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Date : 20160517


Dossier : T-478-15

Référence : 2016 CF 551

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 mai 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

SYEDA PASCAL ZEHRA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS 

I.                   Contexte

[1]               Il s’agit d’un contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi) d’une décision par laquelle un juge de la citoyenneté (le juge) a accordé la citoyenneté à la défenderesse, après avoir constaté qu’elle satisfaisait aux exigences de résidence de la Loi.

[2]               La défenderesse est née le 28 décembre 1971 à Karachi au Pakistan. Elle est arrivée au Canada, le 17 décembre 2004. Elle est mariée à un citoyen canadien et a trois enfants qui sont aussi des citoyens canadiens. Elle a fait une demande de citoyenneté le 1er novembre 2008.

[3]               Dans sa décision datée du 11 mars 2015 (la décision), le juge a relevé la période pertinente aux fins d’établissement de la résidence, soit du 17 décembre 2004 au 1er novembre 2008.

[4]               Le juge a ensuite noté que la question clé, fondée sur un renvoi en vertu de préoccupations relatives à la crédibilité soulevées par un agent de la citoyenneté (l’agent) dans un modèle pour la préparation et l’analyse du dossier (MPAD), était le nombre de jours pendant lesquels la défenderesse avait résidé au Canada. Le juge a choisi d’évaluer la condition relative à la résidence selon le critère quantitatif énoncé dans Pourghasemi, (Re), [1993] ACF no 232 [Pourghasemi]. La disposition législative applicable, qui a depuis été modifiée, se lit comme suit :

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

(c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

[5]               Comme mentionné ci-dessus, le juge, en arbitrant la demande, a choisi d’appliquer la décision Pourghasemi et donc d’effectuer « un comptage strict des jours de présence physique au Canada » (Afkari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 421, au paragraphe 28). La défenderesse a indiqué que, pendant la période pertinente de 1 414 jours, elle avait été physiquement présente au Canada pendant 1 141 jours, soit au-delà des trois années ou 1 095 jours requis par la Loi. Le juge a conclu qu’il n’y avait aucune incohérence et que rien dans la documentation en preuve ne suggérait qu’elle n’avait pas cumulé, comme elle le prétendait, 1 141 jours de présence physique au Canada au cours de la période en question. Le juge a également noté qu’il a trouvé la défenderesse honnête et crédible. Il a conclu que la défenderesse avait été physiquement présente au Canada pendant plus que les 1 095 jours requis et a par conséquent accueilli la demande de citoyenneté de la défenderesse.

[6]               Le demandeur fait valoir que le juge a commis une erreur en concluant que la défenderesse avait fourni des renseignements suffisants pour établir sa présence physique au Canada pendant la période pertinente et n’a pas suffisamment expliqué comment la défenderesse satisfaisait à l’exigence de résidence de la Loi.

II.                Analyse

[7]               Notre Cour doit examiner la décision d’un juge de la citoyenneté quant à savoir si un demandeur a satisfait aux exigences de résidence de la Loi et qui doit être contrôlée selon la norme du caractère raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Abdulghafoor, 2015 CF 1020, au paragraphe 15 [Abdulghafoor]). Une décision est raisonnable si elle s’inscrit dans la « gamme des issues possibles acceptables qui se justifient au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Bien que les motifs ne fassent pas référence à « tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire », s’ils « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor) 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [Newfoundland Nurses]).

[8]               Le demandeur soutient que la conclusion du juge selon laquelle la défenderesse a effectivement été présente au Canada pendant 1 141 jours n’était pas raisonnable parce qu’un examen des documents soumis au juge de la citoyenneté indique qu’il ne pouvait pas arriver à cette conclusion en se fondant sur la preuve.

[9]               Je suis d’accord avec l’observation du demandeur. Le juge n’a pas démontré que la défenderesse avait cumulé le nombre de jours requis en vertu de la Loi, par quelque type de comptabilité que ce soit ou par toute autre explication précisant comment il est arrivé à sa conclusion. Cela a laissé de graves lacunes dans la décision, notamment :

(a)    Premièrement, la défenderesse a déclaré six absences, mais la preuve documentaire ne peut en confirmer qu’une seule. La confirmation se trouve peut-être dans le témoignage de la défenderesse. Malheureusement, il ne s’agit que d’une spéculation puisque les motifs n’offrent aucune explication sur ce point.

(b)   Deuxièmement, alors que le juge a conclu que l’enfant de la défenderesse né aux États-Unis était entré au Canada, il n’y a aucune preuve documentaire confirmant quand cela s’est produit. Encore une fois, cela a peut-être été confirmé de vive voix, mais ce n’est pas précisé dans les motifs. Le juge a simplement noté qu’un « enfant né le 14 avril 2008 était entré au Canada avec son certificat de naissance et est maintenant citoyen canadien » (dossier de la demande à la page 8). Cette déclaration a peut-être été incluse afin de répondre aux préoccupations de l’agent concernant le moment de l’entrée de l’enfant, mais n’aborde pas réellement ces préoccupations de quelque façon que ce soit. Le lecteur est laissé avec une conclusion de fait qui semble hors de propos et non pertinente eu égard à la conclusion ultime.

(c)    Troisièmement, et plus particulièrement, il y avait des lacunes importantes et inhabituelles dans l’élément de preuve relatif au Régime d’assurance-maladie de l’Ontario [RAMO] suggérant une plus longue absence du Canada que ce que la défenderesse avait allégué – par exemple, alors que la défenderesse a déclaré une absence du Canada du 4 avril au 26 avril 2008, la fenêtre de non-utilisation des services de la RAMO par la défenderesse se situe du 28 février au 27 juillet 2008. Le juge a simplement déclaré, en contradiction avec le dossier, que « l’historique et le dossier de la RAMO sont en corrélation avec les absences déclarées de la demanderesse et aucune incohérence n’est notée » (dossier de la demande à la page 10). Le fait de ne pas avoir relevé cette lacune et d’autres a grandement contribué au manque de clarté, de précision et d’intelligibilité des motifs, et à ma conclusion que la décision était déraisonnable.

[10]           Il est de droit constant que les juges de la citoyenneté peuvent choisir le critère qu’ils souhaitent appliquer pour déterminer si un demandeur a satisfait aux exigences de résidence en vertu de la Loi (Hussein c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 88, au paragraphe 12). En choisissant et en appliquant un critère, cependant, ils doivent fournir une certaine analyse justifiant que le demandeur est admissible ou ne satisfait pas aux exigences du critère choisi. En l’espèce, il y a absence d’une telle analyse : le juge a simplement déclaré que la défenderesse satisfaisait au critère de résidence physique sans fournir aucune évaluation quant à la façon dont les nombreuses lacunes dans les éléments de preuve pourraient être conciliées avec cette conclusion ni aucune explication justifiant cette conclusion.

[11]           En ce qui concerne le témoignage de la défenderesse à l’audience relative à la citoyenneté, il n’y a certainement rien de mal à ce qu’un juge de la citoyenneté s’appuie sur des éléments de preuve communiqués de vive voix. Les juges de la citoyenneté peuvent s’attendre à une certaine déférence à l’égard de leur conclusion et de leur appréciation de la preuve, et ils sont beaucoup mieux placés pour évaluer la crédibilité du témoignage que notre Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Martinez-Caro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 640, au paragraphe 46).

[12]           Cependant en l’espèce, contrairement à d’autres causes que j’ai récemment entendues (voir, par exemple, Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Balogun, 2016 CF 375 [Balogun]), le problème n’est pas que le juge ait pu s’appuyer sur les témoignages qu’il a entendus, mais plutôt que la décision n’explique pas comment le témoignage a pu faire toute la lumière sur les nombreuses et importantes lacunes et incohérences dans la preuve documentaire, tel que déterminé au moyen du MPAD. Il n’est même pas clair si c’est le témoignage qui a joué ce rôle dans la décision.

[13]           Je reconnais qu’un juge de la citoyenneté n’a pas l’obligation d’aborder explicitement chaque incohérence ou chaque élément de preuve, comme l’enseigne l’arrêt Newfoundland Nurses. Par exemple, notre Cour a décidé récemment dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Suleiman, 2015 CF 891, au paragraphe 23 que « Un décideur tel qu’un juge de la citoyenneté est réputé avoir pris en considération tous les éléments de preuve au dossier... Le défaut de mentionner un élément de preuve ne signifie pas qu’il n’a pas été pris en compte ni qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise. ».

[14]           Cela dit, un juge de la citoyenneté doit fournir, en rendant une décision, un cheminement à tout le moins cohérent et intelligible par lequel il a évalué les faits, choisi un critère et est arrivé à une conclusion. C’est particulièrement le cas lorsque le juge de la citoyenneté parvient à une conclusion fondée sur un critère quantitatif strict qui n’est pas étayée par la preuve documentaire disponible et lorsque le juge a pu s’appuyer sur les témoignages de vive voix présentés à l’audience de la citoyenneté ou sur des éléments de preuve qui n’ont pas été enregistrés et mis à la disposition de notre Cour de révision – un problème que j’ai récemment commenté (Balogun, au paragraphe 12).

[15]           Le fait de pouvoir suivre un cheminement à tout le moins cohérent et intelligible ne met pas la barre indûment haute. Dans Balogun, par exemple, j’ai conclu qu’il était suffisant qu’un juge de la citoyenneté énonce clairement dans ses motifs que le demandeur a abordé dans son témoignage de vive voix toute préoccupation non résolue. Même un énoncé similaire aurait apporté la clarté et la cohérence nécessaires pour rendre la décision raisonnable, étant donné les faits de l’affaire.

[16]           En d’autres termes, malgré la grande déférence accordée aux juges de la citoyenneté en matière d’établissement des faits, d’appréciation de la preuve, d’évaluation de la crédibilité et de suffisance des motifs, une décision relative à la citoyenneté doit néanmoins demeurer justifiable, transparente, intelligible et défendable eu égard aux faits et au droit. Comme le juge Phelan l’a indiqué dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Liu, 2012 CF 1403, un contrôle judiciaire d’une décision relative à la citoyenneté :

[9]        En ce qui concerne le caractère suffisant des motifs, même s’il a été conclu dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. TerreNeuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], que l’insuffisance des motifs ne permettait pas à elle seule de donner lieu à un contrôle judiciaire, des raisons insuffisantes touchent au cœur du caractère « raisonnable » d’une décision. La Cour doit, selon l’arrêt Newfoundland Nurses, examiner le dossier en vue d’y trouver des éléments pour étayer sa décision, si elle le peut. Toutefois, cela ne veut pas dire que la Cour doit deviner quels ont été les motifs du décideur ou leur substituer ses propres motifs.

[17]           C’est particulièrement le cas lorsque le juge a choisi d’appliquer un critère quantitatif de résidence et que les chiffres ne font pas le compte. Pour conclure que la décision est raisonnable, notre Cour devrait deviner la teneur du témoignage de vive voix de la défenderesse quant à la mesure dans laquelle elle a abordé les préoccupations soulevées par l’agent, et quant à la mesure dans laquelle le témoignage a comblé les insuffisances de la preuve documentaire dont le défendeur a amplement fait état. La décision comporte précisément le type de « déficiences importantes qui n’ont pas été abordées et qui rendent impossible de déterminer comment le juge de la citoyenneté a apprécié la preuve, par exemple des contradictions entre la décision et le dossier » que le juge O’Keefe décrit dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Lee, 2015 CF 1362, au paragraphe 37. Par exemple, le témoignage de la défenderesse a peut-être éclairci la question du nombre de jours où elle a été absente du Canada pendant la période pertinente. Il est cependant impossible de déterminer si c’est le cas ou non en se fondant sur la décision elle-même ou sur la documentation versée au dossier.

III.             Conclusion

[18]           Les contradictions entre les éléments de preuve disponibles, les motifs fournis et la conclusion sont telles que la décision est déraisonnable, et cette demande de contrôle judiciaire est en conséquence accordée.

IV.             Jugement

[19]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est soumise pour être certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      Aucune question n’est soumise pour être certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-478-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. SYEDA IFFAT ZEHRA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

Le juge Diner

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Kevin Doyle

 

Pour le demandeur

Syeda Pascal Zehra

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Syeda Pascal Zehra

Mississauga (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

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