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Date : 20151008


Dossier : T‑1300‑11

Référence : 2015 CF 1151

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 octobre 2015

En présence de monsieur le protonotaire Kevin R. Aalto

ENTRE :

LA SUCCESSION DE MORDRED HARDY, ANCIEN COMBATTANT, HELENA HARDY, KARL HARDY, BARTON HARDY, SANDRA HARDY (MAHON) ET DAVID HARDY

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Par leur requête les demandeurs demandent à la Cour d’autoriser la délivrance d’une déclaration ayant été modifiée après la radiation de la demande antérieure par la Cour. En même temps que cette requête, la Couronne a présenté une requête visant en tout état de cause à faire radier l’action, parce qu’elle ne remplit pas les exigences auxquelles sont assujettis les actes de procédure et qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie.

[2]               De nombreuses questions ont été soulevées dans les observations écrites des parties et lors de l’audience. Les questions en litige, dont les suivantes, sont diversifiées et complexes : délais de prescription, préjudice, omission de plaider adéquatement un délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, manquement au devoir de diligence, et les questions de savoir si une succession peut faire valoir les demandes en cause, si la notion de l’honneur de la Couronne peut être importée dans une revendication non autochtone et s’il existe une demande viable sous le régime de la Charte des droits et libertés.

I.                   Les faits

[3]               Pour mieux comprendre les questions en litige, il est nécessaire de résumer brièvement les faits. Le résumé qui suit est tiré du projet de déclaration modifiée (la déclaration). Les circonstances qui sont à l’origine de la déclaration ont pris naissance pendant la Deuxième Guerre mondiale. La déclaration met en scène un ancien combattant, un certain Mordred Hardy, qui est maintenant décédé (l’ancien combattant). En mars 1943, l’ancien combattant a été blessé pendant un exercice d’entraînement militaire. Apparemment, une violente explosion se serait produite au cours de cet exercice d’entraînement; l’ancien combattant se trouvait très près du lieu de l’explosion et il a été blessé.

[4]               L’ancien combattant a été hospitalisé et il a ensuite éprouvé des difficultés à marcher, des troubles de l’ouïe, de la fièvre, de la désorientation et des douleurs permanentes à la tête, au cou, au dos et aux jambes. En dépit de ces blessures, il a reçu son congé de l’hôpital après avoir fait l’objet d’un diagnostic psychiatrique de schizophrénie. Il est allégué que ce diagnostic était erroné et qu’il ne tenait pas compte des lésions corporelles subies par l’ancien combattant. Il a été incapable d’obtenir un emploi régulier par la suite : il travaillait pour Bell Canada avant de se joindre à la Marine, mais il a perdu cet emploi; il est allégué que cette situation était imputable au diagnostic erroné de schizophrénie. L’épouse de l’ancien combattant est alors devenue le seul soutien de la famille.

[5]               Après avoir été réformé de la Marine, l’ancien combattant a tenté à plusieurs reprises d’obtenir une indemnisation du ministère des Anciens Combattants (MAC). Il a essayé d’être indemnisé pour la première fois en février 1944. Cette demande d’indemnisation reposait sur le fait qu’il souffrait d’une discopathie dégénérative de la colonne cervicale provoquée par les blessures qu’il avait subies lors de l’explosion. L’ancien combattant n’a reçu aucune réponse du MAC. Dans une deuxième demande qu’il a présentée plus tard en février 1944, il a de nouveau demandé une indemnisation. Cette demande d’indemnisation n’a pas été traitée par le MAC, étant donné qu’il ne s’agissait pas d’une demande de pension. Les demandeurs allèguent que le MAC a omis d’aider l’ancien combattant à remplir la bonne demande. Dans une décision datée du 8 novembre 1944, la Commission canadienne des pensions (la Commission) a refusé de verser des prestations à l’ancien combattant et n’a pas reconnu ses lésions corporelles.

[6]               Rien d’autre ne s’est produit jusqu’au milieu des années 1970. En avril 1975, l’ancien combattant a demandé de l’aide financière pour la troisième fois, et il a présenté une demande de pension à la Commission en invoquant son incapacité physique. À l’époque, l’ancien combattant avait commencé à souffrir d’arthrite, ce qui exacerbait ses blessures antérieures. Pour les besoins de sa demande, l’ancien combattant avait demandé l’assistance d’un avocat‑conseil des pensions afin qu’il l’aide à préparer et à présenter sa demande à la Commission. Cette troisième demande n’a pas été traitée et aucun avocat‑conseil des pensions n’est venu en aide à l’ancien combattant.

[7]               En 1997, l’ancien combattant a présenté une autre demande à la Commission et, en novembre 1997, le MAC a autorisé l’octroi d’une pension évaluée sous condition à 10 %. Le MAC a reconnu que l’explosion de 1943 était un facteur causal de la détérioration de l’état physique de l’ancien combattant. Le droit à pension était rétroactif à mai 1997. Apparemment, la décision de la Commission n’a jamais été envoyée à l’ancien combattant ni à aucun membre de sa famille. Les demandeurs allèguent qu’ils ont pris connaissance du contenu de la décision seulement en 2010.

[8]               L’octroi d’une pension sous condition était assujetti à l’obligation de subir un nouvel examen médical, mais l’ancien combattant n’a reçu aucune correspondance du MAC.

[9]               Malheureusement, l’ancien combattant est décédé en 1999.

[10]           Il semble qu’en avril 2001, un examen administratif interne du cas de l’ancien combattant ait été réalisé par le MAC, lequel a conclu que l’ancien combattant n’avait pas fourni suffisamment de renseignements pour qu’on lui accorde des prestations. En 2010, l’épouse de l’ancien combattant a interjeté appel en ce qui concerne la date de la rétroactivité et a demandé des droits à pension à compter de 1944 ou, subsidiairement, à partir de 1975. Cet appel a donné lieu à une autre décision d’un Comité de révision le 2 juillet 2010. Le Comité de révision a conclu que la demande de 1975 était satisfaisante et a conclu que l’omission par le MAC de répondre à la demande de l’ancien combattant était imputable à des difficultés administratives au sein du MAC sur lesquelles l’ancien combattant n’avait aucune influence.

[11]           Le Comité de révision a accordé une pension à l’ancien combattant à compter du 27 novembre 1994, conformément au paragraphe 39(1) de la Loi sur les pensions. La rétroactivité était limitée à cette date, parce qu’il s’agissait de la pension rétroactive maximale qui pouvait être accordée sous le régime de la Loi sur les pensions. Cette décision a été portée en appel en ce qui concerne la rétroactivité, et le Comité d’appel a confirmé la décision de 2010 du Comité de révision. Indépendamment de la pension qui a été accordée, les demandeurs allèguent qu’il y avait encore un manque à gagner causé notamment par l’omission de payer certains types d’allocations, dont le plein montant accordé aux personnes mariées.

[12]           Pour compliquer davantage cette déclaration, l’épouse de l’ancien combattant est décédée en 2012 et, plus récemment, l’un des quatre enfants adultes est lui aussi décédé.

A.                Les demandeurs

[13]           Les documents déposés avec la requête montrent qu’à l’origine l’intitulé de la cause était différent. Le nouvel intitulé proposé désigne la succession de Mordred Hardy, l’ancien combattant, Helena Hardy, Karl Hardy, Barton Hardy, Sandra Hardy (Mahon) et David Hardy. Karl Hardy est le porte‑parole des demandeurs, étant donné qu’il est celui qui donne des directives au sujet de cette affaire. Dans un affidavit fait sous serment le 5 mars 2015 et produit à la Cour au début de l’audience, Karl Hardy affirme qu’il a une autorisation écrite de ses frères et sœurs vivants.

II.                La déclaration

[14]           Par leur déclaration, les demandeurs visent à obtenir une série de mesures de redressement :

a)                   une déclaration portant que le défendeur avait une obligation de diligence envers l’ancien combattant et qu’il ne s’est pas acquitté de cette obligation, ce qui a causé directement ou indirectement à l’ancien combattant et aux demandeurs des souffrances physiques et psychologiques, des pertes de revenus et de l’humiliation;

b)                  le défendeur a porté atteinte aux droits que les demandeurs tirent de l’article 7 de la Charte;

c)                  des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte;

d)                 une déclaration portant que la capacité limitée du Ministère de corriger des erreurs ou des omissions en raison de l’article 39 de la Loi sur les pensions viole l’article 7 de la Charte et que cette disposition est donc inopérante;

e)                  une reddition de compte au sujet du manque à gagner au titre des paiements de prestations de pension à l’ancien combattant rétroactivement à 1994 et la restitution des prestations injustement refusées de 1943 à 1994;

f)                   des dommages‑intérêts pour négligence, y compris des dommages‑intérêts pour souffrance et détresse mentales;

g)                  la perte d’emploi;

h)                  la capacité d’emploi réduite;

i)                    les prestations de pension sous-payées;

j)                    des dommages‑intérêts pour faute [dans l’exercice d’une charge publique];

k)                  des dommages‑intérêts résultant de la responsabilité du fait d’autrui pour avoir omis d’entraîner ou de superviser adéquatement les officiers et le personnel médicaux;

l)                    des dommages‑intérêts généraux;

m)                des dommages‑intérêts majorés;

n)                  les dépens.

[15]           La partie de la déclaration qui concerne le manquement au devoir de diligence contient une allégation selon laquelle la Couronne a dérogé à un pacte et à un contrat social en faveur des membres des Forces armées canadiennes. Il est allégué que la Couronne a manqué à l’« honneur de la Couronne ». Cette allégation est particulière à la présente action, en ce sens que l’honneur de la Couronne est une notion qui a été élaborée dans le contexte des revendications autochtones. Il ne s’agit pas d’une cause d’action dans une affaire privée en droit civil.

III.             Les questions en litige

[16]           Compte tenu des faits invoqués et des redressements demandés dans la déclaration, les questions suivantes se posent :

                  1.                        Si son dépôt était autorisé, la déclaration serait‑elle en fin de compte radiée au motif, selon le cas :

a)         qu’elle ne révèle aucune cause d’action visant une faute dans l’exercice d’une charge publique, une négligence, un manquement à l’honneur de la Couronne ou l’atteinte à l’un ou l’autre des droits garantis par la Charte?

b)                 en tout état de cause, l’action est‑elle irrecevable par l’application des articles 8 et 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif?

                       2.                    La délivrance de la déclaration sera‑t‑elle préjudiciable à la Couronne?

[17]           Avant d’entreprendre l’étude de ces questions, il faut établir certains principes généraux au sujet des requêtes en modification et des requêtes en radiation.

A.                Requête en modification

[18]           En vertu de l’article 200 des Règles, un acte de procédure peut être modifié à « tout moment avant qu’une autre partie y ait répondu ». Toutefois, cette règle est restreinte dans les circonstances de l’espèce, étant donné qu’il s’agit d’une instance à gestion spéciale et qu’une autorisation doit être obtenue conformément aux ordonnances antérieures de la Cour concernant la présente action.

[19]           Les principes généraux concernant la modification des actes de procédure sont énoncés dans l’arrêt bien connu Canderel Ltée c Canada (C.A.), [1994] 1 RCF 3 (CAF), dans lequel la Cour a établi « [qu’]une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice » [au paragraphe 9]. La Cour d’appel fédérale a d’ailleurs clairement énoncé que les deux critères de l’arrêt Canderel doivent être remplis, c’est‑à‑dire qu’une injustice à l’autre partie doit pouvoir être réparée par l’octroi de dépens et, deuxièmement, que les intérêts de la justice doivent être servis. Ces deux critères doivent être remplis en l’espèce [voir par exemple Sanofi‑Aventis Canada Inc. c Teva Canada Limited, 2014 CAF 65 au paragraphe 15].

[20]           Toutefois, même si les deux éléments du critère de l’arrêt Canderel sont remplis, une demande modifiée doit passer le test de constituer une procédure qui n’est pas de toute façon susceptible d’être radiée. Donc, même si la demande satisfait aux exigences préalables à une modification, elle peut s’échouer sur l’écueil de l’absence d’une cause d’action viable. Il est donc nécessaire de prendre en considération non seulement la nature des mesures de redressement sollicitées dans la demande, mais aussi le droit applicable.

[21]           Dans la décision Sivak c Canada, 2012 CF 272, le juge James Russell a utilement résumé de façon détaillée le critère bien établi qui s’applique à la radiation d’actes de procédure qui ne révèlent aucune cause d’action raisonnable ou qui sont scandaleux, frivoles et vexatoires :

[traduction

15.       Au Canada, pour déterminer s’il y a lieu de radier un acte de procédure en vertu de l’article 221 des Règles, il faut se demander s’il est clair et évident, compte tenu des faits invoqués, que l’action est vouée à l’échec. À cet égard, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que le pouvoir de radier une déclaration est « une importante mesure de gouverne judiciaire essentielle à l’efficacité et à l’équité des procès ». Voir Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, et R c Imperial Tobacco Canada Ltd., 2011 CSC 42 aux paragraphes 17 et 19.

16.       Pour déterminer s’il existe une cause d’action, on doit tenir compte des principes suivants :

a.         les faits pertinents qui ont été invoqués doivent être tenus pour avérés, à moins qu’ils ne soient fondés sur des présomptions ou des conjectures qu’il est impossible de prouver;

b.         si les faits, considérés comme prouvés, révèlent une cause d’action raisonnable, c’est‑à‑dire une cause d’action qui a quelques chances de succès, il faut laisser l’action suivre son cours;

c.         la déclaration doit être interprétée de manière aussi libérale que possible afin de remédier à tout vice de forme dans les allégations causées par une carence rédactionnelle.

. . .

25.       L’arrêt Edell c Canada (Agence du revenu du Canada), [2010] GSTC 9, 2010 CAF 26, confirme la règle fondamentale selon laquelle en statuant sur une requête en radiation d’un acte de procédure, le rôle de la Cour, qui est « strictement délimité, consiste plutôt à apprécier la question préliminaire de savoir s’il existe, en ce qui concerne les faits pertinents, une véritable question litigieuse exigeant la tenue d’une instruction ». Toutes les allégations de fait, sauf si elles sont manifestement ridicules ou impossibles à prouver, doivent être considérées comme prouvées. Pour faire rejeter sommairement l’action, le défendeur doit démontrer l’absence d’une véritable question litigieuse.

26.       La règle fondamentale, cependant, doit tenir compte du fait qu’il ne peut exister aucune cause d’action quand aucun fait pertinent n’est allégué contre le défendeur. Voir Chavali c Canada, 2002 CAF 209.

. . .

31.       Il a été établi dans de nombreuses décisions qu’une action ne peut pas être intentée sur la base de conjectures dans l’espoir que des faits pertinents soient découverts dans le cadre des interrogatoires préalables pour étayer les allégations figurant dans les actes de procédure. Voir par exemple AstraZeneca Canada Inc. c Novopharm Ltd., 2009 CF 1209; appel rejeté 2010 CAF 112.

32.       En fait, le demandeur commet un abus de procédure s’il intente une action dans l’espoir de les étoffer par la suite. Un demandeur ne devrait pas être autorisé à interroger le défendeur pour donner suite à une telle poursuite. Voir Kastner, précité.

33.       Je crois qu’il est aussi bien établi que la règle voulant que les faits pertinents énoncés dans une déclaration doivent être considérés comme avérés pour décider si une cause d’action raisonnable a été révélée n’exige pas que des allégations fondées sur des présomptions et des conjectures soient considérées comme avérées.

. . .

89.       Dans la décision George c Harris, [2000] OJ no 1762, au paragraphe 20, la juge Epstein, maintenant juge de la Cour d’appel de l’Ontario, a donné des exemples de ce qui constitue un document « scandaleux », « frivole » ou « vexatoire » :

[traduction]

i.          un document qui se caractérise par l’absence totale de faits pertinents :

ii.         des passages d’un acte de procédure qui ne sont pas pertinents, qui constituent des arguments, qui ont été insérés pour donner une couleur aux allégations ou comme prétextes ou qui constituent de vagues prétentions;

iii.        un document qui contient seulement des arguments ainsi que des attaques non fondées et incendiaires contre l’intégrité d’une partie et des allégations diffamatoires conjecturales et non étayées;

iv.        les documents qui abondent en conclusions ou en expressions d’opinions, qui ne donnent aucune indication permettant de savoir si l’information est fournie sur la base de connaissances personnelles ou sur la base de renseignements ou de croyances, et qui soulèvent de nombreuses questions non pertinentes.

90.       Une déclaration qui contient de simples assertions et ne mentionne aucun fait les justifiant ne révèle aucune cause d’action raisonnable et peut aussi être radiée pour abus de procédure. De plus, comme je l’ai mentionné ci‑dessus, un demandeur n’a pas le droit de compter sur la possibilité que des faits nouveaux soient révélés à mesure que l’affaire avance. Au contraire, les faits doivent être invoqués dans la demande initiale. La question de savoir si ces faits peuvent être prouvés est une autre affaire, mais ils doivent néanmoins être allégués.

91.       La jurisprudence citée ci‑dessus nous apprend aussi que lorsqu’on invoque une cause d’action en particulier, la demande doit contenir des allégations qui satisfont à tous les éléments nécessaires de ladite cause d’action. Sinon, il sera clair et évident que la demande ne révèle aucune cause d’action raisonnable.

92.       Une déclaration sera également radiée si elle est incohérente à un point tel que la portée de l’instance n’est pas claire. Voici comment s’est exprimée la Cour dans la décision Ceminchuk c Canada, [1995] ACF no 914 au paragraphe 10 :

Une action scandaleuse, futile ou vexatoire n’a pas à être uniquement une action dans laquelle le demandeur est incapable de présenter à l’appui de ses prétentions des moyens raisonnables, fondés sur le droit ou la preuve, mais il peut aussi s’agir d’une action dans laquelle les actes de procédure font état de si peu de faits que la défenderesse ne sait comment y répondre et qu’il sera impossible au tribunal de diriger correctement les procédures. C’est une action sans cause raisonnable, qui n’aura aucune issue pratique.

[22]           J’ai tenu compte de ces principes et je les ai appliqués pour arriver aux conclusions exposées ci‑dessous.

IV.             Délit de faute dans l’exercice d’une charge publique

[23]           Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la déclaration soulève plusieurs différentes causes d’action possibles. L’une d’elles est le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique.

[24]           Cette cause d’action exige une conduite délibérée et illégale susceptible de faire subir un préjudice à un demandeur.

[25]           L’arrêt Succession Odhavji c Woodhouse, [2003] 3 CSC 263, demeure la décision de principe en la matière et énonce les éléments constitutifs de cette cause d’action. Les critères décrits au paragraphe 23 de cet arrêt, applicables en l’espèce, sont paraphrasés comme suit :

                                            i.                        Le fonctionnaire public a‑t‑il agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée?

                                          ii.                        Le fonctionnaire public était‑il conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur?

[26]           Lorsqu’elle envisage de plaider la négligence et la faute dans l’exercice d’une charge publique, la partie demanderesse doit démontrer non seulement que la Couronne a fait preuve de négligence en manquant à une obligation qu’elle avait envers elle, mais aussi établir un lien de causalité entre le manquement à l’obligation et le préjudice ainsi que la perte réellement subie [Sivak c Canada, précitée, au paragraphe 46; Odhavji, précitée, au paragraphe 32].

[27]           Les demandeurs font valoir que les faits doivent être considérés comme avérés. Ils soutiennent que la responsabilité du défendeur est engagée par suite d’une faute dans l’exercice d’une charge publique, et ils allèguent que les faits énoncés dans la déclaration étayent la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique. Selon l’argument des demandeurs, des préposés inconnus, qui étaient des mandataires de la Couronne, ont agi avec malveillance ou avec une indifférence imprudente et malicieuse dans l’exécution de leurs obligations juridiques ou légales envers l’ancien combattant en sachant que leurs actes lui causeraient un préjudice.

[28]           Il s’agit de vagues allégations qui ne précisent pas l’identité des auteurs de la faute. Cette cause d’action exige des précisions. Comme l’a fait remarquer le juge David Stratas, de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Merchant Law Group c Canada, 2010 CAF 184 :

[34]      Je suis d’accord avec l’observation de la Cour fédérale (au paragraphe 26) voulant que le paragraphe 12 de la déclaration modifiée [traduction] « contienne une série de conclusions ne fournissant aucun fait substantiel pour les appuyer ». Lorsqu’on plaide la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir, il ne suffit pas d’utiliser des formulations laconiques et catégoriques telles que [traduction] « délibérément ou négligemment », « indifférence complète » ou « s’est procuré illégalement par le vol ou la fraude » : Zundel c. Canada, 2005 CF 1612, 144 A.C.W.S. (3d) 635; Vojic c. Canada (M.N.R.), [1987] 2 C.T.C. 203, 87 D.T.C. 5384 (C.A.F.). « La simple affirmation d’une conclusion sur laquelle la Cour est appelée à se prononcer ne constitue pas une allégation d’un fait essentiel » : Canadian Olympic Association c. USA Hockey, Inc. (1997), 74 C.P.R. (3d) 348, 72 A.C.W.S. (3d) 346 (C.F. 1re inst.). Faire des déclarations laconiques ou catégoriques qui ne reposent sur aucun élément de preuve constitue un abus de procédure : AstraZeneca Canada Inc. c Novopharm Limited, 2010 CAF 112, au paragraphe 5. Si l’exigence prévoyant qu’un acte de procédure doit contenir des faits substantiels ne figurait pas à l’article 174 des Règles ou si les tribunaux ne la faisaient pas respecter, les parties pourraient faire valoir les arguments les plus vagues sans aucun élément de preuve pour les étayer et lancer leur filet à l’aveuglette. Comme l’a affirmé notre Cour, « une action en justice n’est pas une enquête à l’aveuglette et une partie demanderesse qui intente des poursuites en se fondant sur le simple espoir qu’elles lui fourniront des preuves justifiant ses prétentions utilise les procédures de la Cour de façon abusive » : Kastner c. Painblanc (1994), 58 C.P.R. (3d) 502, 176 N.R. 68, au paragraphe 4 (C.A.F.).

[35]      J’ajouterais que le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique implique que le fonctionnaire public responsable de l’action contestée ait été dans un état mental particulier, c’est‑à‑dire qu’il doit avoir agi délibérément d’une manière qu’il savait incompatible avec les obligations propres à ses fonctions : Odhavji Estate c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69, au paragraphe 28. Pour ce délit, des précisions doivent être fournies pour chaque allégation. L’article 181 exige explicitement que des précisions soient fournies pour les allégations d’« abus de confiance », de « manquements délibérés », d’« état mental d’une personne », d’« intention malicieuse » ou d’« intention frauduleuse ».

[29]           Quand on examine la déclaration, on y trouve simplement des allégations générales et vagues de conduite délibérée et illégale, ne relatant aucun des faits essentiels et nécessaires pour étayer une cause d’action de cette nature. Il s’agit exactement du type d’acte de procédure sur lequel le juge Stratas s’est prononcé dans l’arrêt Merchant Law Group. Les allégations de délit de faute dans l’exercice d’une charge publique ne peuvent pas être retenues.

V.                Négligence

A.                Négligence

[30]           La notion de négligence et l’obligation de diligence ont été maintes fois examinées dans la jurisprudence. Le critère bien connu de l’arrêt Anns est le fondement d’une action en négligence. Dans l’arrêt R c Imperial Tobacco, 2011 CSC 42 aux paragraphes 38 et 39, la Cour suprême a confirmé le critère de l’arrêt Anns énoncé dans l’arrêt Cooper c Hobart, 2001 CSC 79, en ce qui concerne la responsabilité pour cause de négligence :

                                            i.                        il faut se demander si les faits révèlent l’existence d’un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission de faire preuve de diligence raisonnable peut, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice au plaignant;

                                          ii.                        si la réponse à la première question est affirmative, on se demande ensuite si des considérations de politique générale empêcheraient de reconnaître cette obligation de diligence.

[31]           En ce qui concerne leur cause d’action fondée sur la négligence et la faute dans l’exercice d’une charge publique, les demandeurs doivent prouver non seulement que la Couronne a manqué par négligence à une obligation envers les demandeurs, mais ils doivent aussi établir l’existence d’un lien de causalité entre le manque de diligence et le préjudice, et préciser leur perte réelle [voir Sivak c Canada, précité, au paragraphe 46; Odhavji, précitée, au paragraphe 32].

[32]           Dans les circonstances de l’espèce, on peut certes affirmer que l’ancien combattant n’a pas eu beaucoup de succès avec le MAC. En fait, si c’est l’ancien combattant qui avait intenté la présente poursuite, il y aurait eu un lien de proximité suffisant et la demande aurait résisté à une requête en radiation. Ce n’est malheureusement pas le cas.

[33]           C’est l’ancien combattant qui est le créancier de l’obligation de diligence. C’est l’ancien combattant qui a été blessé en raison de la négligence alléguée du Ministère. Au paragraphe 39 de la déclaration, on trouve une longue liste d’allégations de négligence. La voici :

[traduction]

39.       Le défendeur a manqué à son obligation de diligence envers les demandeurs :

a.         en omettant d’assurer une surveillance raisonnable pendant l’exercice d’entraînement de 1943;

b.         en omettant de reconnaître et de diagnostiquer adéquatement les blessures subies par l’ancien combattant à la suite de l’explosion;

c.         en omettant de reconnaître et de documenter que la réforme de l’ancien combattant était attribuable à ses lésions corporelles, plutôt qu’à un trouble nerveux ou à une maladie mentale grave;

d.         en omettant d’aider le demandeur à présenter sa demande en 1944;

e.         en commettant une erreur de droit lorsqu’il a omis d’aider le demandeur à présenter sa demande en 1975;

f.          en omettant de s’acquitter de ses obligations légales dans le traitement du demandeur lors de ses tentatives d’obtenir une pension;

g.         en omettant de prendre des mesures pour corriger l’erreur évidente décrite au paragraphe 33 ci‑dessus;

h.         en omettant de respecter le principe de l’honneur de la Couronne, laquelle a promis de faire en sorte que les anciens combattants blessés aient droit à de l’aide, une indemnisation, et des services adéquats.

[34]           Essentiellement, ces reproches concernent tous une obligation envers l’ancien combattant. Les alinéas a) à d) portent tous sur les événements tragiques de 1943; dans la mesure où une obligation a alors pris naissance, l’ancien combattant en était l’unique créancier. Dans le même ordre d’idées, l’alinéa e) peut seulement se justifier relativement à l’ancien combattant. C’est le cas, même s’il y est question des demandeurs.

[35]           L’alinéa f) traite des obligations imposées par la loi relativement à l’obtention d’une pension. Rien n’indique comment les enfants adultes de l’ancien combattant pourraient être créanciers de ces obligations. Bien que la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P‑6, qu’invoquent les demandeurs, emploie les termes « conjoint » et « personnes à charge », elle ne crée pas une obligation légale de diligence. Elle vise plutôt les personnes qui remplissent les critères de la Loi. Elle ne crée pas un devoir de diligence ni ne donne naissance à une cause d’action en négligence.

[36]           En ce qui concerne l’alinéa g), il s’agit d’une allégation selon laquelle la Couronne avait l’obligation de corriger une « erreur évidente » du Comité d’appel de l’admissibilité, qui a conclu qu’il était légalement tenu de respecter les limites imposées par la Loi sur les pensions en ce qui concerne la rétroactivité. Cette allégation n’est pas de nature à faire entrer en jeu la notion de négligence et elle attaque une décision d’un tribunal dûment constitué. Si la décision était manifestement erronée, un appel aurait pu être interjeté ou un contrôle judiciaire sollicité. Il ne s’agit pas d’un cas de négligence au sens donné à cette notion au fil du temps dans la jurisprudence.

[37]           L’alinéa g) mentionne l’omission de respecter le principe de l’honneur de la Couronne. Il s’agit d’une notion en pleine évolution qui a reçu application uniquement dans le cadre des demandes relatives à des droits autochtones. Il ne s’agit pas d’une réclamation fondée sur la négligence. Ce serait plutôt une réclamation distincte, dont nous discuterons de façon plus détaillée ci‑dessous.

[38]           Dans le but de légitimer les réclamations fondées sur la négligence, les demandeurs invoquent les décisions Canada c Keeping, 2003 NLCA 21, et Samimifar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1301, confirmée par 2007 CAF 248. Ni l’une ni l’autre de ces affaires ne sont analogues à la présente espèce ni n’étayent la thèse des demandeurs.

[39]           L’affaire Keeping portait sur un recours pour cause de négligence de la part d’un employé désigné du ministère des Pêches et Océans qui avait mal mesuré le tonnage brut d’un navire dans le cadre du traitement d’une demande de permis de pêche au crabe présentée par les demandeurs. La Cour a conclu que les demandeurs étaient créanciers d’une obligation de diligence et qu’il y avait eu manquement à celle‑ci. Dans cette affaire, l’employé affecté aux activités du ministère avait omis de mesurer adéquatement le navire, et on a découvert par la suite qu’il n’était pas qualifié pour mesurer des navires, car il n’avait pas de formation et il possédait des connaissances limitées en la matière [paragraphe 40 de la décision Keeping]. Les questions en litige ne mettaient pas en cause une question de politique générale. Les demandeurs, dont le fils du propriétaire du navire, étaient les personnes lésées, car il avait été établi qu’il avait fait affaire directement avec l’employé du ministère. L’employé du ministère a demandé au fils de l’aider à mesurer le bateau, et il avait une connaissance directe de la participation du fils dans l’entreprise. Ce précédent se serait appliqué si la déclaration dans la présente affaire avait été produite par l’ancien combattant. En l’espèce, personne n’a fait affaire avec un employé précis du MAC, et il n’existe aucun fait qui créerait un lien de proximité entre les demandeurs en l’espèce et les décisions qui sont au cœur du présent litige.

[40]           Dans la décision Samimifar, le demandeur cherchait à obtenir des dommages‑intérêts en raison du fait que le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration avait omis de traiter en temps opportun sa demande de résidence permanente. La Couronne a présenté une requête pour faire rejeter la demande par jugement sommaire. La Cour a rejeté cette requête.

[41]           Les faits en cause dans cette affaire étaient singuliers. M. Samimifar est arrivé au Canada en 1985. Pendant à peu près 21 ans, alors qu’il se trouvait au Canada, il a cherché à obtenir le statut de résident permanent. En 1994, les autorités ont accepté en principe de recevoir et de traiter sa demande. Il semble que « rien n’a été fait relativement à cette demande et qu’il y a eu des retards », de sorte que finalement, en 2003, on lui a refusé la résidence permanente au motif qu’il était membre d’une organisation terroriste. Cette décision a été renvoyée à la Cour pour contrôle judiciaire et, dans l’intervalle, le demandeur a intenté une action fondée sur la négligence contre la Couronne.

[42]           La Cour a fait remarquer qu’en général, le lien entre le gouvernement et le justiciable en matière de politique n’est pas caractérisé [paragraphe 45 de la décision Samimifar]. La Cour a également étudié en profondeur la jurisprudence portant sur la négligence de la Couronne. En particulier, la Cour s’est penchée sur les décisions Premakumaran c Canada, [2005] CF 507, confirmée par [2006] CAF 213, et Benaissa c Canada (Procureur général), [2005] CF 1220, [2005] ACF no 1487.

[43]           Dans la décision Premakumaran, une requête en jugement sommaire rejetant la demande a été accueillie. L’affaire mettait en cause un couple marié qui avait été admis au Canada dans la catégorie des immigrants qualifiés professionnels. Le couple alléguait avoir été exposé à des déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence concernant le mécanisme des catégories d’emplois et l’affectation des droits d’ouverture de dossier. Le juge de première instance a conclu que la Couronne avait une obligation de diligence envers le public en général, et non envers des demandeurs en particulier. Le juge a conclu que le premier volet du critère de l’arrêt Anns n’avait pas été rempli et il a rejeté la demande. La Cour d’appel a confirmé sa décision en faisant observer ce qui suit :

Aucune obligation de diligence ne s’impose toutefois en l’espèce. Comme le juge des requêtes l’a conclu à juste titre, aucun lien spécial de proximité et de confiance ne s’applique dans les faits de l’espèce. Aucune assertion de fait personnelle ou particulière sur laquelle les appelants auraient pu raisonnablement se fier n’a été avancée. La documentation et les renseignements écrits qui leur ont été fournis ne constituaient que des documents généraux leur permettant de demander le statut d’immigrant. Comme le juge des requêtes l’a fait remarquer, nul ne peut affirmer que quiconque [traduction] « prend une brochure ou lit une affiche au haut‑commissariat est un “ prochain ” » et a donc droit de bénéficier d’une obligation. Cela ne suffit pas. Les renseignements qui ont été communiqués aux appelants ne contenaient aucune garantie de travail. En outre, rien n’indiquait qu’ils réussiraient le processus d’octroi d’agrément ou qu’ils bénéficieraient d’une aide particulière. Comme le juge des requêtes l’a constaté, le frère de M. Premakumaran a déclaré que ce dernier n’aurait [traduction] « pas de difficulté à se trouver un emploi », pas un commis au comptoir du haut‑commissariat. Aucun élément de preuve ne démontre en l’espèce l’existence d’un lien spécial qui pourrait être invoqué à l’appui d’une obligation. [paragraphe 24]

[44]           Par contre, la situation de M. Samimifar se distinguait de celle du couple Premakumaran en raison de certains faits. La juge de première instance a conclu que « des éléments supplémentaires » distinguaient cette cause de l’affaire Premakumaran, notamment en ce qui concerne l’identité de la personne qui aurait pu être considérée comme l’auteur du délit civil. En revanche, en l’espèce aucun fait pertinent pouvant satisfaire aux exigences du critère de l’arrêt Anns n’est allégué.

[45]           De plus, selon la décision Benaissa, le processus par lequel l’organisme chargé de prendre la décision recueille des éléments d’information et en arrive à une décision ne peut faire l’objet d’une action fondée sur la négligence [paragraphe 37]. Dans cette affaire il était vaguement allégué qu’un préposé inconnu de la Couronne avait omis de traiter une demande en temps opportun. La déclaration dans l’affaire Benaissa a été radiée. Par ailleurs, la juge de première instance dans l’affaire Samimifar a distingué les faits en cause de ceux de l’affaire Benaissa et a conclu que M. Samimifar avait produit « des éléments de preuve troublants » dans le but de démontrer que les actes des fonctionnaires « sont loin d’être conformes à ce que l’on attend de notre fonction publique » [paragraphe 67]. L’instruction de la demande de M. Samimifar a donc été autorisée.

[46]           En l’espèce, comme je l’ai mentionné, il n’y a pratiquement que de vagues allégations de négligence; de plus, la présente espèce s’apparente aux affaires Premakumaran et Benaissa. Les « éléments supplémentaires » qui sont exigés ne sont pas présents au vu des faits allégués. Les réclamations fondées sur la négligence en l’espèce doivent donc échouer et seraient radiées si l’instruction de la demande était autorisée. Il n’existe pas de lien de proximité entre les demandeurs et la Couronne dans le sens où on l’entend dans les affaires où il a été satisfait au premier volet du critère de l’arrêt Anns.

VI.             Honneur de la Couronne et devoir fiduciaire

[47]           Il est allégué que le principe de l’honneur de la Couronne crée une obligation envers les demandeurs. Cette obligation, telle qu’elle est décrite au paragraphe 38 de la déclaration, fait en sorte que la Couronne doit tenir les promesses que le Canada a faites dans le pacte social qu’il a conclu avec ceux [traduction« qui servent ce pays ». Il est par la suite indiqué dans la déclaration que [traduction« [l]a Couronne s’est engagée à agir de la façon la plus loyale et la plus responsable pour faire en sorte que les membres et les anciens combattants des Forces canadiennes obtiennent une indemnité et des soins convenables et adéquats en contrepartie des services qu’ils ont rendus au pays ». En fait suivant cette allégation la Couronne aurait un devoir fiduciaire envers les anciens combattants en général. Il est soutenu que ce devoir découle de la décision Scott c Canada (Attorney General), 2013 BCSC 1651.

[48]           Le principe de l’honneur de la Couronne s’est développé dans le contexte de demandes portant sur des droits autochtones. Selon ce principe, les fonctionnaires de la Couronne doivent se comporter honorablement lorsqu’ils agissent au nom du souverain [voir Scott, au paragraphe 27, et Manitoba Métis Federation Inc. c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 au paragraphe 65]. Voici comment la Cour suprême a décrit ce principe dans l’arrêt Métis :

L’obligation de la Couronne de se conduire honorablement tire son origine « de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et [de] l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque‑là sous l’autorité de ce peuple » (Nation haïda, par. 32). En droit des Autochtones, le principe de l’honneur de la Couronne remonte à la Proclamation royale de 1763, qui renvoie aux « nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection » : voir Beckman c. Première nation Little Salmon/Carmacks, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 42. Cette « protection », toutefois, ne procédait pas d’un désir paternaliste de protéger les peuples autochtones; elle traduisait plutôt une reconnaissance de leur force. L’honneur de la Couronne n’est pas non plus un concept paternaliste. Les commentaires de Brian Slattery à propos de l’obligation fiduciaire vont dans le même sens :

[traduction] L’obligation fiduciaire générale ne tire donc pas ses origines d’un souci paternaliste de protéger un peuple « primitif » ou « plus faible », comme on l’a parfois laissé entendre, mais plutôt de la nécessité de convaincre des peuples autochtones, à une époque où ils avaient encore un potentiel militaire considérable, que l’État protégerait mieux leurs droits qu’ils ne sauraient le faire eux‑mêmes.

(« Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727, p. 753)

[49]           Dans l’affaire Scott, un groupe d’anciens combattants qui avaient subi des lésions physiques ou psychologiques pendant leur service ont demandé la certification d’un recours collectif. La Cour a permis que la demande fondée sur l’honneur de la Couronne soit instruite. La Cour a précisé ce qui suit au paragraphe 35 :

[traduction] Dans l’arrêt Manitoba Métis Federation, la Cour suprême du Canada a façonné une nouvelle obligation constitutionnelle dérivée de l’honneur de la Couronne, quoique dans le contexte autochtone. Il me semble qu’il s’agit d’un principe en évolution. Compte tenu des faits qui ont été plaidés, je ne puis conclure qu’il est clair et évident que la doctrine de l’honneur de la Couronne ne pourrait jamais être étendue de manière à imposer à la Couronne l’obligation de respecter le pacte social qu’elle a conclu avec ses forces armées, malgré des changements dans la politique gouvernementale. Il est concevable que la promesse de fournir des soins convenables et adéquats aux membres des forces armées et à leurs familles satisfasse à l’exigence de réaliser la primordiale conciliation d’intérêts qui mettent en jeu l’honneur de la Couronne. Il s’agit d’une question importante qui mérite une enquête approfondie et qui devrait être tranchée à l’issue d’un procès sur le fond.

[50]           Voilà une déclaration d’une portée très vaste, quoique louable. À mon avis, toutefois, elle ne tient pas compte des balises fixées par la Cour suprême du Canada quant au recours à ce principe. Dans la décision Scott, le juge de première instance a fourni un résumé utile des quatre situations dans lesquelles le principe de l’honneur de la Couronne a été appliqué [voir le paragraphe 29]. Elles concernent toutes les Autochtones. Aucune cour n’a appliqué ce principe dans un contexte autre, bien que l’instruction de la demande ait été autorisée dans l’affaire Scott [le dossier semble avoir été porté en appel, mais aucune décision n’a encore été rendue].

[51]           L’arrêt Métis rendu par la Cour suprême est décisif en ce qui concerne la portée et l’application de ce principe. Comme l’indique la citation ci-dessus tirée du paragraphe 66, la Cour suprême a énoncé que le principe découlait de la Proclamation royale de 1763 et de « l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone ». Donc, à mon avis, ce principe s’applique uniquement dans le contexte autochtone et ne s’applique pas aux anciens combattants. Par analogie avec le deuxième volet du critère de l’arrêt Anns relatif à la négligence, sous l’angle de la politique générale, le fait d’élargir sa portée imposerait à la Couronne une responsabilité indéterminée dans une panoplie de circonstances mettant en cause des groupes désavantagés ou ceux qui invoquent un droit à l’encontre de la Couronne. Elle ne crée pas de droit individuel, contrairement à ce qui est allégué dans la déclaration.

[52]           L’honneur de la Couronne n’est donc pas un principe que peuvent invoquer les demandeurs en l’espèce.

A.                Devoir fiduciaire

[53]           Les demandeurs allèguent que la Couronne avait un devoir fiduciaire envers l’ancien combattant. Il n’est pas évident à la lecture de la déclaration de quelle façon ces demandeurs pourraient s’en prévaloir. Il est allégué dans la demande que [traduction« [l]a Couronne s’est engagée solennellement à agir dans les intérêts des anciens combattants blessés de retour du combat, et particulièrement de ceux de l’ancien combattant, entre autres ».

[54]           Il existe de la jurisprudence à l’appui de la proposition selon laquelle, en droit canadien, la Couronne n’a pas de devoir fiduciaire envers ceux qui servent à titre de militaires [voir par exemple Dumont c Canada, 2003 CAF 475 aux paragraphes 62 à 73]. Dans l’arrêt Dumont, la Cour d’appel fédérale a déterminé que la demande fondée sur le devoir fiduciaire était une action en responsabilité civile délictuelle [au paragraphe 73], et elle été radiée. Je suis d’avis que l’allégation relative au devoir fiduciaire en l’espèce dissimule une action en responsabilité civile délictuelle, qui n’a aucune chance d’être accueillie. Comme nous le verrons ci‑dessous, l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif interdit tout recours de cette nature.

VII.          Recours en vertu de la Charte

[55]           Les demandeurs invoquent divers recours en vertu de la Charte, principalement une déclaration portant qu’il y a eu atteinte aux droits qu’ils tirent de l’article 7 ainsi que des dommages‑intérêts en application de l’article 24.

[56]           L’article 7 de la Charte confère à chacun le « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Les demandeurs font valoir de façon vague que la Couronne a porté atteinte aux droits qu’ils tirent de l’article 7. Aucun fait pertinent n’est invoqué à l’appui de cette allégation, qui semble uniquement étayée par un renvoi à l’article 39 de la Loi sur les pensions qui, allèguent les demandeurs, [traduction« est trop vague et viole la Charte ». Rien dans la déclaration ne donne vie à cette allégation. Bref, elle ne repose sur aucun fait pertinent.

[57]           De plus, comme la Couronne l’a fait remarquer dans ses observations écrites, l’allégation relative à la Loi sur les pensions concerne des droits et des intérêts économiques qui ne sont pas garantis par la Charte. Il existe une jurisprudence considérable à l’appui de la proposition voulant qu’une privation ne suffit pas pour faire entrer en jeu cette disposition de la Charte et que de tels droits économiques ne créent pas d’obligation positive pour la Couronne [voir par exemple Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 3, Siemens c Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, et Scott, précitée, au paragraphe 104]. Cette partie de la demande ne présente donc aucune possibilité de réussite.

[58]           L’article 24 de la Charte procure un recours si un acte du gouvernement est jugé porter atteinte à un droit garanti par la Charte. Dans la déclaration, le lien entre le recours intenté sous le régime de l’article 24, à savoir un recours en dommages‑intérêts, et les demandeurs découle d’une allégation selon laquelle la Loi sur les pensions serait inconstitutionnelle, parce qu’elle porte atteinte aux droits qu’ils tirent de la Charte en raison du fait que les erreurs commises par le Ministère ne peuvent pas être corrigées. Ce recours n’est pas ouvert aux demandeurs. Au nom de la majorité des juges de la Cour suprême, le juge Gonthier a statué comme suit dans l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), 2002 CSC 13 :

78.       Selon un principe général de droit public, en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle (Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42). Autrement dit, [traduction] « l’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » (K. C. Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 3, p. 487). Ainsi, au sens juridique, tant les fonctionnaires que les institutions législatives bénéficient d’une immunité restreinte vis‑à‑vis des actions en responsabilité civile dont le fondement serait l’invalidité d’un texte législatif. Quant à la possibilité qu’une assemblée législative soit tenue responsable pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle, R. Dussault et L. Borgeat confirment dans leur Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. III, p. 959, que :

Dans notre régime parlementaire, il est impensable que le Parlement puisse être déclaré responsable civilement en raison de l’exercice de son pouvoir législatif. La loi est la source des devoirs, tant des citoyens que de l’Administration, et son inobservation, si elle est fautive et préjudiciable, peut pour quiconque faire naître une responsabilité. Il est difficilement imaginable cependant que le législateur en tant que tel soit tenu responsable du préjudice causé à quelqu’un par suite de l’adoption d’une loi. [Notes infrapaginales omises.]

Toutefois, comme je le mentionne dans Guimond c. Québec (Procureur général), précité, depuis l’adoption de la Charte un demandeur n’est plus limité uniquement à une action en dommages‑intérêts fondée sur le droit général de la responsabilité civile. Il pourrait, en théorie, solliciter des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs à titre de réparation « convenable et juste » en vertu du par. 24(1) de la Charte. Or, l’immunité restreinte accordée à l’État constitue justement un moyen d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace. Autrement dit, cette doctrine permet de déterminer si une réparation est convenable et juste dans les circonstances. Par conséquent les raisons qui sous‑tendent le principe général de droit public sont également pertinentes dans le contexte de la Charte. Ainsi, l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit « établies et incontestables » qui définissent les droits constitutionnels des individus. Cependant, s’ils agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée. Autrement, l’effectivité et l’efficacité de l’action gouvernementale seraient exagérément contraintes. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et effet tant qu’elles ne sont pas invalidées. Ce n’est donc qu’en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages‑intérêts peuvent être octroyés (Crown Trust Co. c. The Queen in Right of Ontario (1986), 26 D.L.R. (4th) 41 (C. div. Ont.)).

80.       C’est sur cette toile de fond qu’il faut lire les commentaires du juge en chef Lamer dans Schachter, précité, p. 720, selon lesquels :

Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu’une mesure prise en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Habituellement, si une disposition est déclarée inconstitutionnelle et immédiatement annulée en vertu de l’art. 52, l’affaire est close. Il n’y aura pas lieu à une réparation rétroactive en vertu de l’art 24. [Je souligne.]

81.       En somme, même s’il est impossible d’affirmer que des dommages‑intérêts ne peuvent jamais être obtenus à la suite d’une déclaration d’inconstitutionnalité, il est exact que, en règle générale, une action en dommages‑intérêts présentée en vertu du par. 24(1) de la Charte ne peut être jumelée à une action en déclaration d’invalidité fondée sur l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[59]           Cet exposé du droit met à mal les allégations des demandeurs, étant donné qu’il est impossible d’octroyer des dommages‑intérêts sous le régime d’une loi inconstitutionnelle.

[60]           Toutefois, les demandeurs invoquent la décision Arial c Canada (Procureur général), 2011 CF 848, à l’appui de leurs demandes fondées sur la Charte. Dans l’affaire Arial, la veuve d’un ancien combattant a demandé le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) du Canada avait rejeté une demande de nouvel examen portant sur le droit de recevoir des prestations de pension rétroactives pour des raisons de santé. Il ne s’agissait pas d’un recours en vertu de la Charte ni d’une demande de dommages‑intérêts pour négligence ou acte fautif. Il s’agissait du contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal qui a été accueillie par la Cour. L’affaire a été renvoyée pour nouvel examen. Dans sa décision, le juge Michel Shore a formulé plusieurs observations au sujet des erreurs de fait et de droit que le Tribunal avait commises et de la nécessité de reconnaître dans le régime de pension le rôle que jouent les anciens combattants et des raisons pour lesquelles des prestations de pension sont versées aux anciens combattants et à leurs conjoints. Personne ne peut mettre en question les déclarations que fait le juge Shore lorsqu’il traite de la question de la « dignité humaine » en ce qui concerne les anciens combattants et le sort que leur réserve le Tribunal [voir en particulier les paragraphes 68 à 76]. Toutefois, cette affaire ne confirme pas la proposition voulant que les anciens combattants aient le droit de présenter des demandes fondées sur des allégations de violation des droits garantis par la Charte ou autres. Elle confirme la proposition selon laquelle le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) du Canada est tenu de prendre en considération le facteur de la dignité humaine dans le cadre de ses délibérations et de suivre l’esprit de la loi, et non seulement son libellé [paragraphe 73].

[61]           Donc, compte tenu de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, la demande fondée sur l’article 24 n’a aucune possibilité de réussir à la lumière des faits et des allégations formulées.

[62]           Même si les allégations concernant la négligence, l’acte fautif, le devoir fiduciaire et l’honneur de la Couronne ainsi que les violations à la Charte présentaient une lueur d’espoir et si leur instruction était autorisée, à mon avis, cette cause se butte à un autre obstacle insurmontable. Cet obstacle se trouve dans la loi.

VIII.       Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif

[63]           La Couronne fait valoir que la demande sera de toute façon écartée par l’effet de la loi; elle invoque les articles 8 et 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1970, c C‑38, reproduits ci‑dessous :

Sauvegarde des prérogatives et des pouvoirs de l’État

8.         Les articles 3 à 7 n’ont pas pour effet d’engager la responsabilité de l’État pour tout fait — acte ou omission — commis dans l’exercice d’un pouvoir qui, sans ces articles, s’exercerait au titre de la prérogative royale ou d’une disposition législative, et notamment pour les faits commis dans l’exercice d’un pouvoir dévolu à l’État, en temps de paix ou de guerre, pour la défense du Canada, l’instruction des Forces canadiennes ou le maintien de leur efficacité.

Dispositions spéciales concernant la responsabilité

Incompatibilité entre recours et droit à une pension ou indemnité

9.         Ni l’État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte — notamment décès, blessure ou dommage — ouvrant droit au paiement d’une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État. L.R. (1985), ch. C‑50, art. 9; 2001, ch. 4, art. 39(F).

[64]           La présente demande concerne essentiellement une blessure subie par un ancien combattant dans l’exercice de ses fonctions à titre de membre des Forces armées. Ces blessures ont été subies pendant un exercice d’entraînement, et tout ce qui découle de cet événement sert de base à la demande. Les demandes de pension, les appels et les audiences du tribunal remontent tous à ce seul incident. Il n’y a aucune réclamation autonome, elles sont toutes dérivées de la même origine.

[65]           Donc, l’article 8 à sa face même, si on lui donne son sens courant et ordinaire, garantit l’immunité de la Couronne. D’ailleurs, la phrase suivante figure dans cette disposition : en temps de paix ou de guerre, pour la défense du Canada, l’instruction des Forces canadiennes ou le maintien de leur efficacité [non souligné dans l’original]. Dans leur sens ordinaire, ces mots englobent les circonstances de l’espèce et la demande doit faire l’objet d’une fin de non‑recevoir au bénéfice de la Couronne.

[66]           J’en viens maintenant à l’article 9. Si mon interprétation de l’article 8 est erronée, l’article 9 oppose une fin de non‑recevoir à la demande. La présente affaire porte sur une conduite qui, selon les allégations, aurait empêché qu’une pension adéquate soit versée à l’ancien combattant et à son épouse. Pour reprendre les termes de l’article, il s’agit d’une action « ouvrant droit au paiement d’une pension ou indemnité […] sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État », notamment pour une blessure. C’est le MAC qui décide du paiement des pensions. Une pension a été accordée, mais un différend subsistait quant au montant et à sa portée dans le temps. Quoi qu’il en soit, il faut donner effet au libellé de la Loi; à sa face même, la demande se heurte donc à une fin de non‑recevoir.

[67]           Il existe de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada qui appuie cette interprétation. Dans l’arrêt Sarvanis c Canada, 2002 CSC 28, un détenu avait subi des lésions corporelles graves, dont certaines étaient permanentes. Par la suite, il a reçu une pension d’invalidité en vertu du Régime de pensions du Canada. Il a poursuivi la Couronne en responsabilité civile délictuelle pour ses blessures et la Couronne a présenté une requête pour faire radier la demande. La Cour suprême du Canada a autorisé l’instruction de la demande. Au nom de la Cour, le juge Iacobucci s’est exprimé comme suit au sujet de l’article 9 :

28.       À mon avis, bien que libellé en termes larges, l’art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif n’en exige pas moins que, pour qu’elle fasse obstacle à une action contre l’État, la pension ou l’indemnité payée ou payable ait le même fondement factuel que l’action. En d’autres termes, l’article 9 traduit le désir rationnel du législateur d’empêcher la double indemnisation d’une même réclamation dans les cas où le gouvernement est responsable d’un acte fautif mais où il a déjà effectué un paiement à cet égard. Autrement dit, cette disposition n’exige pas que la pension ou le paiement soit versé en dédommagement de l’événement pertinent, mais uniquement que le fondement précis de leur versement soit l’existence de cet événement.

29.       Cette large portée est nécessaire pour éviter que l’État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages‑intérêts, de l’événement pour lequel une indemnité a déjà été versée. Autrement dit, en cas de versement d’une pension tombant dans le champ d’application de l’art. 9, un tribunal ne saurait connaître d’une action dans laquelle on ne réclame des dommages‑intérêts que pour douleurs et souffrances ou encore pour perte de jouissance de la vie, du seul fait que ce chef de dommage ne correspond pas à celui qui a apparemment été indemnisé par la pension. Tous les dommages découlant du fait ouvrant droit à pension sont visés par l’art. 9, dans la mesure où la pension ou l’indemnité est versée « in respect of » la même perte — notamment décès, blessure ou dommage — ou sur le même fondement.

[68]           Essentiellement, l’article 9 fait en sorte qu’il n’y ait pas double récupération, et cette disposition doit être interprétée de façon libérale. La Cour suprême a conclu que la pension du RPC n’était pas visée à l’article 9, parce que le détenu était un cotisant et que les prestations de pension n’étaient pas versées par suite des faits de l’affaire, mais plutôt en raison d’une incapacité. La Cour suprême a donc conclu que les prestations d’invalidité ne constituaient pas une pension ou une indemnité au sens de l’article 9. Cet article exige que la pension ou l’indemnité soit versée par suite d’événements précis qui ont provoqué « le décès, une blessure, un dommage ou une perte » ou « in respect of » lesdits événements. En l’espèce, la demande est fondée sur une pension découlant de la blessure subie par l’ancien combattant pendant qu’il était à l’entraînement. L’article 9 s’applique donc.

[69]           Cette conclusion est également étayée par la décision Sherbanowski c Canada, 2011 ONSC 177. Dans cette affaire, un ancien combattant avait touché une pension en vertu de la Nouvelle Charte des anciens combattants, et il a ensuite intenté une poursuite contre la Couronne afin d’obtenir des dommages‑intérêts, laquelle comprenait des demandes fondées sur la Charte des droits et libertés. La Cour a radié la demande, principalement en raison de l’effet de l’article 9.

[70]           L’article 9 procure donc un autre motif d’immunité à la Couronne à la lumière des faits de l’espèce.

IX.             Préjudice à la Couronne

[71]           La Couronne a fait valoir qu’elle subirait un grave préjudice si l’instruction de la demande était autorisée. La Couronne énumère de nombreux facteurs qui, selon elle, militent contre l’instruction de la demande. Ces facteurs comprennent des questions comme l’imprécision, la très forte probabilité qu’il existe peu ou pas de témoins susceptibles de confirmer ce qui s’est produit au MAC, l’impécuniosité apparente des demandeurs, la prescription, et le fait que la qualité des demandeurs pour faire valoir la demande n’est pas claire.

[72]           Dans l’ensemble, même si certains de ces arguments sont valables, l’issue de la présente requête ne repose pas sur le préjudice.

X.                Contestation indirecte

[73]           La Couronne fait valoir que la présente demande est une contestation indirecte d’une décision du tribunal et qu’elle constitue en fait un abus de procédure. Les décisions du tribunal en ce qui concerne la durée et le montant de la pension n’ont pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire. Ce recours était à la disposition de l’ancien combattant, mais il ne s’en est pas prévalu, contrairement à ce qui s’était produit dans l’affaire Arial, précitée. Comme je l’ai indiqué, dans celle‑ci le juge a renvoyé l’affaire au tribunal pour qu’il l’examine de nouveau en tenant compte des motifs de la décision relative au contrôle judiciaire.

[74]           La règle qui interdit la contestation indirecte empêche que les décisions de justice qui ont été rendues valablement dans les limites de la compétence de la cour ou du tribunal soient infirmées dans d’autres instances. Voici comment s’est exprimée la Cour suprême du Canada à ce sujet dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c Colombie‑Britannique (Human Rights Tribunal), 2011 CSC 52 :

La règle interdisant la contestation indirecte vise elle aussi la protection de l’équité et de l’intégrité du système judiciaire en empêchant la répétition des instances. Elle empêche les détours institutionnels ayant pour but d’attaquer la validité d’une ordonnance en tentant d’obtenir un résultat différent devant un forum différent plutôt qu’en suivant la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prescrite : voir Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, et Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629.

[75]           Les décisions des cours et des tribunaux sont définitives et exécutoires, à moins qu’elles soient infirmées en appel ou qu’elles soient modifiées par ailleurs par la cour ou le tribunal qui les a prononcées. Les décisions rendues dans les limites de la compétence d’une cour ou d’un tribunal ne peuvent pas être infirmées dans d’autres instances. La Couronne allègue qu’en présentant la présente demande, les demandeurs cherchent de fait à faire infirmer les décisions du tribunal. Une telle contestation est un abus de procédure et enfreint la règle qui interdit la contestation indirecte.

[76]           Essentiellement, les demandeurs font valoir que la demande est une poursuite autonome qui dépasse le cadre des décisions du Tribunal; la demande, compte tenu des causes d’action qui la sous‑tend, ne constitue pas un appel desdites décisions et elle ne vise pas à les faire annuler. Toutefois, selon ce que je comprends de la demande, c’est ce que les demandeurs tentent entre autres de faire en cherchant à obtenir une indemnité pour les périodes au cours desquelles une pension aurait selon eux dû être payée.

[77]           L’argument de la contestation indirecte est une raison de plus pour conclure que la présente demande ne peut pas être instruite.

[78]           En dernier lieu, il y avait un certain désaccord sur le statut ou la qualité pour agir des demandeurs, sur le fait qu’il y avait ou non une « succession » convenablement établie par jugement confirmatif ou autrement ainsi que sur la question de savoir si les demandeurs représentent la succession de l’ancien combattant et de son épouse. Au début de l’audience, un affidavit fait sous serment par Karl Hardy a été déposé devant la Cour; cet affidavit décrit qui sont les frères et sœurs Hardy et quels rôles ils ont joué dans chaque succession. Il précise également que Karl Hardy a été autorisé par tous ses frères et sœurs à donner des directives concernant la présente affaire. Dans l’ensemble, même s’il subsiste de l’incertitude quant au statut des successions et sur le droit de Karl Hardy ou d’un autre de ses frères et sœurs de représenter ces successions, au final, ce n’est pas sur ce point que la présente requête sera tranchée. Comme pour la question du préjudice, même si l’argument voulant que les successions ne soient pas convenablement représentées est peut‑être fondé, comme nous l’avons vu, la requête échoue pour de nombreuses autres raisons plus impérieuses.

XI.             Conclusion

[79]           Il n’y a pas de doute que les demandeurs, et en particulier Karl Hardy, sont contrariés et en colère en raison du traitement que le MAC a fait subir à leurs parents alors que ceux‑ci cherchaient à obtenir une pension convenable. Cette frustration et cette colère ne sont pas injustifiées. Toutefois, le droit dans son état actuel ne leur offre aucun recours. Il existait des recours, mais ceux‑ci n’ont pas été engagés au moment où ils auraient dû l’être. Il est maintenant trop tard.

[80]           La requête visant à introduire l’action est rejetée, mais sans frais compte tenu des circonstances.

[81]           Je suis reconnaissant envers les deux avocats pour leurs observations écrites utiles et les arguments habiles qu’ils ont présentés dans cette difficile affaire. J’ai tenu compte de toutes ces observations, y compris de l’abondante jurisprudence qui a été citée par les deux parties. Je suis spécialement reconnaissant envers Margaret Keelaghan, du Calgary Legal Guidance, pour sa participation au nom des demandeurs.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que :

                  1.                        La requête est rejetée.

                  2.                        Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1300‑11

INTITULÉ :

LA SUCCESSION DE MORDRED HARDY, ANCIEN COMBATTANT, HELENA HARDY, KARL HARDY, BARTON HARDY, SANDRA HARDY (MAHON) ET DAVID HARDY

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MARS 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE PROTONOTAIRE AALTO

DATE DES MOTIFS :

LE 8 OCTOBRE 2015

COMPARUTIONS :

Margaret Keelaghan

Marcie Zemluk

POUr LeS demandeurS

Deborah Babiuk‑Gibson

POUr Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Calgary Legal Guidance

Avocats

Calgary (Alberta)

PoUr LeS demandeurS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau régional d’Edmonton

POUr Le défendeur

 

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