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Date: 20160504


Dossier : IMM-4346-15

Référence : 2016 CF 500

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MME ANNE EKANGA EUGÉNIE LILALA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision d’un agent (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) de refuser de reporter le renvoi de la demanderesse hors du Canada. La décision de l’agent est datée du 25 septembre 2015. Elle a été prise en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi].

II.                Contexte

[2]               La demanderesse est une citoyenne de la République démocratique du Congo (RDC). Elle a fait une demande d’asile à son arrivée au Canada, en décembre 1996. La demande a été rejetée en 1997, mais comme le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] a imposé une suspension temporaire des renvois (STR) vers la RDC en 1997, la demanderesse n’a pas été renvoyée du Canada. Cette STR est en vigueur jusqu’à nouvel ordre, tout comme le sont les STR vers deux autres pays, soit l’Afghanistan (depuis 1994) et l’Irak (depuis 2003).

[3]               Le pouvoir du ministre de décréter une STR est stipulé à l’article 230 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement) :

230(1) Le ministre peut imposer un sursis aux mesures de renvoi vers un pays ou un lieu donné si la situation dans ce pays ou ce lieu expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé qui découle :

a) soit de l’existence d’un conflit armé dans le pays ou le lieu;

b) soit d’un désastre environnemental qui entraîne la perturbation importante et momentanée des conditions de vie;

c) soit d’une circonstance temporaire et généralisée.

[4]               Le paragraphe 230(3) du Règlement énonce toutefois des exceptions à la protection que confère une STR :

230(3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas dans les cas suivants :

a) l’intéressé est interdit de territoire pour raison de sécurité au titre du paragraphe 34(1) de la Loi;

b) il est interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux au titre du paragraphe 35(1) de la Loi;

c) il est interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité au titre des paragraphes 36(1) ou (2) de la Loi;

d) il est interdit de territoire pour criminalité organisée au titre du paragraphe 37(1) de la Loi;

e) il est visé à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

f) il avise par écrit le ministre qu’il accepte d’être renvoyé vers un pays ou un lieu à l’égard duquel le ministre a imposé un sursis.

[5]               Le 23 mars 2006, la demanderesse a été accusée de quatre chefs de voies de fait en vertu du Code criminel, RSC 1985, ch. C-46 à la suite d’un incident où elle avait battu sa fille avec une botte, une paire de pinces métalliques et le cordon d’un fer à repasser. Le 29 juin 2007, elle a été reconnue coupable de trois infractions – deux chefs d’accusation en vertu de l’alinéa 267a) et un chef d’accusation en vertu du paragraphe 267b). Elle a ensuite obtenu un sursis de quatre mois et un an de probation pour chaque chef d’accusation; la peine doit être purgée concurremment avec la surveillance.

[6]               La sentence de la demanderesse s’est terminée le 29 octobre 2008 ou vers cette date, et elle est devenue admissible à une demande de suspension de casier judiciaire (anciennement un pardon) en octobre 2013. La Société d’aide à l’enfance a obtenu la garde de la fille de la demanderesse peu de temps après que cette dernière eut été accusée; une enquête ultérieure a démontré que la demanderesse avait infligé des mauvais traitements à sa fille pendant des années. La demanderesse a perdu tous ses droits de garde et de visite en 2010.

[7]               Après la condamnation de 2007, la demanderesse a été arrêtée par l’ASFC, puis mise en liberté sous condition. Un rapport d’inadmissibilité a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi et, le 7 mai 2012, une mesure d’expulsion a été prise.

[8]               Le 25 février 2013, la demanderesse a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Sa demande a été rejetée le 7 mai 2014.

[9]               Le 16 avril 2015, l’ASFC a envoyé une lettre à la demanderesse, demandant à cette dernière de se présenter à l’ASFC. Elle ne s’est pas présentée. Ainsi, le 4 mai 2015, la demanderesse a été arrêtée et mise en détention au motif qu’elle était considérée comme présentant un risque de fuite. Quand elle a été libérée le 16 juillet 2015, elle a été informée qu’elle serait expulsée au mois d’août 2015.

[10]           La demanderesse a présenté une demande de report de renvoi le 20 août 2015. On lui a toutefois dit que sa demande ne serait examinée que lorsqu’une date de renvoi serait fixée.

[11]           Le 8 septembre 2015, la demanderesse a reçu un avis de convocation concernant son renvoi prévu pour le 3 octobre 2015. L’avocat de la demanderesse a communiqué avec l’ASFC au sujet de sa demande de report et, étant donné qu’il ne recevait aucune réponse de l’ASFC, il a déposé une demande de contrôle judiciaire et une requête visant à faire surseoir au renvoi de sa cliente.

[12]           L’agent a rejeté la demande de report le 25 septembre 2015. Il a conclu, entre autres choses, qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la demanderesse serait en danger si elle retournait en République démocratique du Congo; que la demanderesse avait la possibilité de demander une suspension de son casier judiciaire depuis 2013, mais qu’elle n’avait rien à cet égard; que le fait qu’elle puisse demander une suspension de casier judiciaire ne constituait pas un motif valable pour lui d’exercer son pouvoir de reporter le renvoi; et que l’ASFC a l’obligation d’exécuter les mesures de renvoi dès que possible. Par conséquent, l’agent a estimé que le report du renvoi n’était pas approprié dans les circonstances.

[13]            Le 1er octobre 2015, notre Cour a accordé un sursis au renvoi en attendant l’issue du contrôle judiciaire de la décision de l’agent. L’autorisation de demander un contrôle judiciaire a été accordée le 20 janvier 2016.

[14]           Par suite du sursis et de l’autorisation de demander un contrôle judiciaire, la demanderesse a fait l’objet d’un deuxième ERAR qui lui a été défavorable et a, selon son avocat, présenté la documentation nécessaire au traitement de sa demande de suspension de casier judiciaire.

III.             Questions en litige

[15]           La demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur en présentant des motifs insuffisants pour refuser sa demande de report de renvoi, notamment en ce qui concerne son admissibilité à une suspension de casier judiciaire et le risque auquel elle serait exposée en RDC.

[16]           La demanderesse fait également valoir qu’on devrait lui permettre d’achever le processus de demande de suspension de son casier judiciaire. L’agent a conclu que la demanderesse était admissible à une suspension de son casier depuis 2013, et donc qu’elle avait eu près de deux ans pour présenter une demande. La demanderesse souligne toutefois que l’ASFC avait le pouvoir de prendre une mesure de renvoi dès 2008 et qu’elle avait attendu sept ans pour prendre une telle mesure. Elle estime que d’exiger qu’elle se conforme à une norme différente en matière de rapidité d’exécution n’est pas raisonnable. Elle a également fait valoir qu’elle avait déjà déposé une demande de suspension de casier judiciaire, laquelle demande avait été rejetée parce qu’elle avait été soumise trop tôt. Selon la demanderesse, lorsque sa demande de suspension de casier aura été accordée, la mesure de renvoi sera suspendue en vertu de la STR en vigueur, et cet aspect aurait dû être pris en considération.

[17]           Enfin, la demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur en omettant de tenir compte de la STR ainsi que de l’avis aux voyageurs de 2015 du gouvernement du Canada pour la RDC. Elle s’appuie sur Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 pour ce qui est du principe selon lequel lorsqu’un élément de preuve important n’est pas abordé dans les motifs d’une décision, la Cour devrait conclure que la décision a été rendue sans examen raisonnable de cette preuve. La demanderesse fait valoir que l’avis aux voyageurs démontre clairement que la situation est précaire en RDC, et que l’agent aurait dû en tenir compte. La demanderesse fait également valoir que la STR est une preuve suffisante que la RDC est un endroit extrêmement dangereux, et que cet élément n’aurait pas dû être ignoré. À ce titre, l’agent a omis de procéder à une évaluation complète du risque auquel serait exposée la demanderesse en RDC.

IV.             Analyse

[18]           La norme de contrôle applicable au refus d’un agent d’exécution de la loi de surseoir à un renvoi est celle du caractère raisonnable (Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25). Dans un examen du caractère raisonnable, notre Cour doit adopter une approche fondée sur la retenue et ne pas imposer sa propre analyse. Si la décision est une solution rationnelle qui soit justifiable, transparente et intelligible, elle ne devrait pas être modifiée (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[19]           Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 RCF 682, CFPI, au paragraphe 48 [Wang], notre Cour a précisé que les agents d’exécution n’ont qu’une marge de manœuvre limitée pour examiner les reports lorsqu’elle a conclu que « l’économie de la Loi est de réserver l’exercice de ce pouvoir aux affaires où il y a des demandes ou procédures pendantes et où le défaut de différer ferait que la vie de la demanderesse serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain, alors qu’un report pourrait faire que la mesure devienne de nul effet ». Tel qu’expliqué dans Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Shpati, 2011 CAF 286, au paragraphe 40 [Shpati], « Les agents d’exécution disposent de peu de latitude et les reports sont censés être temporaires... [ils] ne sont pas censés se prononcer sur les demandes d’ERAR ou de CH ».

[20]           Eu égard à Wang et Shpati, ainsi qu’à Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, je ne crois pas que la décision de l’agent était d’aucune façon déraisonnable.

[21]           Tout d’abord, je ne peux conclure que les motifs sont insuffisants en eux-mêmes. Même si j’avais conclu, comme la Cour suprême l’a fait dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14, que l’insuffisance des motifs ne permet à elle seule de justifier un contrôle judiciaire – les motifs insuffisants doivent être associés à un résultat déraisonnable.

[22]           Deuxièmement, je ne crois pas que l’agent ait omis de considérer la preuve qui lui était soumise. Il a noté que l’avis aux voyageurs faisait partie des arguments qu’il devait examiner, et le fait qu’il ne mentionne pas explicitement la STR ou qu’il n’aborde pas en profondeur la question de l’avis aux voyageurs ne signifie pas qu’il n’a pas tenu compte de ces facteurs. Cet avis est étayé par l’alinéa 230(3)c), où le législateur a énoncé des directives explicites selon lesquelles une STR ne s’applique pas dans les cas de grande criminalité. L’argument de la demanderesse sur ce point se réduit à demander que notre Cour réévalue la preuve, ce qui cette dernière n’est pas autorisée à faire dans le cadre d’un examen du caractère raisonnable.

[23]           Enfin, comme l’a fait remarquer la demanderesse à l’audience, une suspension de casier judiciaire revêt un caractère discrétionnaire. Il n’y a aucune garantie que sa demande sera approuvée. Étant donné qu’elle n’avait même pas présenté de demande de suspension de casier judiciaire au moment où l’agent a rendu sa décision, ce dernier disposait de peu d’éléments probants suggérant qu’un report eût été une issue raisonnable.

[24]           En aparté, l’avocat de la demanderesse n’a cité aucune source étayant son affirmation selon laquelle la mesure de renvoi sera annulée « quand » la suspension de casier judiciaire sera accordée. Cet argument comporte deux points faibles. Premièrement, le seul fait de présenter une demande de suspension de casier ne garantit d’aucune façon que la demande en question sera reçue. Deuxièmement, la demanderesse n’a cité aucune source démontrant que si cette demande de suspension était reçue, l’exception à la STR pour grande criminalité stipulée à l’alinéa 230(3)c) serait retirée. L’agent, par conséquent, n’a pas erré dans son examen des observations de la demanderesse quant à l’admissibilité de cette dernière à une suspension.

V.                Conclusion

[25]           La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est formulée pour être certifiée, et aucuns dépens ne sont accordés.


JUGEMENT

LA COUR REND le jugement suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  2. Aucune question n’est formulée pour être certifiée, et aucuns dépens ne sont accordés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4346-15

 

INTITULÉ :

MME ANNE EKANGA EUGÉNIE LILALA c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 avril 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE :

LE 4 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Jacques Despatis

 

Pour la demanderesse

 

Daniel Caron

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jacques Despatis

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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