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Date : 20160504


Dossier : T-1833-15

Référence : 2016 CF 501

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 4 mai 2016

En présence de monsieur le juge Hughes

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE

ENTRE :

PLATYPUS MARINE, INC.

demanderesse

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « TATU » ET

LE NAVIRE « TATU »

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Ce recours a été intenté le 29 octobre 2015, par lequel la demanderesse, une société de l’État de Washington exerçant ses activités à Port Angeles, Washington (États-Unis), a intenté une action réelle et personnelle contre le navire Tatu et ses propriétaires. Ce navire se trouve maintenant dans les eaux canadiennes, à Vancouver (Colombie-Britannique) ou à proximité. Le montant visé par la demande était l’équivalent en dollars canadiens de 385 508,92 $ US plus les intérêts au taux des amirautés ou en vertu de la Loi sur l’intérêt de la Colombie-Britannique ou du Canada, les coûts, la condamnation du navire, le cas échéant, et toute autre mesure de réparation.

[2]               Dans le cadre d’une requête ex parte présentée par la demanderesse pour le paiement de l’équivalent en dollars canadiens de 385 508,92 $ US, des coûts et d’autres mesures de redressement, le juge Fothergill de la Cour a rendu une ordonnance datée du 15 décembre 2015 prévoyant ce qui suit :

[traduction]

LA COUR ORDONNE que :

la requête soit accueillie en partie.

1.     Le jugement est accordé à la demanderesse à l’encontre des défendeurs au montant de 363 455,61 $, ce qui représente l’équivalent en dollars canadiens (le 30 janvier 2015) des montants figurant sur les factures remises aux défendeurs par la demanderesse entre le 28 mai 2014 et le 19 septembre 2014, intérêts non compris.

2.     La requête des défendeurs visant une prorogation du délai pour déposer une défense contre la demande de la demanderesse relativement aux intérêts pour l’équivalent en dollars canadiens de 100 000 $ US, ou tout autre montant pouvant être dû au titre des intérêts, doit être signifiée et déposée, au plus tard, le 31 décembre 2015 et doit être entendue à la séance générale à Vancouver (Colombie-Britannique), le mardi 12 janvier 2016, à moins que les parties consentent à un ajournement ou que la Cour en décide autrement.

3.     Les dépens de la requête, par les présentes fixés au montant de 1 500 $, taxes et débours compris, doivent être payés par les défendeurs à la demanderesse.

[3]               La requête que j’ai devant moi est celle qui est visée par le paragraphe 2 de l’ordonnance du juge Fothergill, mais qui n’a pas été entendue jusqu’à présent, concernant la demande d’intérêts pour l’équivalent en dollars canadiens de 100 000 $ US. Il est acquis de part et d’autre que l’ordonnance du juge Fothergill n’a pas été portée en appel et que le montant de 363 455,61 $ prévu au paragraphe 1 de son ordonnance a été payé.

[4]               L’avis de requête que j’ai devant moi énonce que les défendeurs demandent ce qui suit :

[traduction]

LA REQUÊTE vise ce qui suit :

1.     une ordonnance en vertu des articles 213 et 216 rejetant le reste de la demande de la demanderesse, à savoir sa demande de 100 000 $ US à titre d’intérêts et toute autre demande relative à des intérêts;

2.     les dépens de cette requête au montant fixe de 1 500 $;

3.     toute autre réparation que la Cour estime juste.

[5]               Dans leur mémoire déposé à l’appui de leur requête, les défendeurs ont demandé le redressement suivant :

[traduction]

36. À la suite à la décision de l’arrêt Canmerica Mortgage Corp., la demanderesse ne doit obtenir aucun intérêt. À titre subsidiaire, si l’on juge que la demanderesse a droit à des intérêts, ils devraient être limités à son autre acte de procédure relatif aux intérêts en vertu de la Court Order Interest Act; R.S.B.C. 1996 ch. 79, à compter du 31 janvier 2015.

[6]               Dans son mémoire, la demanderesse fait la demande suivante :

[traduction]

VII       CONCLUSION :

46.   La demanderesse soutient que la requête du défendeur doit être rejetée et demande à la Cour de rendre un jugement en sa faveur d’un montant de 100 000 $ en vertu de l’accord, ou tout autre montant que la Cour estime juste.

[7]               En effet, la requête que j’ai devant moi vise donc un jugement concernant soit le montant équivalent en dollars canadiens des 100 000 $ US ou un autre montant tel que celui qui est prévu à l’Amirauté ou en vertu de la Loi sur l’intérêt de la Colombie-Britannique ou du Canada. Voici les questions en litige :

1.     La demanderesse a-t-elle droit à l’adjudication des intérêts au montant équivalent en dollars canadiens des 100 000 $ US?

2.     Sinon, la demanderesse a-t-elle droit à un autre montant au titre des intérêts et, si oui, quel est ce montant?

[8]               Les éléments de preuve dont je dispose sont insuffisants. La demanderesse a effectué les réparations, l’entretien et la remise à neuf du navire Tatu dans les installations de la demanderesse à Port Angeles, Washington (États-Unis). Elle a fourni un devis daté du 11 septembre 2015 décrivant les travaux à effectuer. Ce devis a été accepté et signé au nom du propriétaire du Tatu. Bien qu’il réponde à de nombreuses questions, ce devis ne fait aucune référence aux intérêts.

[9]               À partir du 28 mai 2014 jusqu’au 19 septembre 2014, la demanderesse a envoyé un certain nombre de factures, dix en tout, aux défendeurs à l’égard des travaux en cours sur le Tatu. Chaque facture porte la mention [traduction] « FACTURE DUE À LA RÉCEPTION » et ne fait aucune mention des intérêts. Fait révélateur, un relevé daté du 27 août 2014 et produit par la demanderesse fait référence à chacune des factures établies jusqu’à ce jour-là ainsi qu’au total de tous les montants impayés, mais aucune demande d’intérêts n’est incluse.

[10]           Les éléments de preuve à l’égard d’un accord conclu pour payer des intérêts sont insuffisants. Il semble y avoir eu un accord verbal quelconque conclu entre le président de la demanderesse (M. Linnabary) et le propriétaire du Tatu (M. Sims). La preuve est présentée dans deux affidavits de Linnabary dont les éléments de preuve n’ont pas été contredits. Dans son affidavit du 3 décembre 2015, il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

9.         Après que les travaux aient été effectués, M. Sims a accepté de payer un montant supplémentaire de 100 000 $ US à titre d’intérêts pour les travaux effectués tels que mentionnés aux paragraphes 4 et 6; en contrepartie, Platypus acceptait de différer le paiement jusqu’à janvier 2015. Il a convenu que les intérêts seraient garantis par le « TATU ».

[11]           Ces éléments de preuve ont été complétés par M. Linnabary dans son affidavit du 21 avril 2016 :

[traduction]

4.         En ce qui concerne l’accord visé au paragraphe 9 de mon affidavit du 3 décembre 2015, c’était M. Sims qui avait proposé l’arrangement. Il m’a fait savoir qu’il manquait d’argent et voulait plus de temps pour payer les factures et j’y ai convenu.

[12]           Bien qu’au moins quelques-unes des transactions aient eu lieu dans l’État de Washington (États-Unis), je n’ai aucune preuve devant moi quant aux lois pertinentes de cet État. Les parties ont convenu que je suis en mesure de trancher cette question en vertu des lois pertinentes du Canada et de la Colombie-Britannique.

[13]           Les défendeurs soutiennent que l’entente de paiement des intérêts d’un montant de 100 000 $ US enfreint les dispositions de l’article 347 du Code criminel du Canada, LRC 1985, ch. C-46, qui prévoit que la facturation d’intérêts dépassant un taux annuel effectif de soixante pour cent constitue une infraction pénale. L’avocat des défendeurs soutient que, si le taux d’intérêt est supérieur à soixante pour cent, je peux radier l’entente de paiement du montant ou la remplacer par un taux réduit acceptable dans ces circonstances.

[14]           Le jugement principal est celui de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Transport North American Express Inc. c. New Solutions Financial Corp., 2004 CSC 7. Cette décision a été suivie par plusieurs tribunaux. J’accepte le résumé du juge R.J. Sewell comme il figure dans l’arrêt Canmerica Mortgage Corp c. Yu, [2015] B.C.J. no 9, aux paragraphes 116 à 120 :

[traduction]

[116]   Historiquement, un constat de l’illégalité d’un contrat rend ce dernier nul et non avenu. Cependant, dans l’arrêt Transport North American Express Inc. v. New Solutions Financial Corp., 2004 CSC 7 (CanLII), la Cour suprême a décidé que les tribunaux qui constatent qu’un accord a enfreint l’article 347 du Code criminel doivent déterminer la mesure de redressement qui s’impose à différents niveaux allant de la radiation de la totalité du contrat, d’une part, à la réduction des intérêts à payer au taux maximal de 60 %, de l’autre.

[117]   Au paragraphe 6 de l’arrêt Transport North American, la juge Arbour a énoncé l’approche exacte :

6          Un éventail de recours est offert aux juges pour traiter les contrats qui enfreignent l’article 347 du Code. Le pouvoir discrétionnaire que ces recours offrent est nécessaire pour faire face aux différents contextes dans lesquels l’illégalité visée par l’article 347 peut survenir. À l’une des extrémités de la chaîne se trouvent des contrats tellement inadmissibles que leur illégalité entache l’ensemble du contrat. Par exemple, les arrangements de prêts usuraires et les contrats dont l’objet est une activité criminelle devraient être déclarés nuls ab initio. À l’autre extrémité de la chaîne se trouvent des contrats qui, même s’ils contreviennent à un texte législatif, sont par ailleurs irréprochables. Les contrats de cette nature imposent souvent l’application de la théorie de la divisibilité. L’accord visé, dans ce cas, est un exemple d’un tel contrat. Dans chaque cas, la détermination du niveau où se situe un cas donné le long de la chaîne et les conséquences correctives qui en découlent dépendront d’un examen attentif du contexte contractuel précis et de l’illégalité en cause.

[118]   Au paragraphe 24, la juge Arbour a approuvé le processus d’analyse du recours approprié énoncé dans le jugement du juge Blair dans l’arrêt William E. Thomson Associates Inc. c. Carpenter (1989), 1989 CanLII 185 (C.A. Ontario), 61 D.L.R. (4th) 1 :

24        Dans l’arrêt Thomson, à la page 8, le juge Blair a examiné les quatre facteurs suivants pour décider entre une application partielle et la déclaration d’un contrat nul ab initio : (i) la question de savoir si l’application de la divisibilité compromettrait l’objectif ou la politique générale visé par l’article 347; (ii) la question de savoir si les parties ont conclu la convention dans un but illégal ou dans une intention malveillante; (iii) le pouvoir de négociation relatif des parties et leur conduite au cours des négociations; (iv) la possibilité que le débiteur tire un profit injustifié de la solution choisie. Il n’a, cependant, pas exclu la possibilité d’appliquer d’autres facteurs dans d’autres cas et a fait remarquer (à la page 12) que la question de savoir si « un contrat entaché d’illégalité est totalement inapplicable dépend de toutes les circonstances entourant le contrat et l’équilibrage des facteurs susmentionnés et, dans les cas appropriés, d’autres facteurs ».

[119]   Le premier facteur que je dois examiner consiste à savoir si l’exécution partielle du contrat compromettrait l’objectif de l’article 347. À mon avis, ce ne serait pas le cas. Ce n’est pas un cas dans lequel l’ensemble de la transaction devrait être entachée d’illégalité. Dans l’arrêt Transport North American, la Cour a ordonné que les infractions à l’article 347, qui ne concernent pas des prêts usuraires ou des contrats conclus à des fins illégales, doivent être abordées avec prudence.

[120]   Le deuxième facteur que je dois examiner consiste à savoir si les parties ont conclu la convention dans un but illégal ou dans une intention malveillante. Je suis convaincu que Canmerica ne se livrait pas à des prêts usuraires. Les prêts usuraires impliquent un certain élément de coercition ou d’intimidation pour recouvrer la dette. Alors que le prêt exigeait effectivement le paiement d’intérêts à un taux usuraire, il n’y avait aucune preuve indiquant que Canmerica recourait à l’intimidation ou la contrainte soit sur le plan de sa formation ou de son recouvrement. Cependant, je suis convaincu que Canmerica a sciemment facturé des intérêts au taux criminel de plus de 60 % et que le recours dans ce cas devrait traduire ce fait.

[15]           Il y a un conflit de seuil entre les parties quant à savoir si la somme de 100 000 $ constitue un taux d’intérêt supérieur à 60 %. L’avocat de la demanderesse a présenté un tableau sur lequel les intérêts sont calculés à compter de la date indiquée sur chacune des dix factures allant du 28 mai 2014 au 19 septembre 2014. Il a fait valoir que ces calculs montrent un taux d’intérêt d’un peu moins de 60 %, soit environ 59,5 %. Je remets en question les calculs qui utilisent la date de la facture comme date de début des intérêts courus, car le deuxième affidavit de M. Linnabary, du 21 avril 2016, au paragraphe 3, indique que les factures étaient « habituellement » délivrées à la date de la facture et, en tout état de cause, toutes étaient envoyées par courrier électronique dans les deux jours suivant la date de la facture. Même un changement de deux jours ferait passer le calcul des intérêts à plus de 60 %.

[16]           L’avocat des défendeurs calcule les intérêts à compter de la date de l’entente verbale qui, dit-il, a été conclue le ou vers le 19 septembre 2014 jusqu’à la fin de janvier 2015, qui est la date convenue de l’abstention de réglementation. Les calculs des défendeurs débouchent sur un taux d’intérêt d’environ 95 % par an.

[17]           J’estime que la somme de 100 000 $ US représente un taux d’intérêt de plus de 60 % par an. Même les calculs de la demanderesse déboucheraient, à juste titre, sur ce résultat. Aucune demande d’intérêts n’a été faite à la date du relevé du 27 août 2014. Aucun intérêt ne semble avoir été abordé jusqu’à la date ou après la date de la dernière facture, à savoir le 19 septembre 2014. À compter de l’une ou l’autre de ces dates, le taux d’intérêt est bien supérieur à 60 % par an.

[18]           En ce qui concerne les quatre facteurs décrits par le juge Blair dans l’affaire Thomson, comme indiqué au paragraphe 18 du jugement Canmerica, précité, ces quatre facteurs visent à déterminer si le contrat dans son ensemble peut être déclaré nul ou s’il peut y avoir une séparation de la partie des intérêts du reste. Dans ce cas, une séparation a déjà été mise en vigueur par l’ordonnance du juge Fothergill. Le paiement de la dette principale a été ordonné et versé. La seule question est de savoir si le montant de 100 000 $ US devrait être autorisé à titre d’intérêts, sinon un autre montant ou aucun.

[19]           Chaque partie a présenté certains autres taux d’intérêt et l’avocat de chacune des parties a convenu que si j’annule la disposition concernant les 100 000 $ US, un taux de 5 % par an, comme prévu par la Loi sur l’intérêt, LRC 1985 ch. I-15, article 4, serait le taux le plus acceptable.

[20]           Lors de l’audience, des calculs ont été faits quant à la valeur monétaire, exprimée en dollars canadiens, que le taux d’intérêt de 5 % représenterait. Ce chiffre était d’un peu moins de 35 000 $.

[21]           Par conséquent, je dois annuler l’entente de paiement des intérêts au montant de 100 000 $ US et ordonner que la somme de 35 000 $ soit versée.

[22]           Je n’accorde des dépens à aucune partie, car l’issue de la cause est partagée.


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT, LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1.                  L’entente de paiement des intérêts au montant de 100 000 $ US est annulée.

2.                  Les défendeurs devront payer à la demanderesse la somme de 35 000 $ à titre d’intérêts.

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Roger T. Hughes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1833-15

INTITULÉ :

PLATYPUS MARINE, INC. c. LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « TATU » ET LE NAVIRE « TATU »

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 mai 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Hughes

DATE DES MOTIFS :

Le 4 mai 2016

COMPARUTIONS :

Andrew Stainer

POUR LA DEMANDERESSE

Gary Wharton

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bull Houser & Tupper LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

Bernard LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour les défendeurs

 

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