Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160506


Dossier : IMM-4482-15

Référence : 2016 CF 514

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2016

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

HENRI JEAN CLAUDE SEYOBOKA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision rendue par une agente d’évaluation des risques avant le renvoi (ERAR), qui a conclu que le demandeur n’a pu démontrer qu’il était personnellement exposé à un risque au sens de l’article 97 de la Loi.

I.                   Les faits

[2]               Le demandeur est un citoyen du Rwanda d’origine mixte (hutue et tutsie). Son père et son beau-père faisaient tous deux partie de l’élite politique hutue avant le génocide et il est apparenté au président hutu qui a été assassiné en 1994.

[3]               Le demandeur a fréquenté l’École supérieure militaire de Kigali et il est demeuré membre de la force de réserve des Forces armées rwandaises (FAR) durant ses études universitaires. Il a été appelé en service actif de 1990 à 1993, avant la signature de l’Accord d’Arusha, puis de nouveau en 1994 après que l’avion du Président Habyarima a été abattu en vol.

[4]               Le 15 avril 1994, il a été admis au sein d’une unité d’artillerie luttant contre le Front patriotique rwandais (FPR). Il a par la suite été transféré sous les ordres du général Kabiligi et a pris part à des barrages routiers.

[5]               Le 28 mai 1994, le demandeur a fui au Zaïre après avoir déserté.

[6]               Le 9 juin 1994, il s’est rendu à Nairobi, au Kenya, d’où il a présenté une demande d’immigration au Canada où vivaient sa femme et son fils. Au moment de présenter sa demande, le demandeur n’a fait aucune mention de son passé militaire.

[7]               En juillet 1994, le demandeur s’est vu accorder le statut de réfugié par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Sa femme et son fils ont également obtenu le statut de réfugié au Canada.

[8]               Le 17 janvier 1995, le demandeur est entré au Canada en utilisant un faux passeport et il a revendiqué le statut de réfugié à son arrivée à Toronto. Il n’a mentionné son passé militaire sur aucun des formulaires de demande.

[9]               Le 25 octobre 1996, il s’est vu accorder le statut de réfugié au Canada sans audience.

[10]           En mars 1998, le demandeur a été interrogé par le personnel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). À la suite de cette entrevue, le demandeur a divulgué son passé militaire à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC).

[11]           En avril 2002, un membre du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) l’a informé qu’un témoin anonyme avait déclaré sous serment que le demandeur était responsable du meurtre de sa voisine Francine et de ses deux enfants, tués parce que cette dernière avait refusé d’avoir des relations sexuelles avec le demandeur à un barrage routier.

[12]           Le 19 décembre 2003, le demandeur a rencontré des agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour discuter des allégations révélées par le TPIR.

[13]           Le 29 septembre 2006, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a annulé le statut de réfugié qui avait été accordé au demandeur, le déclarant complice de crimes contre l’humanité et responsable du meurtre de sa voisine et de ses deux enfants.

[14]           L’annulation du statut de réfugié accordé au demandeur a déclenché un long processus devant les tribunaux administratifs et notre Cour, lequel est résumé dans le tableau qui suit (les passages en gras indiquent les éléments sur lesquels repose la présente affaire) :

Demande

Décision

Demande d’autorisation et de contrôle judiciaire

Contrôle judiciaire

Demande de résidence permanente à titre de réfugié reconnu

[Le 1er novembre 1996]

Refusée

[Le 16 mai 2007]

[BLANK/EN BLANC]

[BLANK/EN BLANC]

Requête en mandamus liée à la demande de résidence permanente

[BLANK/EN BLANC]

[BLANK/EN BLANC]

Refusée

[Le 30 septembre 2005]

2005 CF 1290

[BLANK/EN BLANC]

Annulation du statut de réfugié

[Le 29 septembre 2006]

[BLANK/EN BLANC]

[BLANK/EN BLANC]

[BLANK/EN BLANC]

Demandeur déclaré interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi

[Le 3 juillet 2007]

[BLANK/EN BLANC]

[BLANK/EN BLANC]

Demande de réexamen de la décision annulant le statut de réfugié

Refusée par la CISR

[Le 14 avril 2008]

 

Accueillie

[Le 15 août 2008]

 

Rejetée

[Le 30 janvier 2009]

2009 CF 104

Demande d’ERAR

[Le 23 avril 2009]

Refusée

[Le 31 mai 2013]

Accueillie

[Le 22 août 2014]

Sur consentement

[Le 15 septembre 2014]

Deuxième demande de réexamen de la décision annulant le statut de réfugié

Refusée par la CISR

[Le 16 juillet 2009]

Accueillie

[Le 16 novembre 2009]

Accueillie

[Le 4 mai 2010]

2010 CF 488

Réexamen de la décision rendue le 16 juillet 2009 par la CISR relativement à la demande de contrôle judiciaire

 

Refusée par la CISR

[Le 21 septembre 2009]

Accueillie

[Le 20 mars 2012]

Rejetée

[Le 27 septembre 2012]

2012 CF 1143

Demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire

[Le 7 décembre 2012]

[BLANK/EN BLANC]

[BLANK/EN BLANC]

[BLANK/EN BLANC]

Réexamen de la demande d’ERAR

Refusée

[Le 17 juillet 2005]

Accueillie

[Le 18 janvier 2016]

[En attente]

[15]           En mars 2014, un avocat du ministère de la Justice du Canada, Me Robert Fecteau, s’est rendu au Rwanda pour une affaire n’ayant aucun lien avec la cause en l’espèce. Durant son séjour au Rwanda, Me Fecteau a eu une rencontre avec le procureur général de ce pays qui lui a demandé pourquoi la Cour fédérale avait retardé le renvoi de M. Seyoboka au Rwanda. Me Fecteau a indiqué au procureur général qu’il n’était pas au courant de cette affaire et, à son retour au Canada, il a communiqué avec MTodd qui était responsable du dossier du demandeur au Canada. Le ministre a alors autorisé le réexamen de la demande d’ERAR du demandeur à la lumière de cette nouvelle information.

II.                Décision

[16]           Dans sa décision, l’agente a tenu compte des allégations suivantes faites par le demandeur :

a)                  Il n’avait participé à aucun crime de guerre ni aucun crime contre l’humanité;

b)                 Des médias canadiens et rwandais ayant révélé que le demandeur était soupçonné de génocide et de meurtre, ce dernier risquait de ne pas avoir droit à un procès équitable au Rwanda, en particulier devant un tribunal gacaca;

c)                  L’intérêt récent manifesté par le procureur général du Rwanda à l’égard du demandeur;

d)                 Le demandeur est ouvertement opposé au gouvernement actuel : il a fait partie des Forces armées rwandaises et plusieurs membres de sa famille ont été tués ou persécutés à cause de leurs liens avec l’élite hutue. Le demandeur est membre de la Communauté des immigrants rwandais de l’Outaouais (CIRO) et, en 2006, il a organisé une manifestation contre le Président Paul Kagame à Ottawa; il est également membre du Congrès national du Rwanda depuis 2010;

e)                  Le demandeur est en possession d’information liant Paul Kagame à l’écrasement d’avion qui a été l’élément déclencheur du génocide, une information qu’il a révélée à un juge français qui l’a par la suite publiée dans un livre intitulé La France dans la terreur rwandaise (Charles Onana);

f)                  Les autorités rwandaises ont refusé de délivrer un passeport au demandeur;

g)                   Les Hutus sont persécutés au Rwanda.

[17]           L’agente a souligné le fait que la CISR avait refusé de revoir la décision d’exclusion et que l’ERAR ne se voulait pas un moyen de réexaminer les conclusions de la CISR. Par conséquent, comme le demandeur avait été exclu de l’application de la Convention, la demande d’ERAR devait être examinée en regard de l’article 97 de la Loi.

[18]           L’agente a conclu qu’il était peu probable que le demandeur soit poursuivi en justice au Rwanda, car aucune procédure n’avait été engagée contre lui-même si les autorités étaient au courant de son cas depuis plusieurs années. De plus, les articles de journaux présentés par le demandeur n’indiquaient aucun risque particulier au sens de l’article 97 de la Loi. Le système de justice du Rwanda s’est également beaucoup amélioré : le TPIR a accepté de transférer les affaires encore en suspens au système juridique local et les tribunaux gacaca ont été abolis. L’agente a également conclu qu’il était purement conjectural de présumer que le procureur général voulait intenter des poursuites contre le demandeur, simplement parce qu’il avait posé des questions à son sujet.

[19]           L’agente a conclu que le demandeur n’avait pu démontrer qu’il était exposé à des risques du fait de son opposition réelle ou perçue au gouvernement actuel. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve démontrant que des membres de sa famille avaient été ciblés à cause de leurs liens avec l’élite hutue, ni preuve établissant, selon la prépondérance des probabilités, son adhésion à la CIRO ou au Congrès national du Rwanda. L’agente n’a accordé aucune force probante aux affidavits et aux lettres de corroboration des membres de la direction de la CIRO et du Congrès national du Rwanda, car l’objectivité et l’indépendance de leurs sources n’ont pu être établies. De plus, la preuve matérielle ne montrait pas que les membres du Congrès national du Rwanda étaient ciblés dans ce pays.

[20]           Enfin, l’agente a conclu qu’aucune preuve matérielle n’établissait de lien entre l’information prétendument détenue par le demandeur et l’information publiée dans le livre de Charles Onana; qu’il arrivait souvent qu’un pays préfère délivrer le passeport à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) plutôt qu’à la personne visée par un renvoi, par crainte que cette personne ne détruise le passeport; et que la situation dans le pays en cause n’indiquait pas que les Hutus étaient victimes de persécution. L’agente a conclu que le demandeur n’avait pu démontrer qu’il était personnellement exposé à des risques au sens de l’article 97, et elle a rejeté la demande d’ERAR.

III.             Questions en litige

[21]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  L’agente a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir une audience?

3.                  L’agente a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve?

IV.             Observations des parties

A.                Observations du demandeur

[22]           Dans ses observations écrites, le demandeur a fait valoir que l’agente était tenue par la jurisprudence de réévaluer son exclusion et son interdiction de territoire au Canada, selon l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], mais a abandonné ce motif de réexamen durant l’audience.

[23]           Le demandeur soutient que l’agente devait tenir une audience, car elle a tiré à son égard des conclusions déguisées à propos de sa crédibilité, lorsqu’elle a conclu que la preuve corroborante était insuffisante pour appuyer la déclaration faite sous serment par le demandeur concernant les mauvais traitements infligés aux membres de sa famille. Il est vrai que rejeter un élément de preuve du demandeur simplement parce qu’il n’existe pas de preuve matérielle corroborante constitue une erreur, et l’agente aurait dû évaluer le témoignage sous serment du demandeur en regard du fardeau de la preuve, plutôt qu’en fonction de la suffisance de la preuve corroborante.

[24]           Le demandeur allègue que l’agente a commis une erreur en concluant a) que les autorités rwandaises n’étaient nullement intéressées à engager des procédures contre lui, b) qu’il aurait droit à un procès juste et équitable en cas de poursuites et c) qu’il n’était exposé à aucun risque du fait de sa participation à des groupes d’opposition. Le demandeur estime que les conclusions de l’agente sont basées sur une analyse erronée de la preuve, car l’agente a examiné isolément les différents éléments clés de sa preuve, lui imposant ainsi un fardeau de la preuve impossible à satisfaire. Pour bien évaluer le risque que des poursuites soient intentées contre le demandeur au Rwanda, l’agente aurait dû examiner le profil du demandeur dans son ensemble (Yener c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 371 [Yener]).

B.                 Observations du défendeur

[25]           Le défendeur allègue que, même lorsque toutes les exigences énoncées à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement] pour la tenue d’une audience sont satisfaites, cela ne crée qu’une présomption en faveur de la tenue d’une audience, mais ne constitue pas une obligation au sens de la loi (Begashaw c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1167 [Begashaw]). L’agente peut toujours conclure que la preuve manque de force ou qu’elle est insuffisante pour établir un seuil juridique, sans devoir tenir une audience.

[26]           Le défendeur allègue en outre que la décision fait partie des issues possibles acceptables. Lorsqu’on examine la décision de l’agente dans son contexte, on constate que celle-ci a examiné avec soin tous les éléments de preuve pertinents dans leur intégralité. Le demandeur conteste simplement le poids que l’agente a été accordé aux éléments de preuve.

[27]           La nécessité ou non, pour le décideur, d’examiner le profil du demandeur dans son ensemble dépend de la nature de la demande, ainsi que de la preuve présentée par le demandeur pour démontrer l’existence d’un risque composite ou cumulatif. En l’espèce, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de la preuve permettant d’établir que cette exigence relative à l’examen du profil dans son ensemble s’appliquait.

V.                Analyse

A.                Norme de contrôle

[28]           Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle devant s’appliquer à l’examen de la question de l’audience. Le demandeur allègue que cette question relève de l’équité procédurale, alors que le défendeur soutient qu’il s’agit d’une question mixte de droit et de fait.

[29]           La jurisprudence est partagée sur cette question. Dans Tiftikci c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 43 [Tiftikci], au paragraphe 17, le juge Russell a conclu que le défaut de tenir une audience dans le contexte d’une demande d’ERAR relevait de l’équité procédurale et devait donc être examiné en regard de la norme de la décision correcte. Dans cette décision, le juge s’est fondé sur la jurisprudence bien établie de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada, à savoir les arrêts Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 [Sketchley] et Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario, 2003 CSC 29 [SCFP]. Cependant, dans Chekroun c. Canada, 2013 CF 737 [Chekroun], au paragraphe 40, la juge Strickland a conclu que la norme de la décision raisonnable s’appliquait, car le droit à une audience dans le contexte d’une ERAR ne vaut que lorsque certaines conditions sont réunies, ce qui exigeait l’application du droit aux faits. Dans Thiruchelvam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 913 [Thiruchelvam], au paragraphe 3, le juge Annis a suivi le raisonnement de la juge Strickland et noté que cela semblait être la tendance dominante au sein de la Cour depuis quelques années. Je conviens avec la majorité de la Cour que le droit à une audience prévu à l’article 167 du Règlement exige une analyse minutieuse des faits en cause et relève donc davantage d’une question mixte de droit et de fait.

[30]           Les parties conviennent que la deuxième question devrait être examinée en regard de la norme de la décision raisonnable. Il est une règle de droit bien connue que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’évaluation de la preuve faite par le décideur et qu’elle ne doit intervenir que si la décision n’est pas justifiée, transparente et intelligible et que si elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

B.                 L’agente a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir une audience?

[31]           Les parties conviennent que l’article 113 de la Loi et l’article 167 du Règlement déterminent les conditions pouvant commander la tenue d’une audience dans le contexte d’une demande d’ERAR et que les conditions énoncées à l’article 167 du Règlement sont cumulatives. La question qui se pose est de déterminer si l’agente a tiré des conclusions déguisées au sujet de la crédibilité du demandeur, commandant ainsi l’application de l’article 167 du Règlement. Cependant, même si c’était le cas, le défendeur soutient que la tenue d’une audience en vertu de cette disposition du Règlement est une question de choix, et non un droit, ainsi qu’il est indiqué dans Begashaw.

[32]           Dans Ozomma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1167 [Ozomma], au paragraphe 52, le juge Russell a tenté de clarifier la distinction entre les conclusions déguisées quant à la crédibilité et le caractère suffisant de la preuve :

Les agents peuvent uniquement éviter les conclusions fondées sur la crédibilité et statuer en fonction du caractère suffisant de la preuve si leurs décisions révèlent que, indépendamment de la question de la crédibilité, les déclarations du demandeur, suivant la norme de preuve applicable, ne permettent pas de démontrer qu’il est exposé à un risque aux termes de l’article 96 ou de l’article 97. En d’autres mots, il doit s’agir d’une situation dans laquelle une conclusion sur la crédibilité n’est pas un préalable d’une analyse de la valeur probante de la preuve de sorte que, peu importe si le demandeur dit la vérité, la preuve qu’il présente n’est pas suffisante pour démontrer l’existence d’un risque de persécution ou d’un risque visé à l’article 97. Dans ce genre de situation, le refus de la tenue d’une audience ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. [Non souligné dans l’original]

[33]           En l’espèce se pose la déclaration solennelle du demandeur dans laquelle il allègue que des membres de sa famille ont été harcelés, persécutés et assassinés parce qu’ils étaient perçus comme des opposants au gouvernement en place. Durant son témoignage sous serment, le demandeur a déclaré que Paul Kagame était celui qui avait ordonné l’assassinat de son père. Son demi-frère a aussi été assassiné durant ce même événement. En 1998, sa sœur, sa nièce et son jeune frère ont aussi été tués. L’agente n’a toutefois accordé aucun poids à la déclaration sous serment faite par le demandeur concernant le mauvais traitement et le meurtre de membres de sa famille, en raison de l’absence de preuve corroborante.

[34]           L’agente a indiqué ceci dans sa décision :

[traduction] Tout d’abord, je note que le demandeur n’a pas soumis de preuve pour corroborer les faits et les événements qu’il allègue au sujet des mauvais traitements subis par sa famille et l’assassinat de ses proches.

Ensuite, j’ai considéré les nombreux documents sur les conditions de pays au Rwanda et les articles de presse soumis par le demandeur. Or, je constate que cette preuve ne démontre pas, selon la prépondérance des probabilités, que l’élite hutue ainsi que les soldats qui ont servi les FAR avant et pendant le génocide sont systématiquement perçus comme des adversaires ou des représentants de l’idéologie génocidaire et qu’ils subissent des préjudices de la part des autorités rwandaises en étant poursuivis et en faisant face à des sanctions illégitimes.

[35]           À mon avis, cela ne constitue pas une conclusion déguisée au sujet de la crédibilité du demandeur. Même s’il avait peut-être été préférable que l’agente formule ses conclusions d’une manière plus précise, le dossier montre qu’elle a demandé des éléments de corroboration car elle n’était pas convaincue, à la lumière de la preuve matérielle, que les autorités rwandaises avaient ordonné l’assassinat des membres de la famille du demandeur.

[36]           Même si le demandeur croit que les mauvais traitements ont été commandés par Paul Kagame, ce type de preuve doit être corroboré pour qu’on y accorde quelque valeur probante, car le demandeur a un intérêt personnel dans la cause (Ferguson c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 1067, aux paragraphes 26 à 28, Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2009 CF 787, au paragraphe 6, Vijayaratnam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 48, au paragraphe 71, Ibrahim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 837, au paragraphe 25, I(I) c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 892, au paragraphe 20). Or ni la preuve présentée par le demandeur ni la preuve matérielle ne comportait d’éléments de corroboration. Il était raisonnable pour l’agente de présumer que des incidents de cette nature se refléteraient dans la preuve matérielle. Il ne s’agit pas ici d’un cas où la décision de l’agente concernant la crédibilité du demandeur nécessitait la tenue d’une audience.

C.                 L’agente a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve?

[37]           Le demandeur soutient principalement que l’agente a fait une analyse disjonctive de chacun des éléments de risque qu’il a invoqués et qu’elle a omis d’examiner son profil dans son ensemble. Le demandeur conteste principalement la manière dont l’agente a évalué la preuve pour déterminer si les autorités rwandaises voulaient intenter des poursuites contre lui, si le demandeur aurait droit à un procès équitable, le cas échéant, et si la participation du demandeur à des groupes d’opposition l’exposait à des risques. Le défaut de tenir compte du profil du demandeur dans son ensemble a été considéré comme une erreur susceptible de révision dans Yener (paragraphes 56 et 57) et dans Boroumand c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1219 (paragraphe 63). Je suis partiellement d’accord avec le demandeur.

[38]           Le demandeur a présenté des éléments de preuve non contestés selon lesquels le gouvernement manifestait à son égard un intérêt particulier. Le principal élément de preuve était l’affidavit de l’avocat du ministère de la Justice décrivant la rencontre qu’il avait eue avec le procureur général du Rwanda et au cours de laquelle le procureur avait posé des questions sur le demandeur et avait voulu connaître les raisons du report de son expulsion.

[39]           Bien que le défendeur allègue que d’autres motifs auraient pu justifier l’intérêt manifesté par le procureur général à l’endroit du demandeur, la seule explication plausible est que le procureur voulait engager des procédures contre lui. Cette observation est corroborée par le ton généralement hostile et indigné utilisé par les journaux rwandais pour traiter de l’affaire du demandeur. Le demandeur y est qualifié d’un des « plus haut gradés parmi la douzaine de Rwandais soupçonnés [de génocide] qui ont fui au Canada », qui a « participé aux massacres et qui est le « gendre du colonel Elie Sagatwa, l’un des cerveaux du génocide ». De plus, selon un article publié en 2011, le procureur général du Rwanda Martin Ngoga s’était dit [traduction] « choqué d’apprendre qu’un haut gradé parmi les personnes soupçonnées de génocide avait de nouveau droit à l’audition de sa demande d’asile, malgré le fait que cette requête avait déjà été rejetée six fois » et que le demandeur était un [TRADUCTION] « défenseur de l’extrémisme hutu ».

[40]           Le profil du demandeur devait être examiné dans son ensemble, et l’agente devait évaluer avec soin les effets cumulatifs de tous les éléments composant le profil du demandeur (Boroumand c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1219).

[41]           Le profil établi à partir des faits non contestés du demandeur indique qu’il s’agit d’un ancien membre des Forces armées rwandaises ayant des liens avec l’élite hutue, qui a été nommé dans un acte d’accusation du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) relativement au meurtre d’une femme du nom de Francine, qui a été interrogé par des enquêteurs du TPIR et des fonctionnaires canadiens, et qui a été déclaré complice de génocide par la CISR. Tous ces faits ont été rapportés dans les médias et ont fait l’objet d’une enquête par le procureur général du Rwanda.

[42]           Lorsqu’on examine la preuve dans son ensemble, la conclusion de l’agente, selon laquelle d’autres motifs pourraient justifier l’intérêt du procureur général à l’égard du demandeur, n’est pas raisonnable.

[43]           Cette erreur n’est toutefois pas suffisante en soi pour autoriser un contrôle judiciaire, en raison de la conclusion subsidiaire de l’agente. Dans sa décision, l’agente s’est également demandé si le demandeur serait soumis à un procès inéquitable si des poursuites étaient intentées contre lui. Elle a conclu que ce ne serait pas le cas. Elle a examiné en détail un article de Human Rights Watch, intitulé « Rwanda. La justice après le génocide : 20 ans plus tard » (28 mars 2014), ainsi que le rapport du département d’État des États-Unis intitulé Human Rights Report: Rwanda (2013), dans lesquels il était clairement indiqué que des améliorations draconiennes avaient été observées depuis l’abolition des tribunaux gacaca en 2012. L’agente a particulièrement insisté sur le fait que le TPIR a accepté en 2012 de transférer les affaires encore en suspens aux autorités rwandaises, après des années de négociation avec le gouvernement rwandais pour garantir le respect des droits des accusés.

[44]           Ce fait a été reconnu par le juge Shore dans l’affaire Mugesera c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2012 CF 32, aux paragraphes 66 et 67, où le juge déclare ce qui suit :

[66]      Par ailleurs au cours des derniers mois, la chambre d’appel du Tribunal pénal international du Rwanda et la Cour européenne des droits de l’homme ont accepté de transférer aux autorités rwandaises des Rwandais accusés d’avoir notamment participé au génocide et ont notamment conclu :

•      Ils ont accepté les engagements pris par le gouvernement rwandais;

•      Le système judiciaire rwandais ne peut être considéré comme système manquant d’impartialité

et d’indépendance. Les accusés pourront par conséquent bénéficier d’un procès juste et équitable;

•      Les conditions de détention des accusés respectent les normes internationales et ceux-ci ne seront pas exposés à de mauvais traitements.

[67]      Ces jugements de deux tribunaux internationaux reconnus confirment les conclusions rendues par le délégué du ministre à savoir qu’il est raisonnable de croire à la bonne foi du gouvernement rwandais et de conclure que les droits des individus accusés d’avoir participé au génocide seront respectés et qu’ils ne seront pas persécutés.

[45]           Le demandeur, pour sa part, se fonde en grande partie sur des éléments de preuve aujourd’hui périmés pour démontrer les ratés du système judiciaire rwandais.

[46]           Or il est un fait bien établi que la Cour doit faire preuve d’un haut niveau de déférence envers les décideurs administratifs sur la question du poids à accorder à la preuve. Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 48, la Cour suprême du Canada a statué ce qui suit :

[…] La déférence suppose plutôt le respect du processus décisionnel au regard des faits et du droit. […] [L]a notion de [traduction] « retenue au sens de respect » n’exige pas de la cour de révision [traduction] « la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » : « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286 (cité avec approbation par la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Baker, par. 65; Ryan, par. 49).

[47]           En l’espèce, les motifs invoqués par l’agente pour conclure que le demandeur aurait droit à un procès équitable au Rwanda s’il était poursuivi sont clairs et fondés sur la preuve. L’agente était en droit de préférer s’appuyer sur des éléments de preuve plus récents que sur ceux qui avaient été soumis par le demandeur en 2009 à l’appui de sa demande d’ERAR. En l’espèce, la Cour doit respecter le choix législatif fait par le Parlement de laisser l’examen des questions de fait aux agents possédant une plus grande expertise du domaine (Dunsmuir, au paragraphe 49).

[48]           Je note que l’agente n’a pas directement examiné la question des conditions dans les centres de détention, concluant simplement de façon générale que les sanctions auxquelles serait exposé le demandeur ne correspondent pas aux risques énoncés à l’article 97 de la Loi. Eu égard aux motifs précités, cette conclusion n’est pas déraisonnable. Même s’il est vrai qu’un rapport de 2013 du département d’État des États-Unis souligne les conditions difficiles dans les prisons, on y note également que ces conditions s’améliorent sans cesse et que chaque prison est dotée de dortoirs, de toilettes, d’installations sportives, d’un centre de santé, d’un hall de réception pour les visiteurs, d’une cuisine, d’eau courante et d’électricité, comme l’exige un décret présidentiel de 2006 concernant les conditions dans les prisons. Les cas de détention illégale, de torture et d’abus rapportés par le département d’État américain concernent les centres de détention militaires où sont souvent détenues des personnes considérées comme des « risques pour la sécurité ». Le demandeur n’a pas démontré qu’il répondait à ce profil.

[49]           Cela nous amène à la question du traitement fait par l’agente du profil allégué du demandeur en tant qu’opposant politique à l’actuel gouvernement rwandais. Bien que la preuve matérielle souligne les risques auxquels s’exposent les opposants au gouvernement Kagame au Rwanda, je suis d’avis qu’il était raisonnable pour l’agente de conclure que le demandeur ne serait pas perçu comme tel.

[50]           Les observations du demandeur concernant son profil d’opposant politique reposent sur deux éléments particuliers : son adhésion à la Communauté des immigrants rwandais de l’Outaouais (CIRO) et son affiliation du Congrès national du Rwanda. En ce qui concerne la participation à la CIRO, l’agente a reconnu que le demandeur avait participé à certaines activités de cette organisation, notamment à une vigile sur la Colline du Parlement qu’il a aidé à organiser en 2006, mais elle note par ailleurs que le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve attestant qu’il joue un rôle de premier plan au sein de cette organisation. À l’appui de ses allégations, le demandeur a présenté un affidavit d’un autre membre de la CIRO, Martin Barakengera, qui soutient avoir été intimidé par du personnel du Haut-Commissariat du Rwanda à Ottawa à la suite de cette vigile.

[51]           Dans cet affidavit, M. Barakengera n’explique ni son rôle au sein de la CIRO, ni ses liens avec le demandeur, et sa description de l’activité ne correspond pas à celle que le demandeur a fournie aux autorités durant l’organisation de l’événement. En raison de ces contradictions et de l’impossibilité d’établir la fiabilité de l’affidavit, l’agente a conclu qu’il s’agissait d’une preuve intéressée et elle n’y a accordé aucune force probante.

[52]           À l’appui de son affiliation au Congrès national du Rwanda, le demandeur a déclaré avoir eu des conversations sur Skype avec un fondateur du parti, Patrick Karegeya, qui a par la suite été assassiné en Afrique du Sud; le demandeur a également fourni une photocopie de sa carte de membre, des lettres d’Emmanuel Hakizimana (coordonnateur du Congrès national du Rwanda au Canada) ainsi que de courriels critiquant le président Kagame qu’il a envoyés à des groupes de discussion en ligne. L’agente a noté que le demandeur n’avait fourni aucune preuve corroborante concernant ses liens avec Patrick Karegeya et qu’il n’avait produit qu’une copie non traduite du recto de sa carte de membre au Congrès national du Rwanda, mais aucune autre preuve de sa participation active à ce mouvement (comme des reçus de dons ou des reçus des droits d’adhésion). Elle a également souligné le fait que, bien que M. Hakizimana ait identifié le demandeur en tant que membre actif du groupe, lui-même ne s’est pas officiellement identifié dans sa lettre, n’a pas utilisé de papier à correspondance officielle, ni n’a fourni de preuve corroborant les menaces alléguées. Quant aux courriels, l’agente a conclu qu’elle n’avait pu en identifier les destinataires ni déterminer s’ils avaient été lus par quiconque. Elle s’est également fiée à un rapport de recherche de la CISR sur le Congrès national du Rwanda pour conclure que les membres de cette organisation n’étaient pas plus exposés à des risques que d’autres opposants politiques au Rwanda.

[53]           Pour ces motifs, elle a conclu que le demandeur n’avait pu démontrer qu’il était membre du Congrès national du Rwanda ou qu’il risquait d’être considéré comme un opposant politique au Rwanda. Je conclus que le dossier ne montre pas que l’agente a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve sur l’affiliation politique du demandeur ou en faisant une interprétation erronée de cette preuve et, dans l’ensemble, je suis d’avis qu’elle n’a commis aucune erreur susceptible de révision dans son évaluation du risque auquel serait exposé le demandeur s’il était poursuivi à son retour au Rwanda.

VI.             Conclusion

[54]           En résumé, le rôle de la Cour dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire est de s’assurer que, dans l’ensemble, le décideur a soigneusement soupesé les différents intérêts en jeu et qu’il a fondé ses conclusions sur la preuve qui lui a été présentée pour parvenir à une issue acceptable au regard des faits et du droit.

[55]           Rien dans le dossier en l’espèce n’indique que l’agente a omis de tenir compte des intérêts de M. Seyoboka, ou qu’elle a omis, à tort, des éléments de preuve qui lui avaient été présentés. Le fait est que M. Seyoboka a bénéficié de la protection du Canada pendant de nombreuses années, et ce, même s’il était soupçonné – à juste titre – de crimes de guerre : il ne fait aucun doute que, pendant de nombreuses années, la vie et les droits du demandeur n’auraient pu être garantis au Rwanda. Mais ce n’est plus le cas. Au cours des dernières années, le Rwanda a amélioré son système juridique pour le rendre conforme aux normes internationales, comme l’a reconnu la chambre d’appel du TPIR, et ce pays peut aujourd’hui garantir à M. Seyoboka le droit à un procès équitable dans son pays d’origine s’il devait y être poursuivi. Le temps est venu pour le demandeur de faire face aux actes qu’il a commis par le passé et de laisser la justice suivre son cours.

[56]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée et aucune question n’est soumise pour être certifiée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4482-15

 

INTITULÉ :

HENRI JEAN CLAUDE SEYOBOKA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :

Le 6 mai 2016

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

Pour le demandeur

Kristina Dragaitis

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.