle ne devrait pas être récompensée pour avoir accumulé du temps au Canada ». Le ministre souligne également une déclaration semblable du même juge dans l’affaire Rodriguez Quiroa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 495, [2007] FCJ n° 661, au paragraphe 22.

[28]           Le ministre soutient qu’en faisant fi de cette jurisprudence, la SAI a permis à Mme Liu de bénéficier de ses mensonges, a encouragé les autres à mentir aux autorités et a compromis l’intégrité et l’équité du système d’immigration. Il soutient que Mme Liu ne devrait obtenir aucun crédit pour son établissement au Canada, obtenu au cours de la période où elle demeurait illégalement au Canada et a eu la possibilité de partir.

[29]           Je suis d’accord avec l’argument du ministre selon lequel la décision est déraisonnable parce que « [traduction] la SAI, en se penchant sur la question de l’établissement, n’a pas perçu les fausses déclarations de [Mme Liu] comme un facteur pertinent ». À mon avis, il s’agit d’un facteur pertinent lors de l’examen du degré d’établissement d’une personne. Agir autrement équivaut à placer le fait de frauder l’immigration sur un pied d’égalité avec la personne qui a respecté la loi. Que l’effet de la fraude vise à réduire l’établissement à zéro ou à quelque chose de plus est une question laissée à la discrétion du décideur sur la foi des faits particuliers qui lui sont présentés. Mais elle doit être prise en compte.

[30]           En l’espèce, j’estime, en outre, que la SAI a commis une erreur quand elle a écrit : « [traduction] Bien qu’il soit vrai qu’elle n’aurait probablement pas pu s’établir sans la fausse déclaration, cette question est spéculative, car elle aurait pu s’établir ici par d’autres moyens, comme des visas d’étudiants prolongés, par exemple. ». La SAI reproche au ministre de spéculer, puis fait exactement cela. On ne peut pas évaluer l’établissement selon ce qui « aurait pu » arriver; il faut le faire sur la foi de ce qui est arrivé.

[31]           Enfin, je trouve troublant que la SAI n’ait pas songé à l’idée que le mariage frauduleux était la route délibérément empruntée par Mme Liu quand elle avait un droit juridique de demeurer au Canada pendant une nouvelle période de deux ans (et, comme le fait remarquer la SAI, aurait peut-être été en mesure de prolonger ce délai) parce qu’elle ne voulait pas attendre jusqu’à ce qu’elle puisse suivre le processus juridique.

[32]           Je suis d’accord avec l’avocat de Mme Liu sur le fait que la SAI a lourdement pesé l’intérêt supérieur des enfants en sa faveur et je suis confiant qu’elle le fera à nouveau lorsque cette demande sera soumise à un nouvel examen; toutefois, le fait de ne pas bien peser son établissement, comme je l’ai mentionné, rend la décision déraisonnable.

[33]           Aucune question n’a été posée aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande et l’affaire est renvoyée à la Section d’appel de l’immigration pour nouvel examen conformément aux présents motifs.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-5053-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. BING LIU

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 avril 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 avril 2016

 

COMPARUTIONS :

David Knapp

Pour le demandeur

 

Robert I. Blanshay

Pour la défenderesse

.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

Robert I. Blanshay

Avocat

Société professionnelle

TORONTO (ONTARIO)

Pour la défenderesse

 

 

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