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Date : 20160512


Dossier : T-1748-15

Référence : 2016 CF 539

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 12 mai 2016

En présence de monsieur le juge Hughes

ENTRE :

DAVID M. SHEBIB,

DAVID ARTHUR JOHNSTON,

LOUIS LESOSKY

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

LE MINISTRE DE LA JUSTICE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LEADER DU GOUVERNEMENT À LA CHAMBRE DES COMMUNES

LE DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS DU CANADA, LA DIRECTRICE DU SCRUTIN DE LA CIRCONSCRIPTION DE VICTORIA-BEACON HILL

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie de deux requêtes, une première par les défendeurs Margot Briggs identifiée par erreur comme étant la défenderesse « directrice du scrutin de la circonscription de Victoria-Beacon Hill » et le directeur général des élections du Canada, pour que l’action intentée contre eux soit rejetée. Les autres demandeurs ont présenté une requête en radiation de la déclaration et de l’action ou accordé un délai afin de déposer une défense. Je radierai l’action contre tous les défendeurs pour les motifs exposés ci-dessous.

[2]               Les demandeurs sont trois résidents de la Colombie-Britannique. Ils se représentent eux-mêmes. À l’audience dont je suis saisie, seul le demandeur Shebib a comparu. Il n’est pas avocat, mais il a droit de se représenter lui-même et de parler pour son propre compte. M. Shebib a dit qu’il était « autorisé » à parler pour le compte des deux autres demandeurs mais, étant donné qu’il n’est pas avocat, il ne peut pas le faire devant la Cour. J’ai entendu M. Shebib parler pour son propre compte et je présume que si les deux autres demandeurs avaient été présents, ils auraient présenté les mêmes observations.

[3]               J’ai lu les documents déposés au nom de chaque partie. Les défendeurs étaient représentés par des avocats lors de l’audience et ils ont présenté de brefs arguments étant donné que j’ai indiqué qu’ayant entendu le demandeur Shebib, je serais disposé à m’appuyer sur les éléments de preuve et les documents déposés au nom de chaque groupe de défendeurs.

[4]               La déclaration modifiée déposée par les demandeurs de même que les autres documents qu’ils ont présentés à l’égard de ces requêtes ne sont pas conventionnels sur le plan de la forme et, à de nombreux égards, ils sont difficiles à comprendre et à suivre. D’après ce que l’on peut comprendre, les trois demandeurs voulaient se porter candidat aux élections fédérales tenues à l’automne de 2015. L’un d’eux, M. Shebib, s’est présenté à cette fin à la directrice du scrutin du district électoral fédéral de Victoria en Colombie-Britannique. La directrice était Margot Briggs qui est probablement identifiée par erreur dans la déclaration comme « directrice du scrutin de la circonscription de Victoria-Beacon ». Les documents de mise en candidature de M. Shebib ont été refusés. Il était accompagné d’un « agent », mais n’avait pas un vérificateur comme l’exige la loi pour être mis en candidature, et il n’avait pas non plus le nom, l’adresse et la signature d’au moins 100 personnes habilitées à voter dans la circonscription, et il n’avait pas non plus payé ni offert de payer un dépôt de 1 000 $ ou toute autre somme, tel que l’exige la Loi électorale du Canada, LC 2000, ch. 9. Rien dans la déclaration modifiée n’indique que l’un ou l’autre des deux autres demandeurs, M. Johnston ou M. Lesosky, s’étaient aussi présentés pour être acceptés comme candidats. Pour ce qui est du demandeur Johnston, le paragraphe 2e) de la déclaration modifiée indique ce qui suit :

e) Depuis les 12 dernières années, la croyance et la pratique du demandeur David Arthur Johnston ont été de ne pas utiliser d’argent; il n’utilise jamais d’argent, de sorte que l’exigence obligatoire du paiement d’un vérificateur viole ses ‘droits’ prévus à l’article 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience… b) liberté de pensée, de conscience, d’opinion...

[5]               Rien de précis n’est énoncé dans la déclaration modifiée en ce qui concerne le dernier demandeur, M. Lesosky.

[6]               La réparation demandée dans la déclaration modifiée est énoncée aux paragraphes 4a) à d) inclusivement :

4 Réparation demandée

a) Les demandeurs demandent à la Cour l’autorisation de contester la Loi électorale du Canada qui régit l’élection de 2015. Les demandeurs jouissent de la liberté d’expression et aucune exigence d’argent ne peut être faite à leur endroit sans compromettre cette liberté. Les demandeurs croient que cette élection est fausse et que nos droits constitutionnels ont été violés et que nos vies sont désormais menacées par un système de gouvernance qui nous a privés de notre liberté de parole.

b) En outre, demander à la cour de suspendre les résultats de cette élection. Le Bureau du directeur général des élections est habilité en vertu de l’article 17-1 de la Loi à adapter les dispositions de cette dernière.

c) Une méthode fournie par le directeur général des élections pour présenter une demande de candidature à une élection fédérale, sans mise de fonds. Qu’un tel candidat soit exempté de l’exigence relative à la vérification.

d) Éliminer complètement l’exigence relative aux 100 signatures.

[7]               Lors de l’audience, on a demandé au demandeur Shebib s’il souhaitait poursuivre la demande contre les défendeurs nommément désignés plutôt que simplement contre la Reine ou le procureur général du Canada en tant que défendeurs. Il a maintenu qu’il voulait poursuivre la demande contre ces personnes qui, selon lui, ont le devoir de défendre ses droits constitutionnels et ceux prévus par la Charte. De plus, on a demandé à M. Shebib s’il demandait à la Cour de suspendre les résultats de l’élection tout simplement dans la circonscription de Victoria ou dans l’ensemble du Canada. Il a dit dans l’ensemble du Canada.

[8]               En premier lieu, pour ce qui est de la requête en radiation présentée par les défendeurs, sauf les défendeurs suivants, la « directrice du scrutin de la circonscription de Victoria-Beacon Hill » (Mme Briggs) et le directeur général des élections du Canada (qui appuient tous les deux la requête présentée par le reste des défendeurs), les autres défendeurs soutiennent que la déclaration modifiée devrait être radiée pour un ou plusieurs des motifs suivants :

1)     la demande ne présente pas la clarté nécessaire pour permettre aux défendeurs d’y répondre de façon appropriée;

2)     les demandeurs cherchent une réparation qui ne peut pas être accordée; ou

3)     les demandeurs n’ont pas allégué les faits substantiels nécessaires pour étayer leurs arguments en vertu de la Charte.

Considérations d’ordre général relatives à la radiation d’actes de procédure

[9]               Le paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales dispose qu’il peut y avoir radiation d’un acte de procédure pour de nombreux motifs :

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

(b) is immaterial or redundant,

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly

[10]           La Cour suprême du Canada, dans des arrêts comme R c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, paragraphe 17, et Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, paragraphe 33, a exposé la façon dont les Cours devraient examiner une requête en radiation en vertu d’une règle comme celle du paragraphe 221 (1) des Règles. Je reprends le paragraphe 17 de l’arrêt R c. Imperial Tobacco Canada Ltée, sans les références :

L’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable. Autrement dit, la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours.

[11]           Je tempère ces remarques à l’aide d’une décision ultérieure de la Cour suprême du Canada dans Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, prise en compte par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Sa Majesté la Reine du chef de la province du Manitoba c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada et al., [2015] CAF 57. Les deux affaires portaient sur un jugement sommaire et sont donc différentes d’une requête en radiation. Cependant, les Cours sont sensibles au fait que ce n’est pas chaque affaire qui doit « justifier un procès » lorsque, eu égard à la justice pour toutes les parties et la proportionnalité, l’affaire peut être facilement réglée sans la nécessité d’un procès.

A.                Motif no 1 : la demande ne présente pas la clarté nécessaire pour permettre aux défendeurs d’y répondre de façon appropriée;

[12]           À ce sujet, il faut tenir compte de l’alinéa 221(1)c) des Règles qui permet de radier une action ou un acte de procédure parce qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire. Dans sa décision kisikawpimootewin c. Canada, [2004] CF 1426, en citant l’arrêt Ceminchuk c. Canada, [1995] A.C.F. no 914, au paragraphe 8 de ses motifs :

Une action scandaleuse, futile ou vexatoire n’a pas à être uniquement une action dans laquelle le demandeur est incapable de présenter à l’appui de ses prétentions des moyens raisonnables, fondés sur le droit ou la preuve, mais il peut aussi s’agir d’une action dans laquelle les actes de procédure font état de si peu de faits que le défendeur ne sait comment y répondre et qu’il sera impossible au tribunal de diriger correctement les procédures. C’est une action sans cause raisonnable, qui n’aura aucune issue pratique.

[13]           Cela ne veut pas dire qu’un acte de procédure qui est structuré de façon non conventionnelle ou qui est un peu inintelligible devrait être radié pour ces motifs seulement. Lorsque l’on peut comprendre de façon raisonnable une demande, une réparation appropriée peut fort bien être de radier la demande, avec autorisation de modifier.

[14]           En l’espèce, on peut tirer une certaine compréhension des demandes et, n’eût été mes autres conclusions en l’espèce, je radierais tout simplement l’acte de procédure, avec autorisation de modifier. Cependant, mes conclusions à l’égard d’autres motifs permettent de radier la demande au complet.

B.                 Motif no 2 : les demandeurs cherchent une réparation qui ne peut pas être accordée;

[15]           La demande précise de réparation de la part des demandeurs a déjà été énoncée dans les présents motifs. Pour reformuler la présente demande de réparation, les demandeurs veulent :

1)    retirer l’exigence de verse de l’argent, 1 000 $ ou n’importe quel montant, afin qu’ils posent leur candidature à une élection fédérale

2)    retirer l’exigence de fournir 100 signatures, noms et adresses de personnes habilitées à voter dans la circonscription, avant qu’une personne puisse poser sa candidature à une élection fédérale

3)    éliminer l’exigence voulant que la personne qui veut poser sa candidature à une élection fédérale ait un vérificateur

4)    suspendre l’élection fédérale de l’automne 2015 dans sa totalité

5)    exiger que le directeur général des élections exerce le pouvoir qui est prévu à l’article 17 de la Loi électorale du Canada, LC 2000, ch. 9 pour adapter la Loi pour exécuter ce qui précède

[16]           L’article 17 de la Loi électorale du Canada confère au directeur général des élections seulement des pouvoirs limités :

17 (1) Le directeur général des élections peut, pendant la période électorale et les trente jours qui suivent celle-ci, — uniquement pour permettre à des électeurs d’exercer leur droit de vote ou pour permettre le dépouillement du scrutin — adapter les dispositions de la présente loi dans les cas où il est nécessaire de le faire en raison d’une situation d’urgence, d’une circonstance exceptionnelle ou imprévue ou d’une erreur. Il peut notamment prolonger le délai imparti pour l’accomplissement de toute opération et augmenter le nombre de fonctionnaires électoraux ou de bureaux de scrutin.

17 (1) During an election period or within 30 days after it, if an emergency, an unusual or unforeseen circumstance or an error makes it necessary, the Chief Electoral Officer may, for the sole purpose of enabling electors to exercise their right to vote or enabling the counting of votes, adapt any provision of this Act and, in particular, may extend the time for doing any act, subject to subsection (2), or may increase the number of election officers or polling stations.

(2) Il ne peut toutefois prolonger les heures du vote par anticipation ou, sous réserve du paragraphe (3), les heures de vote le jour du scrutin.

(2) The Chief Electoral Officer shall not extend the voting hours at an advance polling station or, subject to subsection (3), the voting hours on polling day.

(3) Lorsque, à la suite d’une urgence, il a fallu fermer un bureau de scrutin le jour du scrutin, le directeur général des élections reporte la fermeture du bureau à un moment ultérieur s’il est convaincu qu’autrement un nombre important d’électeurs ne pourront y voter; le cas échéant, il reporte la fermeture du bureau pour la durée qu’il juge suffisante pour que ces électeurs aient le temps voulu pour y voter, mais le total des heures au cours desquelles le bureau est ouvert ne peut dépasser douze et le bureau ne peut fermer après minuit.

(3) If voting at a polling station is interrupted on polling day by an emergency and the Chief Electoral Officer is satisfied that, if the voting hours at the polling station are not extended, a substantial number of electors will not be able to vote, the Chief Electoral Officer shall extend the voting hours at the polling station for the period the Chief Electoral Officer considers necessary to give those electors a reasonable opportunity to vote, as long as the polling station does not in any case

(a) close later than midnight on polling day; or

(b) remain open during polling day for a total of more than 12 hours.

[17]           Ce pouvoir doit être exercé dans les 30 jours qui suivent la période électorale, et uniquement s’il s’agit d’une situation d’urgence, d’une circonstance exceptionnelle ou imprévue ou d’une erreur. La période de 30 jours est écoulée depuis longtemps et aucune circonstance ou erreur n’a été alléguée.

[18]           La Cour suprême du Canada a pris en considération un libellé semblable de la disposition législative précédente au sujet des pouvoirs du directeur général des élections dans l’affaire Haig c. Canada; Haig c. Canada (Directeur général des élections), [1993] 2 RCS. 995, une personne alléguant que son droit de voter à un référendum a été refusé en raison de certaines exigences liées à la résidence. Il a demandé un mandamus pour obliger le directeur à prendre des dispositions pour qu’il vote. Au nom de la majorité, la juge L’Heureux-Dubé a indiqué que le pouvoir du directeur se limitait aux dispositions de la mesure législative et n’allait pas jusqu’à autoriser qu’il s’éloigne fondamentalement du régime législatif. Elle a indiqué ce qui suit aux pages 1025 à 1027 :

Suivant le par. 7(3) de la Loi référendaire (Canada), le directeur général des élections peut « adapter la Loi électorale du Canada de la façon qu’il estime nécessaire à son application au référendum ». De toute évidence, le pouvoir discrétionnaire conféré au directeur général des élections ne peut s’exercer que dans les cas où de telles adaptations à la Loi électorale du Canada s’avèrent nécessaires afin de faciliter la tenue d’un référendum donné. Bien que le directeur général des élections se voie attribuer un pouvoir discrétionnaire d’adapter la loi, ce pouvoir ne va pas jusqu’à permettre qu’il s’éloigne fondamentalement du régime qu’établit la Loi référendaire (Canada). En exerçant son pouvoir discrétionnaire, il doit demeurer dans les limites de ce régime législatif.

[...]

Pour large que puisse en paraître la portée, ce paragraphe ne vise que les situations où les dispositions de la loi ne concordent pas avec des besoins particuliers qui naissent par suite « d’une erreur, d’un calcul erroné, d’une urgence ou d’une circonstance exceptionnelle ou imprévue ». Or, les appelants soutiennent que leur situation, qui échappait à l’application des dispositions provinciales, mais aussi des dispositions fédérales, en matière référendaire, constituait précisément une telle circonstance exceptionnelle et imprévue. Il ne s’agissait assurément pas « d’une erreur, d’un calcul erroné [ou] d’une urgence ». À mon avis, la situation de M. Haig n’a rien d’exceptionnel ni d’imprévu. La Loi référendaire (Canada) prévoit expressément la consultation par voie référendaire des électeurs de provinces déterminées. L’exclusion d’électeurs qui ne résident pas dans ces provinces à la date du recensement découle clairement et inéluctablement du régime législatif adopté. Il est tout à fait prévisible et pas du tout inhabituel que les personnes qui ne satisfont pas aux exigences minimales prescrites par la loi n’auront pas droit de vote, que ce soit à l’occasion d’un référendum ou d’une élection.

[19]           Sur le plan procédural, une demande exigeant que le directeur général des élections prenne des mesures devrait se faire au moyen d’une requête en mandamus en vertu de l’article 18 ou 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1989, ch. F-7. Même si les demandeurs corrigeaient leur procédure et présentaient une telle requête, il leur faudrait démontrer que le directeur avait un devoir public à leur endroit en vertu de la Loi électorale du Canada ou d’une autre loi ou en common law, pour exercer ce devoir. Ce devoir n’a pas été démontré. Les réparations demandées par les demandeurs ne peuvent pas être offertes par le directeur en vertu de cette mesure législative ou de toute autre loi en common law mentionnée à la Cour. La Cour ne dispose tout simplement pas d’un motif pour ordonner que le directeur exerce un devoir qui n’existe pas.

[20]           Dans un même ordre d’idées, en ce qui concerne une demande pour suspendre les résultats d’une élection, qui ne peut se faire qu’en vertu d’une contestation de la Charte ou en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle, voir R c. Ferguson, [2008] 1 R.C.S. 96, aux paragraphes 58 à 66. Le directeur général des élections n’a aucun pouvoir pour suspendre les résultats de l’élection. J’examinerai ensuite les contestations en vertu de la Charte et de la Constitution.

C.                 Motif no 3 : les demandeurs n’ont pas allégué les faits substantiels nécessaires pour étayer leurs arguments en vertu de la Charte.

[21]           Les demandeurs n’ont pas invoqué précisément la Charte des droits et libertés dans leur déclaration modifiée; cependant, ils parlent effectivement de « droits » en lien avec les articles 2 et 3 de la Loi constitutionnelle. Dans ses observations orales, le demandeur Shebib a parlé de façon générale des droits et du devoir de chaque Canadien, y compris ceux nommés comme défendeurs, de s’assurer que ses droits et libertés ainsi que ceux des autres demandeurs, notamment de poser leur candidature à une élection fédérale, n’étaient pas contrecarrés, par exemple en exigeant un vérificateur, de l’argent ou 100 signatures.

[22]           Un demandeur qui s’appuie sur la Charte doit plaider des faits suffisamment significatifs pour étayer l’argument. Le juge Rennie de la Cour d’appel fédérale a rédigé dans Mancuso c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être), 2015 CAF 227, au paragraphe 21 :

[traduction] [21] Il n’existe aucune règle distincte liée aux actes de procédure dans les affaires où la Charte est invoquée. L’exigence des faits significatifs s’applique aux actes de procédure pour violation de la Charte tout comme aux causes d’action qui relèvent de la common law. La Cour suprême du Canada a cerné dans la jurisprudence le contenu concret de chaque droit reconnu par la Charte, et un demandeur doit exposer des faits substantiels suffisants pour satisfaire aux critères applicables à la disposition en question. La présentation des faits n’est pas une simple formalité; « au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte » : Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la p. 361.

[23]           Les décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être rendues dans un vide factuel. Les décisions relatives à la Charte doivent être minutieusement préparées et présentées sur des bases factuelles solides comme l’a indiqué le juge Cory de la Cour suprême du Canada dans Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la p. 361-2 :

La nécessité essentielle d’établir un fondement factuel dans les affaires relatives à la Charte

Les affaires relatives à la Charte porteront fréquemment sur des concepts et des principes d’une importance fondamentale pour la société canadienne. Par exemple, les tribunaux seront appelés à examiner des questions relatives à la liberté de religion, à la liberté d’expression et au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Les décisions sur ces questions doivent être soigneusement pesées car elles auront des incidences profondes sur la vie des Canadiens et de tous les résidents du Canada. Compte tenu de l’importance et des répercussions que ces décisions peuvent avoir à l’avenir, les tribunaux sont tout à fait en droit de s’attendre et même d’exiger que l’on prépare et présente soigneusement un fondement factuel dans la plupart des affaires relatives à la Charte. Les faits pertinents présentés peuvent toucher une grande variété de domaines et traiter d’aspects scientifiques, sociaux, économiques et politiques. Il est souvent très utile pour les tribunaux de connaître l’opinion d’experts sur les répercussions futures de la loi contestée et le résultat des décisions possibles la concernant.

Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. La présentation des faits n’est pas, comme l’a dit l’intimé, une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte. Un intimé ne peut pas, en consentant simplement à ce que l’on se passe de contexte factuel, attendre ni exiger d’un tribunal qu’il examine une question comme celleci dans un vide factuel. Les décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes.

[24]           Dans Figueroa c. Canada (Procureur général), [2003] 1 RCS 912, aux paragraphes 25 et 26, la Cour suprême du Canada a indiqué que l’art. 3 de la Charte a servi à s’assurer que chaque citoyen a le droit de jouer un rôle important dans le processus électoral. J’étendrais cette notion à un droit de se présenter à une élection.

[25]           En l’espèce, les demandeurs allèguent que l’exigence d’avoir un vérificateur, de déposer de l’argent, qu’il s’agisse de 1 000 $ ou d’une autre somme, et de présenter des signatures d’appui de 100 électeurs qualifiés fait obstacle à leur droit de se porter candidats. Cependant, ils n’ont pas exposé que ces exigences les empêchaient d’inscrire leurs noms comme candidats, seulement que, présumément, ils jugent que ces exigences sont des inconvénients. Seul le demandeur Johnston offre une base en fonction de laquelle il dit qu’on l’empêche de poser sa candidature, c’est-à-dire, comme il est exposé aux paragraphes 2e) et 5b) de la déclaration modifiée, que sa pratique et sa croyance au cours des 12 dernières années ont été de ne pas utiliser d’argent de sorte que l’exigence obligatoire de verser une somme d’argent viole ses droits en vertu de l’article 2 de la Charte.

[26]           Comme l’a exposé la Cour suprême du Canada dans Université Trinity Western c. College of Teachers (ColombieBritannique), 2001 CSC 31, au paragraphe 36, il convient généralement de tracer la ligne entre la croyance et le comportement; la liberté de croyance est plus large que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance. Comme l’a statué le juge Brown de la Cour provinciale de l’Alberta dans l’affaire R c. Locke, 2004 ABPC 152, aux paragraphes 22 à 27, en s’appuyant sur Trinity Western, la protection de la Charte ne va pas jusqu’à permettre à une personne d’agir sur la foi de ses propres croyances ou pensées, sans tenir compte d’une législation autrement valide.

[27]           Quant aux demandeurs Shebib et Lesosky, ils n’ont pas fait valoir qu’ils ont des croyances ou des pensées particulières individuelles qui, selon eux, les empêcheraient de se conformer aux exigences de la Loi électorale du Canada, et ils n’ont pas non plus fait valoir qu’il est impossible pour eux de le faire. L’article 3 de la Charte dispose que chaque citoyen a le droit de vote dans une élection fédérale et qu’il a le droit d’éligibilité à la Chambre des communes; l’article 1 de la Charte dispose que ce droit est assujetti à des limites raisonnables.

[28]           Comme l’a indiqué le professeur Hogg dans son livre, Constitutional Law, 5e édition, Carswell, au paragraphe 38.4, le fardeau de la preuve incombe au départ à la personne qui allègue une violation des droits protégés par la Charte pour exposer que les limites ne sont pas raisonnables ou sont arbitraires.

38.4 Fardeau de la preuve

À qui incombe le fardeau de la preuve concernant des questions factuelles dans le cadre d’un litige lié à la Charte? À la première étape d’un examen en vertu de la Charte, la Cour doit décider si un droit protégé par la Charte a été violé. La question est assujettie aux règles normales relatives au fardeau de la preuve, ce qui signifie que le fardeau de prouver tous les éléments de l’atteinte à un droit garanti par la Charte repose sur la personne qui fait valoir l’atteinte. Dans le cas des droits qui sont qualifiés par leurs propres modalités, par exemple, par des exigences liées au caractère raisonnable ou arbitraire, le fardeau de prouver les faits qui établissent le caractère non raisonnable ou le caractère arbitraire, ou peu importe quoi, fait partie de la définition du droit, incombe à la personne qui fait valoir l’atteinte.

[29]           Les demandeurs n’ont pas exposé que les limites concernant un vérificateur, ou un paiement d’une somme d’argent (sous réserve de M. Johnston, comme on l’a expliqué plus haut) ou de 100 signatures présentent des limites non raisonnables, ni qu’il va de soi qu’elles le font.

[30]           Je conclus que, dans la mesure où la déclaration modifiée peut être comprise comme signifiant qu’elle allègue une atteinte aux droits garantis par la Charte, elle ne parvient pas à exposer une cause d’action appropriée et doit être radiée.

II.                Réclamations contre Margot Briggs identifiée par erreur comme étant la « directrice du scrutin de la circonscription de Victoria-Beacon Hill » et le directeur général des élections du Canada

[31]           La déclaration modifiée allègue tout simplement que la « directrice du scrutin de la circonscription de Victoria-Beacon Hill » est une défenderesse. Margot Briggs s’est présentée et s’est identifiée comme étant la personne dont il s’agit probablement. Elle est la directrice de scrutin par intérim pour le district électoral fédéral de Victoria, en Colombie-Britannique.

[32]           Mme Briggs et le directeur général des élections sont représentés séparément des autres défendeurs dans le cadre de la requête dont je suis saisi, bien qu’ils appuient tous les deux les autres défendeurs et adoptent leurs arguments. Ayant radié la demande pour le motif de la motion des autres défendeurs, il est inutile que je poursuive l’examen de la requête de Mme Briggs et du directeur général des élections; cependant, je ferai quelques observations.

[33]           Pour qu’un fonctionnaire soit nommé de façon appropriée en tant que défendeur à titre personnel dans des actions comme celle-ci, il faut faire valoir que cette personne a agi en dehors ou au-delà de ses fonctions, c’est-à-dire qu’il y a eu faute commise dans l’exercice d’une charge publique. Il faut démontrer qu’il y a eu une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques et une connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. Le juge Iacobucci, s’exprimant pour la Cour suprême du Canada dans Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 RCS 263, au paragraphe 32 :

32        Pour résumer, j’estime que la faute commise dans l’exercice d’une charge publique constitue un délit intentionnel comportant les deux éléments distinctifs suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; et (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits. Plus précisément, le demandeur doit démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle.

[34]           Il n’a tout simplement pas été établi en l’espèce que Mme Briggs ou le directeur général des élections ait eu une conduite qui constituerait un motif pour une allégation de faute commise dans l’exercice d’une charge publique. Donc, même si je ne radiais pas l’action au complet, je la radierais assurément dans leur cas.

III.             CONCLUSION ET DÉPENS

[35]           En conclusion, l’action sera radiée dans son intégralité et, de toute façon, comme contre Mme Briggs et le directeur général des élections.

[36]           Quant aux dépens, je conclus que les demandeurs ont été négligents et même insouciants relativement aux personnes qu’ils ont choisi de nommer des défendeurs. Les demandeurs, en particulier M. Shebib lors de l’audience, ont exprimé avec force ce qu’ils considèrent comme étant leurs « droits » et ceux qui leur barrent le chemin dans leur tentative d’exercer ces « droits ». Le faire, c’est oublier que tous les Canadiens ont des droits et que tous les Canadiens, y compris les demandeurs, ont des obligations. Nous vivons dans une société structurée fondée sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Il faut porter une attention particulière aux personnes que nous contestons pour protéger nos droits; les contestations sont dirigées contre le gouvernement, et non contre ses fonctionnaires à titre personnel. Lorsque des contestations ont lieu, elles doivent être élaborées de façon appropriée et reposer sur des éléments de preuve et des faits solides. En l’espèce, la Cour a à peine une diatribe émotive de la part des demandeurs qui est dirigée vers quiconque leur vient à l’esprit.

[37]           Je reconnais que les demandeurs se représentent eux-mêmes et que leurs moyens sont probablement limités. Néanmoins, ils devraient être mis au courant qu’une contestation comme celle-ci ne devrait pas être faite à la légère, ni dirigée contre n’importe qui. J’accorde à chaque groupe de défendeurs des dépens de 5 000 $ que les demandeurs devraient payer solidairement.


JUGEMENT

POUR CES MOTIFS, LA COUR CONCLUT que :

1.                  La déclaration modifiée est radiée.

2.                  Les défendeurs Margot Briggs et le directeur général des élections ont droit à des dépens de 5 000 $ que devront payer les demandeurs solidairement.

3.                  Les autres défendeurs ont droit à des dépens de 5 000 $ que devront payer les demandeurs solidairement.

« Roger T. Hughes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1748-15

INTITULÉ :

DAVID M. SHEBIB, DAVID ARTHUR JOHNSTON, LOUIS LESOSKY c. SA MAJESTÉ LA REINE, LE MINISTRE DE LA JUSTICE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE LEADER DU GOUVERNEMENT À LA CHAMBRE DES COMMUNES

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 mai 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HUGHES

DATE DES MOTIFS :

Le 12 mai 2016

COMPARUTIONS :

David Shebib

Pour le demandeur DAVID SHEBIB POUR SON PROPRE COMPTE

Robert Danay

Kayla Baldwin

POUR LES DÉFENDEURS SA MAJESTÉ LA REINE, LE MINISTRE DE LA JUSTICE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE LEADER DU GOUVERNEMENT À LA CHAMBRE DES COMMUNES

Martin W Bühler

Pour les défendeurs LE DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS ET MARGOT BRIGGS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS SA MAJESTÉ LA REINE, LE MINISTRE DE LA JUSTICE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE LEADER DU GOUVERNEMENT À LA CHAMBRE DES COMMUNES

Fraser Litigation Group

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS LE DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS ET MARGOT BRIGGS

 

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