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Date : 20160427


Dossier : IMM-3724-15

Référence : 2016 CF 471

Ottawa (Ontario), le 27 avril 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

KHALED EL-KHATIB, ALINA FLORENTIN EL-KHATIB, SALAH EL-KHATIB, ALEXANDRA GABRI EL-KHATIB, MAHA MARIA EL-KHATIB, ET MOHAMAD EL-KHATIB

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

Introduction

[1]               Les demandeurs, deux frères, leurs épouses et les enfants mineurs d’un des deux couples, sont de nationalité roumaine.  Ils sont entrés au Canada en août 2010 et ont demandé l’asile le 28 octobre de la même année.  Ils allèguent avoir fui la Roumanie parce qu’ils auraient été, d’une part, ciblés par la mafia locale, qui les aurait extorqués, menacés et physiquement agressés.

[2]               Le 26 juin 2015, la Section de la Protection des Réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (SPR) rejetait la demande d’asile des demandeurs, statuant qu’ils ne sont ni des réfugiés ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 27 (la Loi).  La SPR a jugé, pour l’essentiel, que la crédibilité des demandeurs était minée par des contradictions, omissions et incohérences en lien avec des éléments cruciaux de leur récit.  Elle a aussi jugé qu’en ne demandant l’asile que deux mois après leur arrivée au Canada, les demandeurs ne s’étaient pas comportés comme des gens craignant réellement pour leur vie.

[3]               Les demandeurs soutiennent que la SPR n’a pas évalué correctement leur crédibilité, notamment se livrant à une analyse microscopique de la preuve et en omettant de considérer et d’évaluer les narratifs et témoignages des deux épouses.  Ils estiment également que la SPR a omis de prendre en compte le fait que c’est l’origine palestinienne des deux frères, Khaled et Salah, qui est la source des problèmes qui les ont contraints à quitter la Roumanie.  En conséquence, ils demandent, par le biais de la présente demande de contrôle judiciaire, à ce que la décision de la SPR soit annulée et que l’affaire lui soit retournée pour être considérée de nouveau par un panel différemment constitué.

[4]               Il s’agit donc ici de déterminer si la SPR, en concluant comme elle l’a fait, a commis une erreur justifiant, suivant ce que prévoit l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7, l’intervention de la Cour.

[5]               Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à ce type de question est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].  Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait ou mixtes de droit et de fait tirées par la SPR.

[6]               Cette approche déférente s’imposera de façon plus particulière lorsque, comme ici, les conclusions contestées ont trait à la crédibilité et à la vraisemblance du récit du demandeur d’asile.  En cette matière, nous rappelle la Cour fédérale dans l’affaire Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 (CF 1re inst) [Cepeda-Gutierrez], la Cour doit se garder de substituer son opinion à celle de la Commission puisque celle-ci a l'avantage non seulement de voir et d'entendre les témoins mais aussi de profiter des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de leur champ d'expertise (voir aussi : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 89 [Khosa]; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, au para 13; Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, au para 14; Dong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 55, au para 17; Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558, au para 11; Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 491, au para 12).  Ainsi, la Cour n’interviendra que si le constat de non-crédibilité a été tiré par la SPR sans tenir compte de la preuve  (Cepeda-Gutierrez, au para 14 ; voir aussi Camara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 362, au para 12)

[7]               En l’espèce, bien qu’à certains égards, la SPR paraît s’être livré à un examen microscopique de la demande d’asile des demandeurs, je suis d’avis que, considérée dans son ensemble, la décision de la SPR possède les attributs de la raisonnabilité en ce sens qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47).

[8]               En effet, les contradictions, incohérences et omissions suivantes dans le récit des demandeurs, me semblent satisfaire ce seuil :

a)      La période pendant laquelle Khaled aurait travaillé dans un bureau de change, une période de six ans selon son narratif et de quatre ans selon son témoignage, un écart somme toute significatif ;

b)      L’incident où, en 2006, les extorqueurs de Khaled se seraient présentés au bureau de change pour le menacer, lui et ses clients, un incident non déclaré dans son narratif, Khaled croyant qu’il n’avait qu’à déclarer les points importants de son récit, une justification que la SPR était en droit, selon moi, d’écarter ; Khaled a témoigné à cet égard que son erreur venait du fait que quelqu’un avait interprété pour lui le formulaire sur lequel il a rédigé son narratif ; toutefois, il a déclaré, sur ce même formulaire, ne pas avoir reçu l’assistance d’un interprète pour les fins de cet exercice;

c)      Les blessures que Khaled aurait subies de la part de ses extorqueurs dans un poste de police, blessures qui auraient nécessité des soins hospitaliers et dont il n’est pas fait mention dans son narratif ;

d)     La date où Khaled aurait commencé à travailler comme dentiste, novembre 2009, selon le narratif et août 2009, selon son témoignage ;

e)      L’incapacité de Khaled à expliquer pourquoi il était la cible d’extorqueurs alors qu’il n’était qu’un simple employé du bureau de change et du cabinet de dentistes ;

f)       La date où Khaled a déclaré avoir cessé de travailler pour le bureau de dentistes, août 2010, selon son narratif et juillet 2010, selon son témoignage ; juillet 2010 étant le mois où il a quitté la Roumanie pour le Canada ;

g)      L’attaque dont aurait été victime les deux frères dans une boîte de nuit, incident déclaré par Salah dans son narratif, mais non par Khaled; et

h)      Le pays à partir duquel Salah s’est rendu en Roumanie en 1995 pour y étudier, le Kuwait, selon son narratif et les Émirats arabes unis, selon son témoignage.

[9]               Je suis d’avis que la somme de ses contradictions et omissions pouvaient raisonnablement faire naître, chez la SPR, des doutes quant à la crédibilité du récit des demandeurs.  Dans ce contexte, il était loisible à la SPR, selon moi, de ne pas accorder de poids à l’article d’un journal local relatant les difficultés alléguées des demandeurs et contenant lui-même certaines incohérences, notamment en ce qui a trait au lien entre la fille de Salah et l’institution scolaire qu’elle fréquentait, de même qu’à la lettre provenant des parents de l’épouse de Salah, un document, par surcroît, non daté (Jia c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2014 CF 422, au para 19; Huang c Canada (MCI), 2011 CF 288, au para 21; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1273, au para 23).

[10]           Enfin, la SPR est présumée avoir considéré l’ensemble de la preuve qui était devant elle faisant en sorte que le fait que la preuve des épouses de Khaled et Salah ne soit pas mentionnée dans la décision de la SPR n’est pas, en soi, suffisant pour conclure qu’elle a été ignorée par la SPR (Cepeda-Gutierrez, au para 16 ; Antrobus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 3, aux para 5-6).  Au paragraphe 6 de ses motifs, la SPR spécifie bien « avoir entendu le témoignage de demandeurs et analysé la preuve au dossier ».

[11]           À tout événement, le fondement de la demande d’asile demeure, pour l’ensemble des demandeurs, la crainte de la mafia et de la police.  À cet égard, la preuve des deux épouses n’ajoute rien de significatif à celle de Khaled et Salah.  En fait, elles partagent les mêmes craintes que leurs maris.  Dans la mesure où le récit de Khaled et Salah n’a pas été jugé crédible et que les demandes d’asile des deux épouses en dépendaient très largement, cet argument ne saurait réussir.

[12]           Enfin, il ne m’apparaît pas déraisonnable, dans le contexte de la présente affaire, que la SPR ait tiré une inférence négative du fait que les demandeurs ont attendu deux mois, après leur arrivé au Canada, pour produire leur demande d’asile et qu’elle ait jugé insuffisantes les justifications apportées par les demandeurs pour expliquer ce délai à agir.  Tel qu’il appert de la jurisprudence de la Cour, le fait de ne pas demander la protection du Canada à la première occasion peut justifier le rejet d’une demande d’asile puisque le retard à agir peut être interprété comme étant incompatible avec le comportement d’une personne qui craint réellement pour sa vie (Earl c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 312, aux para 46-48 ; Mesidor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1245, au para 12 ; Huerta c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1993) 157 NR 225,au para 4, 40 ACWS (3d) 487.  Sans justifier en soi le rejet de la demande d’asile en l’espèce, il était par ailleurs loisible à la SPR d’inférer de ce retard un comportement incompatible avec celui de personnes craignant pour leur vie.  Dans le contexte de la présente affaire, cette inférence appartenait, selon moi, aux issues possibles acceptables en regard des faits et du droit.

[13]           Encore une fois, il n’appartient pas à la Cour de procéder à un réexamen de la preuve au dossier et de substituer ses propres conclusions à celles de la SPR.  Son rôle, comme nous l’avons vu, est plus limité.  En d’autres termes, le test n’est pas de déterminer si un autre décideur aurait, devant les mêmes faits, conclut différemment que ne l’a fait la SPR en l’instance.  La question à résoudre est de déterminer s’il était raisonnable pour la SPR de conclure comme elle l’a fait, étant acquis qu’il peut exister plus d’une solution raisonnable à une situation mixte de droit et de fait donnée (Dunsmuir, au para 47; Khosa, au para 59).  J’ai conclu que c’était le cas.

[14]           Les procureurs des parties ont convenu qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à certifier une question pour la Cour d’appel fédérale.  Je partage cet avis.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3724-15

INTITULÉ :

KHALED EL-KHATIB, ALINA FLORENTIN EL-KHATIB, SALAH EL-KHATIB, ALEXANDRA GABRI EL-KHATIB, MAHA MARIA EL-KHATIB, ET MOHAMAD EL-KHATIB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 janvier 2016

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 27 avril 2016

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

Pour les demandeurs

Me Charles Junior Jean

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois, avocate

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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