Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160426


Dossier : T-1010-15

Référence : 2016 CF 467

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2016

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

KOMI GRATIAS GLIGBE

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Monsieur Komi Gratias Gligbe réclame des dommages-intérêts contractuels en vertu des principes de common law en matière de droit du travail. Malheureusement pour lui, je suis lié par la jurisprudence bien établie indiquant qu’un membre des Forces armées canadiennes [FAC] n’est pas lié à Sa Majesté la Reine par un contrat d’emploi, mais plutôt qu’il sert à titre amovible. Sa déclaration doit être radiée en vertu de la règle 221 des Règles des Cours fédérales. Je vais toutefois accorder au demandeur un délai pour déposer une nouvelle déclaration étayant plus clairement ses prétentions quant à la Charte canadienne des droits et libertés.

I.                   Les faits

[2]               Le demandeur s’est enrôlé dans les FAC le 15 juillet 2009. Le 7 mai 2012, les FAC ont pris la décision de libérer le demandeur. Cette décision a pris effet le 18 juin 2012.

[3]               Le 17 mars 2014, le chef d’état-major de la Défense nationale a conclu que le demandeur a été lésé par la libération et qu’une réparation partielle lui serait accordée. Ce faisant, il ouvre la porte au ré-enrôlement du demandeur. Cependant, le demandeur ne s’est jamais ré-enrôlé dans les FAC.

[4]               Le 18 juillet 2014, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire relativement à sa libération (dans le dossier de la Cour portant le numéro T-1641-14). Cette demande a été disposée par désistement des parties le 28 janvier 2016.

[5]               Le 17 juin 2015, le demandeur a institué une deuxième demande visant l’obtention de dommages-intérêts relativement à sa libération.

[6]               Le 12 novembre 2015, le juge Annis a ordonné, dans une ordonnance savante de 52 paragraphes, la radiation de la déclaration du demandeur au motif que cette deuxième demande ne présentait aucune cause d’action valable (Gligbe c Canada, 2015 CF 1265). Le juge Annis a accordé au demandeur 60 jours pour déposer une nouvelle déclaration, présentant une cause d’action différente et contenant davantage de faits pertinents à l’appui de l’action pour libération injustifiée, faute de quoi le demandeur ne pourrait pas intenter une nouvelle action fondée sur les faits relatifs à sa libération des FAC sans l’autorisation de la Cour.

[7]               Le demandeur, qui se représente lui-même, a déposé une nouvelle demande le 30 décembre 2015.

[8]               La défenderesse fait maintenant valoir que cette nouvelle demande ne présente aucune cause d’action valable puisque la Loi sur la défense nationale et la jurisprudence ne permettent pas à un membre ou ex-membre des FAC de poursuivre Sa Majesté la Reine pour congédiement injustifié.

II.                Requête en radiation

[9]               La règle 221 des Règles des Cours fédérales se lit comme suit :

Requête en radiation

Motion to strike

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

(b) is immaterial or redundant,

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

Preuve

Evidence

(2) Aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)a).

(2) No evidence shall be heard on a motion for an order under paragraph (1)(a).

[10]           L’arrêt Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959, établit qu’une déclaration sera radiée s’il est « évident et manifeste » que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action. Il n’appartient pas à la Cour, à ce stade-ci, d’apprécier les chances de succès du demandeur (Alani c Canada (Premier ministre), 2015 CF 649 au para 6, conf par 2016 CAF 22).

III.             Analyse de la requête

[11]           Je note d’emblée que certains éléments qui ont informé l’analyse du juge Annis ne sont plus pertinents. Notamment, le demandeur s’est désisté de sa demande de contrôle judiciaire (dossier de la Cour portant le numéro T-1641-14).

[12]           La règle du stare decisis établit que les tribunaux d’instance inférieure doivent suivre les décisions des juridictions supérieures. Il s’agit d’un principe fondamental de notre système juridique (Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 44). La Cour doit respecter les règles de droit clairement établies.

[13]           Or, il est reconnu que les membres des FAC servent à titre amovible. La jurisprudence abonde de décisions, dont une de la Cour d’appel fédérale, confirmant qu’ils ne sont pas liés à Sa Majesté la Reine par un contrat de travail (Mitchell v The Queen, [1896] 1 QB 121 (R-U) (QL); Gallant v The Queen in Right of Canada (1978), 91 DLR (3d) 695 (CF 1re inst); Sylvestre c R (1986), 30 DLR (4th) 639 (CAF); McClennan c Canada, 2002 CFPI 244 au para 11; Donoghue c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2004 CF 733 au para 35; MacLellan v Canada (Attorney General), 2014 NSSC 280 au para 59). J’ai moi-même reconnu ce principe dans Bissonnette c Canada, 2007 CF 281 aux para 7-8.

[14]           La jurisprudence est constante et claire au sujet de la relation entre un soldat et Sa Majesté la Reine. Je m’estime lié par celle-ci. Vu l’état actuel du droit, le demandeur n’a aucune cause valable d’action en common law pour licenciement arbitraire et injuste. La demande telle qu’elle est actuellement formulée ne peut réussir.

[15]           Certes, il est permis aux juridictions inférieures de réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans certains cas, notamment lorsqu’une nouvelle question juridique se pose ou lorsqu’il s’agit d’une situation nouvelle qui « change radicalement la donne » (Carter au para 44; Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au para 42). Dans le cadre d’une requête en radiation, la Cour doit être généreuse et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable (R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au para 21). À mon avis, il ne s’agit pas ici d’une situation nouvelle.

[16]           Je reconnais que la common law est un droit qui évolue et que « le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie. » (Carter au para 44). Les tribunaux peuvent apporter des changements progressifs à la common law pour répondre aux impératifs de la justice et de l’équité (Secunda Marine Services Ltd c Fabco Industries Ltd, 2005 CF 1565 au para 49). Or, renverser la jurisprudence établie dans ce cas ne serait pas une « modification réfléchie et progressive de la common law », mais bien une remise en cause complète de la jurisprudence antérieure, ce contre quoi le juge Stratas nous met en garde dans Paradis Honey Ltd c Canada, 2015 CAF 89 aux para 116-118. Bref, il s’agit d’une question qui relève du législateur, comme il a été reconnu dans Gallant et répété dans McClennan (au para 9).

[17]           En conséquence, je vais accueillir la requête en radiation de la déclaration du demandeur.

IV.             Autorisation pour apporter des changements

[18]           La Cour peut ordonner la radiation avec ou sans autorisation de modification. L’autorisation de modification sera refusée si l’acte de procédure comporte un vice qui ne peut être corrigé par une modification (Collins c Canada, 2011 CAF 140 au para 26).

[19]           Le demandeur soutient qu’il a un argument valable basé sur la Charte canadienne des droits et libertés. Cependant, il ne fait qu’une mention oblique de la Charte aux paragraphes 69, 76 et 81 de sa déclaration déposée le 30 décembre 2015. Sa réponse à la requête en radiation de la défenderesse laisse entendre qu’il pense fonder son recours sur l’article 15 et le paragraphe 24(1) de la Charte. Il fait également référence à la Loi canadienne sur les droits de la personne et la Loi sur l’équité en matière d’emploi.

[20]           Un nouvel argument basé sur la Charte pourrait constituer une question de droit inédite (Bedford au para 42). L’argument basé sur la Charte a été abordé par la Cour d’appel fédérale dans Sylvestre, précité. Dans cette affaire, une ancienne membre des FAC alléguait que sa libération violait les droits prévus à l’article 7 de la Charte. La Cour d’appel a statué que l’article 7 n’avait pas application en l’espèce, mais elle ne s’est pas prononcée sur la portée de l’article 15 de la Charte.

[21]           En somme, je ne suis pas satisfait que le demandeur a pleinement ni correctement présenté ses arguments basés sur la Charte canadienne des droits et libertés. Eu égard aux circonstances, la défenderesse n’a pas été en mesure d’adresser la Charte et la Cour n’est pas en mesure de déterminer s’il est évident et manifeste que ce recours n’aurait aucune chance de réussir.

[22]           Par conséquent, j’accorde au demandeur 30 jours pour déposer, s’il le désire, une nouvelle déclaration se fondant sur la Charte canadienne des droits et libertés et comportant tous les faits pertinents pour appuyer ses prétentions, le tout sans préjudice aux droits de la défenderesse de contester ou non cette nouvelle déclaration. Ce n’est qu’à ce moment-là que la Cour sera en mesure d’examiner s’il y a eu violation des droits du demandeur et si ce dernier peut obtenir la réparation qu’il aura demandé.

[23]           J’invite le demandeur à se familiariser avec les règles concernant la formulation des questions constitutionnelles, notamment l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, advenant que cela soit nécessaire vu la présomption que les lois du Parlement fédéral respectent la constitution canadienne. Il serait également souhaitable que le demandeur consulte les règles concernant la mise en page et la police appropriée pour les documents qu’il soumet à la Cour.

[24]           Bien qu’il convient d’accorder une certaine marge de manœuvre à une partie qui se représente elle-même, la Cour n’est pas une faculté de droit. La défenderesse aura droit aux dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La requête en radiation de la déclaration est accueillie.

2.                  Le demandeur peut déposer une nouvelle déclaration conforme aux instructions fournies dans la présente décision dans les 30 jours suivant le présent jugement.

3.                  Si le demandeur dépose une nouvelle déclaration, la défenderesse disposera des délais normaux pour la contester.

4.                  La défenderesse a droit aux dépens pour la présente requête.

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1010-15

INTITULÉ :

KOMI GRATIAS GLIGBE c SA MAJESTÉ LA REINE

REQUÊTE ÉCRITE CONSIDÉRÉE À OTTAWA (ONTARIO) SUITE À LA RÈGLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

jugement et motifs :

LE JUGE HARRINGTON

DATE DE JUGEMENT ET MOTIFS :

LE 26 avril 2016

PRÉTENTIONS ÉCRITES PAR :

Komi Gratias Gligbe

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Me Antoine Lippé

pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour la défenderesse

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.