Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160520


Dossier : IMM-5288-15

Référence : 2016 CF 564

Ottawa (Ontario), le 20 mai 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

JEANNE MARIE NTIRANDEKURA

LUCE QUEENTHIA ISHATSE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L'IMMIGRATION,

DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Ayant considéré les motifs de la décision négative de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] à la lumière de l’ensemble du dossier et des principes de droit applicables, je suis satisfait en l’espèce que la SPR a commis une erreur révisable en omettant de statuer clairement sur la possibilité raisonnable de persécution et l’existence d’un risque personnalisé de retour des demanderesses au Burundi en raison notamment de leur origine tutsie, d’une part, et de leur lien familial avec le général tutsi, Philibert Habarugira, l’un des instigateurs principaux du coup d’État manqué du 13 mai 2015 contre le président du Burundi, Pierre Nkurunziza, d’autre part.

[2]               Répondant directement à la question de la SPR suggérant que « présentement [les demanderesses craignent] de retourner au Burundi pour des raisons liées à [leur] origine ethnique », la demanderesse principale a répondu à l’audience qu’« [elle n’a] pas peur seulement de retourner au Burundi parce qu’[elle est] Tutsie, [mais qu’elle a également] peur de retourner au Burundi parce qu’[elle est] recherchée par le pouvoir parce qu’[elle a] participé aux manifestations [des 10 et 13 mai 2015 contre le président Nkurunziza] ». La demanderesse a également témoigné que son mari « est un juge, un magistrat », et qu’il « est aussi en refuge, en cachette » premièrement, « parce qu’[elle est] allée à la manifestation », et deuxièmement parce qu’« [i]l est le frère d’un général qui a participé dans le putsch ». À ce chapitre, la SPR a accepté le dépôt, au début de l’audience, de photos montant le mari de la demanderesse principale avec son frère le général Philibert Habarugira et d’un article paru sur le web le 26 juin 2015 faisant état de l’existence d’« un mandat d’arrêt international contre le General [sic] putschiste Philibert Habarugira », ainsi que d’une carte de la mutuelle de la fonction publique avec les photos de son mari et d’elle-même attestant que son mari appartient à la magistrature. D’autre part, dans la preuve documentaire produite par les demanderesses à l’audition, on retrouve également notamment un article publié sur le web le 29 juin 2015 abordant la question de « [l]a dimension ethnique, avec le spectre d’un retour du conflit entre Hutu et Tutsi ».

[3]               Il est vrai que la SPR a jugé que le témoignage de la demanderesse principale n’était pas crédible en ce qui concerne sa participation personnelle aux manifestations de mai 2015, et que la raisonnabilité de cette dernière conclusion n’est pas attaquée aujourd’hui par les demanderesses. Il n’empêche, la SPR ne pouvait du même coup conclure gratuitement, sans une analyse indépendante de la preuve, que la demanderesse principale « n’a pas établi une crainte bien fondée de persécution pour aucun des motifs soulevés (son implication politique propre ou imputée ou son appartenance au groupe social de la famille), ni pour aucun autre motif lié à la Convention ».

[4]               Il ne s’agit pas d’une instance où la SPR a omis de se prononcer sur un motif de persécution « qui n’avait pas été allégué et qui ne ressortait pas de façon perceptible de l’ensemble de la preuve faite » (Guajardo-Espinoza c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] ACF no 797 (CAF) au para 5; Pierre-Louis c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 420 (CAF); Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 453 au para 22; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1070 aux paras 23-24; Castillo Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 466 au para 17). Au contraire, il s’agit plutôt de l’un de ces cas où la Cour doit intervenir parce que « le nœud de la revendication pourrait ne pas avoir été adéquatement cerné » (Niyonkuru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 732 au para 2) et où le défaut de la SPR d’aborder un motif de persécution possiblement déterminant ressortant de l’ensemble de la preuve constitue une erreur révisable justifiant l’annulation de la décision et le renvoi de la demande d’asile pour redétermination (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux pages 745-746; Viafara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1526 aux paras 5‑8; Emmanuels c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration), 2002 CFPI 865 aux paras 5 et suivants).

[5]               D’autre part, je ne saurais lire la mention de la SPR à l’effet que la demanderesse principale « a spécifié qu’elle craignait un retour en raison […] du fait que le frère de son mari était un général qui avait participé au putsch, ce dernier fait étant nouveau et n’ayant pas été mentionné au formulaire de Fondement de la demande d’asile (FDA) » comme une indication claire de la SPR qu’elle rejette cette partie de la revendication au motif que les allégations au sujet du beau-frère et du mari de la demanderesse principale ne sont pas crédibles, d’autant plus que celles-ci sont corroborées par les photos et l’article produits en preuve par les demanderesses.

[6]               Tel qu’il a été souligné plus haut, la SPR se trompe lorsqu’elle affirme au paragraphe 7 de la décision que la demanderesse « a témoigné qu’elle n’avait pas de crainte de retour en raison de son origine ethnique (tutsie) ». Qui plus est, au-delà de la peur subjective des demanderesses, voire de la conclusion de non-crédibilité concernant la participation de la demanderesse principale aux manifestations de mai 2015, la SPR avait l’obligation d’examiner la possibilité raisonnable de persécution et l’existence d’un risque personnalisé de retour en fonction des données objectives les plus récentes au Burundi relativement à la résurgence appréhendée de tensions entre les Hutus et les Tutsis, considérant le climat explosif et l’instabilité politique causés par la décision du président Nkurunziza de demeurer au pouvoir et de briguer un troisième mandat, malgré une forte opposition dans le pays (Attakora c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] ACF no 444 (CAF)).


[7]               Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 3 novembre 2015 est cassée et l’affaire est renvoyée à la CISR pour redétermination par une autre formation de la SPR. Les procureurs conviennent qu’aucune question d’importance générale n’est soulevée dans ce dossier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE ET ADJUGE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision du 3 novembre 2015 est cassée et l’affaire renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada pour redétermination par une autre formation de la Section de protection des réfugiés. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5288-15

 

INTITULÉ :

JEANNE MARIE NTIRANDEKURA

LUCE QUEENTHIA ISHATSE c LE MINISTRE DE L'IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 mai 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Me Marie-France Chassé

 

Pour les demandeURS

Me Lynne Lazaroff

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Votre immigration, Service d’avocat Montréal (Québec)

 

Pour les demandeURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.