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Date : 20160510


Dossier : IMM-4670-15

Référence : 2016 CF 520

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2016

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

DELINE MARLA ANTOINE

ADELLA ANTOINE

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I.                   Faits et procédures

A.                Nature de la demande

[1]               La présente demande, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), vise à faire annuler la décision rendue le 29 septembre 2015 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, selon laquelle la SPR a jugé que les demanderesses n’étaient ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR, respectivement. La SPR a conclu que la demande n’avait pas un minimum de fondement.

[2]               La demande est accueillie pour les motifs exposés ci-après.

B.                 Les faits

[3]               Les demanderesses sont une mère, Deline Marla Antoine, la demanderesse principale, ainsi que sa fille, Adella Antoine, qui est née le 26 septembre 2003. Les deux sont des citoyennes de Sainte-Lucie.

[4]               La demanderesse principale allègue qu’en 2003, elle a amorcé une relation en union de fait avec Marvin Baptiste, le père d’Adella. M. Baptiste a fait preuve de violence physique et émotionnelle envers la demanderesse principale, avant de la quitter en 2005. La demanderesse principale a entrepris une relation avec un autre homme, puis elle a ultérieurement découvert qu’il était marié. Cette relation s’est soldée par un échec.

[5]               En octobre 2011, la demanderesse principale a rencontré Julietta Charley et a amorcé une relation avec elle. Le couple a été découvert par la sœur de Julietta. La sœur de Julietta s’est présentée sur le lieu de travail de la demanderesse principale en l’accusant de vouloir transformer Julietta en lesbienne et d’avoir tenté de violer cette dernière. Cette situation a mené au congédiement de la demanderesse principale.

[6]               La demanderesse principale a ultérieurement été battue par la sœur de Julietta et son petit ami. Elle a rapporté cet incident à la police. Au cours d’un suivi de la demanderesse principale auprès du corps de police, des policiers ont menacé de l’arrêter en raison des allégations de tentative de viol de Julietta qui pesaient contre elle. La demanderesse principale a ensuite été menacée chez elle, et la sœur de Julietta et d’autres hommes l’ont insultée et attaquée physiquement parce qu’elle était allée voir la police. Elle a également reçu des menaces de la part de ses voisins. Par conséquent, la demanderesse principale et sa fille ont fui au Canada.

[7]               La demanderesse principale allègue qu’en tant que femme bisexuelle, elle ferait l’objet de persécution si elle retournait à Sainte-Lucie. Elle craint également que sa fille Adella soit enlevée ou attaquée par la sœur de Julietta ou d’autres membres de la communauté.

C.                 Décision faisant l’objet du contrôle

[8]               La SPR a rejeté la demande au motif que les éléments de preuve ne démontrent pas que : (1) la demanderesse principale est une femme bisexuelle; (2) la demanderesse principale serait ciblée par la sœur de Julietta ou des membres de la communauté si elle retournait à Sainte-Lucie; et (3) il existe un fondement justifiant la crainte que la fille de la demanderesse principale soit attaquée ou enlevée si elle retournait à Sainte-Lucie.

[9]               La SPR a conclu qu’il était très improbable que les policiers aient simplement menacé de l’arrêter s’ils croyaient que la demanderesse principale avait tenté de violer Julietta puisque le code criminel de Sainte-Lucie définit les relations homosexuelles comme un acte de grossière indécence et la preuve documentaire des demanderesses montre qu’il existe des éléments d’homophobie au sein du corps de police. La demanderesse principale n’a pas non plus fourni d’éléments de preuve démontrant qu’elle a rapporté les incidents au corps de police.

[10]           La SPR n’a donné aucun poids aux courriels que la demanderesse principale a fournis pour prouver l’existence de Julietta, de sa sœur et des événements allégués. La SPR a affirmé que les courriels ne sont pas fiables ou convaincants.

[11]           De plus, la SPR n’a pas cru que la demanderesse principale est actuellement dans une relation homosexuelle au Canada. La SPR a tiré une conclusion défavorable en raison de l’écart entre l’affidavit du partenaire et le témoignage de la demanderesse principale au sujet de la durée de la relation et l’absence de sa partenaire au cours de l’audience. La SPR a soutenu que les photographies de la demanderesse principale en compagnie d’une jeune femme censée être sa partenaire homosexuelle au Canada n’étaient pas convaincantes ou une preuve suffisante prouvant la bisexualité de la demanderesse.

[12]           Enfin, la SPR n’a donné aucun poids à l’évaluation psychologique de la demanderesse principale indiquant qu’elle présentait des symptômes associés à un trouble dépressif majeur et à un trouble d’anxiété généralisé. La SPR a conclu que le rapport n’établit pas si les symptômes étaient le résultat de sa demande d’asile ou du fait qu’elle est victime de persécution à Sainte-Lucie en raison de son orientation sexuelle.

II.                Questions en litige et analyse

A.                Thèses des parties

[13]           Les demanderesses soutiennent que la décision est déraisonnable et qu’elle s’appuie sur des inexactitudes, une incompréhension et une mauvaise interprétation des éléments de preuve. Les demanderesses soutiennent que la conclusion globale de la SPR sur la crédibilité est le résultat d’un examen trop vigilant et trop minutieux des éléments de preuve des demanderesses. Dans des observations écrites, les demanderesses ont indiqué que la partialité pouvait être une question en litige, mais elles ont confirmé dans leurs observations orales qu’elles n’invoquaient pas cet argument.

[14]           Plus précisément, les demanderesses ont affirmé que la SPR avait commis une erreur en déterminant qu’il était improbable que les policiers aient seulement menacé d’arrêter la demanderesse principale s’ils étaient convaincus qu’elle avait tenté de violer Julietta. Les demanderesses ont soutenu que cela avait amené une conclusion d’invraisemblance fondée sur des hypothèses. De plus, les demanderesses font valoir que les conclusions en matière de crédibilité et la détermination que la demanderesse principale n’était pas bisexuelle s’appuyaient sur des inquiétudes touchant des questions accessoires et ne tenaient pas compte des éléments de preuve à l’appui, comme les lettres, les courriels de Julietta et sa sœur ainsi que l’évaluation psychologique. Enfin, les demanderesses soutiennent que la SPR a commis une erreur en ignorant l’affidavit de la partenaire de la demanderesse principale parce que : (1) la SPR n’a pas porté à l’attention de la demanderesse principale l’allégation d’incohérence de la durée de la relation et (2) la SPR ne peut pas rejeter un affidavit seulement parce que la personne déposante n’est pas présente pour un contre-interrogatoire.

[15]           Les demanderesses soutiennent également que contrairement aux attentes raisonnables de la demanderesse principale, la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte des directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe [directives fondées sur le sexe]. Enfin, les demanderesses prétendent que la SPR a commis une erreur en n’effectuant pas une analyse appropriée aux termes de l’article 97 de la LIPR.

[16]           Le défendeur soutient que la SPR a conclu de manière raisonnable que la demande des demanderesses n’avait pas de fondement crédible et que les demanderesses étaient essentiellement en désaccord avec le poids donné aux éléments de preuve par la SPR. Le défendeur soutient, en outre, qu’il n’était pas déraisonnable pour la SPR de trouver invraisemblable que les policiers aient uniquement menacé d’arrêter la demanderesse principale alors que des allégations de viol contre son ancienne petite amie pesaient contre elle.

[17]           Le défendeur avance également que même si la SPR n’a pas mentionné expressément les directives fondées sur le sexe, cela ne vient pas vicier la décision puisque rien ne laisse croire que la SPR n’a pas tenu compte de ces directives. Au lieu de cela, la SPR a conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible et que les directives fondées sur le sexe ne peuvent pas éliminer des conclusions raisonnablement tirées concernant la crédibilité. Les conclusions en matière de crédibilité ont également fait en sorte que la SPR n’a pas eu à fournir une analyse distincte de la demande au titre de l’article 97 de la LIPR en raison de l’absence d’éléments de preuve pouvant établir que les demanderesses étaient des personnes ayant besoin de protection.

B.                 Questions en litige

[18]           La présente demande soulève les questions suivantes :

1.                  La SPR a-t-elle commis une erreur en trouvant improbable que la police ait uniquement menacé d’arrêter la demanderesse principale?

2.                  La SPR a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte des directives sur la persécution fondée sur le sexe?

3.                  La SPR a-t-elle commis une erreur en n’effectuant pas une analyse distincte au titre de l’article 97?

4.                  La SPR a-t-elle autrement commis une erreur en tirant sa conclusion d’absence d’un minimum de fondement?

III.             Analyse

A.                Norme de contrôle

[19]           La norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de la SPR sur des questions mixtes de fait et de droit, y compris la conclusion d’absence d’un minimum de fondement [Behary c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 794, au paragraphe 7; Mahdi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218, au paragraphe 9].

B.                 Première question en litige – La SPR a-t-elle commis une erreur en trouvant improbable que la police ait uniquement menacé d’arrêter la demanderesse principale?

[20]           Je suis d’avis que la SPR a commis une erreur susceptible de révision en concluant qu’il était improbable que les policiers aient seulement menacé d’arrêter la demanderesse principale pour le viol allégué de Julietta.

[21]           La SPR souligne que, conformément au code criminel de Sainte-Lucie, les relations homosexuelles sont définies comme de la « grossière indécence » et que le point 6.2 du cartable national de documentation indique [traduction] « il existe des éléments homophobes au sein de la police. » En s’appuyant sur ces deux indicateurs uniquement, la SPR a conclu qu’il était improbable que la police ait seulement menacé d’arrêter la demanderesse étant donné les allégations de tentative de viol.

[22]           Il est un fait bien établi dans la jurisprudence que bien que la SPR puisse arriver à des conclusions négatives à l’égard de la crédibilité, celles-ci doivent être tirées que dans les cas les plus clairs [Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, aux paragraphes 7 et 8, 208 FTR 267 (1re inst.); Habibi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 253, au paragraphe 28].

[23]           En l’espèce, la SPR n’a pas exploré d’autres explications raisonnables au sujet de la réponse de la police. Comme l’a soumis la demanderesse, il est tout aussi possible de conclure que la police ne possédait pas suffisamment d’éléments de preuve pour procéder à son arrestation. De plus, le rapport même invoqué par la SPR indique, sous l’en-tête « Protection », que [traduction] « Les gais, lesbiennes, bisexuels et transgenres [GLBT] qui déposent une plainte à la police pour signaler qu’ils ont fait l’objet de violence sont ridiculisés et leur plainte est traitée comme négligeable ou non importante [Non souligné dans l’original] ». Cette citation ouvre la voie à une autre explication probable pour la conduite de la police. En effet, la demanderesse a indiqué que la police l’avait ridiculisée après le dépôt de sa plainte.

[24]           À mon avis, la preuve documentaire indiquant la présence d’éléments homophobes au sein du corps de police et les rapports indiquant que la police ridiculise les personnes qui déposent des plaintes associées aux GLBT vient confirmer plutôt qu’infirmer les allégations de la demanderesse principale voulant que les policiers l’aient menacée une fois qu’ils ont appris la nature de la plainte (GLBT) et des accusations pesant contre elle (tentative de viol). La SPR ne pouvait pas raisonnablement s’appuyer sur le point 6.2 du cartable national de documentation pour justifier ses conclusions défavorables en matière de crédibilité fondées sur des invraisemblances perçues en l’espèce.

[25]           Ma conclusion que la SPR a commis une erreur en effectuant cette constatation d’invraisemblance vient également miner la conclusion négative découlant de l’incapacité de la demanderesse principale de fournir un rapport de police. Lorsqu’on a posé une question à la demanderesse principale à ce sujet, voici ce qu’elle a répondu : [TRADUCTION] « Lorsque je suis retournée, ils m’ont menacée – ils ont dit qu’ils m’arrêteraient parce qu’on avait déposé une plainte m’accusant de tentative de viol contre Julietta. Ainsi, j’ai décidé de laisser tomber ».

[26]           L’erreur associée à la conclusion d’invraisemblance a eu un impact sur l’évaluation des éléments de la preuve documentaire soumise par les demanderesses. En effet, la SPR a déterminé qu’aucun de ces éléments de preuve n’avait de poids.

[27]           Sur la seule base de la conclusion déraisonnable d’invraisemblance, une conclusion qui a eu une incidence sur d’autres éléments clés de l’analyse de la SPR, je suis convaincu que la demande doit être accueillie. Ainsi, je n’ai pas besoin d’aborder les autres questions soulevées. Les parties n’ont pas relevé de questions aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4670-15

 

INTITULÉ :

DELINE MARLA ANTOINE, ADELLA ANTOINE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AVRIL 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 MAI 2016

 

COMPARUTIONS :

Richard Odeleye

 

Pour la demanderesse

 

Brad Gotkin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Odeleye

Avocat

North York (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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