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Date : 20160524


Dossier : IMM-4891-15

Référence : 2016 CF 568

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 24 mai 2016

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

FILONA GJATA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Motifs prononcés de vive voix à l’audience le 5 mai 2016.)

I.                   Aperçu

[1]               Filona Gjata [Mme Gjata] a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) rendue le 7 octobre 2015 dans laquelle la SAR a rejeté un appel de la détermination de la Section de la protection des réfugiés (SPR) que Mme Gjata n’est pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi]. Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire.

II.                Contexte

[2]               Mme Gjata est née le 24 janvier 1991 et est une citoyenne de l’Albanie. Alors qu’elle était enfant, elle a émigré en Grèce avec sa famille. Elle a vécu en Grèce à titre de résidente permanente jusqu’à son retour en Albanie, en 2013. En 2008, elle a entrepris une relation avec Bledar Cani [M. Cani] et accepté d’emménager avec lui et sa famille. Mme Gjata a témoigné que durant cette relation, M. Cani et sa famille ont abusé d’elle. Mme Gjata prétend qu’elle ne lui était pas permis d’aller à l’école ou de sortir à l’extérieur seule, et qu’elle devait rester à l’intérieur pour faire la cuisine et le ménage pour M. Cani et sa famille. Elle a également témoigné que M. Cani la menaçait et la battait. En janvier 2010, après une agression, Mme Gjata a mis fin à la relation et est retournée au domicile de ses parents. Je noterais qu’en 2010, Mme Gjata était âgée de 18 ou 19 ans. Elle a témoigné qu’en avril et en juin de cette année, M. Cani l’a agressée et violée. Durant l’agression de juin, M. Cani, un couteau en main, l’a menacée de la découper en morceaux. Mme Gjata a signalé l’incident à la police grecque, qui a arrêté et détenu M. Cani. Il a été accusé d’agression et de possession de cannabis. La deuxième accusation a plus tard été retirée. Il a été incarcéré dans l’attente de son procès ou pour une période maximale d’un an. En mars 2011, Mme Gjata a rétracté ses allégations sous la forme d’un affidavit assermenté et a demandé l’arrêt des procédures pénales. Elle a ensuite témoigné devant la SPR qu’elle s’était rétractée sous la pression et les menaces de la famille de M. Cani et parce qu’elle voulait mettre fin à l’affaire. Malgré sa rétractation en mars 2011, M. Cani est resté incarcéré durant toute l’année, jusqu’en juin 2011. Mme Gjata a témoigné que M. Cani l’avait de nouveau agressée en novembre de la même année, agression à la suite de laquelle elle a dû être hospitalisée. Bien que le dossier n’indique pas clairement comment il se fait que la police soit venue la rencontrer à l’hôpital, elle ne lui a pas révélé le nom de son agresseur.

[3]               Mme Gjata a également prétendu que M. Cani était passé devant son lieu de travail en automobile en 2012 et qu’il semblait être en colère. Ce fait n’a pas été révélé dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] et a servi de fondement à la décision de manque de crédibilité rendue par la SAR. En décembre 2012, elle a déménagé dans une autre ville en Grèce. Mme Gjata a ensuite témoigné qu’en septembre 2013, un ami lui a dit que M. Cani la cherchait afin de la tuer parce qu’elle avait quitté la ville sans sa permission. Elle est retournée vivre chez son oncle, dans un village en Albanie. Trois jours avant de quitter l’Albanie, Mme Gjata a épousé un citoyen albanais.

III.             Question en litige

[4]               La question en litige devant la Cour est de déterminer si la décision de la SAR satisfait au test du caractère raisonnable.

IV.             Norme de contrôle

[5]               Je suis conscient des instructions données dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] dans son application au contrôle judiciaire des décisions des tribunaux administratifs. Je suis convaincu que la norme de contrôle en l’espèce est celle du caractère raisonnable. Je n’oublie pas que la Cour ne doit pas intervenir si la décision du tribunal administratif est justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité au paragraphe 47). Je sais aussi d’avis que sur les questions de preuve et de crédibilité, la Cour doit faire preuve de déférence envers les conclusions du tribunal administratif. Je connais la jurisprudence, incluant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses’], qui permet aux tribunaux d’examiner non seulement la décision, mais aussi le dossier, afin de déterminer si le test Dunsmuir a été satisfait. Ce faisant, la cour de révision peut passer outre certaines divergences mineures et même certaines divergences majeures dans la preuve si, d’après l’ensemble de la preuve et du dossier, les motifs et le résultat peuvent être jugés raisonnables au sens du critère Dunsmuir.

V.                Analyse

[6]               Mme Gjata allègue que la SAR a erré dans une de ses conclusions de fait. Cette conclusion a trait à la durée de la période pendant laquelle l’agent de persécution, M. Cani, était en position d’agresser ou de mener à bien ses menaces d’agression contre Mme Gajta. La SAR a conclu que M. Cani et Mme Gjata ont vécu dans la même ville pendant deux ans après l’incident de novembre 2011. Cependant, comme le montre la preuve au dossier, ils se sont trouvés dans la même ville pendant environ un an après novembre 2011, et non deux ans comme l’a conclu la SAR. Bien que l’avocat du ministre ait reconnu cette erreur de fait, il soutient que Mme Gjata et M. Cani ont quand même vécu en Grèce durant cette période de deux ans. Sur cette question, je me penche sur les motifs de la décision. Au paragraphe 19, la SAR déclare ce qui suit :

[…] [traduction] La SAR note qu’après que Bledar eut agressé l’appelante en novembre 2011, elle a continué à vivre dans la même ville que Bledar jusqu’en septembre 2013 et n’a en aucun temps été menacée ou agressée par lui. […]

[7]               Cette déclaration préoccupe la Cour. Les deux parties, tout comme la Cour, savent que cet énoncé est inexact. Bien qu’un énoncé erroné de cette nature puisse ne pas vicier l’ensemble de la décision, la même erreur est répétée à plusieurs reprises tout au long de la décision de la SAR. Plus loin au paragraphe 19, la SAR déclare que :

[…] [traduction] La SAR a de la difficulté à croire que l’agent de persécution pourrait ne pas menacer ou agresser personnellement l’appelante alors qu’ils vivaient dans la même ville […].

[8]               Quatre lignes plus loin, toujours au paragraphe 19, la SAR déclare ceci :

[…] [traduction] il semble raisonnable de croire qu’il aurait profité de l’occasion de le faire alors que l’agent de persécution et l’appelante vivaient dans la même ville. […]

[9]               Les observations faites aux paragraphes 7 et 8 ci-dessus portent clairement sur la période de deux ans dont il est fait état au début du paragraphe 19 de la décision. Au paragraphe 21, la SAR réitère son point sur cette préoccupation apparente du fait que Mme Gjata et M. Cani aient résidé dans la même ville pendant deux ans :

[…] [traduction] Je considère invraisemblable que l’agent de persécution n’ait pas continué à la menacer entre novembre 2011 et septembre 2013, alors qu’ils résidaient tous les deux dans la même ville. […]

[10]           Enfin, plus loin au paragraphe 21, la SAR affirme que :

[…] [traduction] s’il [M. Cani] avait été intéressé à continuer à faire du mal à l’appelante, que ce soit verbalement ou physiquement, il est raisonnable de croire qu’il aurait profité de l’occasion de le faire entre novembre 2011 et septembre 2013, alors qu’ils vivaient tous les deux dans la même ville. […]

[11]           À mon avis, il est évident que la SAR a mal interprété la preuve en concluant que l’agent de persécution et l’appelante ont vécu dans la même ville pendant deux ans. Une telle erreur pourrait ne pas suffire à accueillir une demande de contrôle judiciaire si, à la lecture de l’ensemble de la décision et du dossier, il s’avérait que ce fait n’était pas particulièrement pertinent. Cette conclusion de fait erronée constitue cependant une préoccupation importante pour la SAR, une préoccupation sur laquelle elle a clairement et à tort fondé sa décision.

[12]           D’autres aspects des conclusions de la SAR sur la preuve m’apparaissent préoccupants. Au paragraphe 15 de la décision, la SAR critique le fait que Mme Gjata ait omis d’indiquer dans son formulaire Fondement de la demande d’asile le fait que M. Cani ait à plusieurs reprises circulé en voiture devant son lieu de travail et qu’il semblait être en colère. Devant la SPR, elle a répondu aux questions sur ce sujet en disant qu’elle avait indiqué dans le formulaire Fondement de la demande d’asile les occasions lors desquelles l’agent de persécution (M. Cani) l’avait blessée. Sur ce point, il est important de rappeler ici que le témoignage de Mme Gjata concernant les volées de coups et le viol, de même que l’hospitalisation, n’a jamais été contredit et a été accepté par la SPR et la SAR. Pourtant, la déclaration de Mme Gjata concernant le fait que l’agent de persécution soit passé devant son lieu de travail en automobile a été considérée par la SAR comme un [TRADUCTION]« élément de preuve important ». Lorsque j’examine les faits de l’affaire et la violence extrême subie par Mme Gjata, je conclus que la SAR a agi de façon déraisonnable en interprétant le « passage en automobile » comme un « élément de preuve important » dont l’omission minerait la crédibilité de Mme Gjata.

[13]            Toujours sur la question de la preuve, je constate que la SAR a conclu que certaines déclarations faites par l’amie de Mme Gjata, Mme Aliki Korda, et attribuées à l’agent de persécution, étaient « dénuées de sens ». En résumé, la SAR a conclu que Mme Korda a prétendu que M. Cani avait imploré Mme Kjata de revenir afin qu’il puisse la tuer. La SAR, à juste titre, a conclu qu’une telle opinion était « dénuée de sens ». Comment quelqu’un, même M. Cani, pourrait-il de façon réaliste penser que quelqu’un retournerait vers son persécuteur pour être tué? À mon avis, la SAR a mal interprété la preuve. Une explication tout aussi plausible, qui ne serait pas dénuée de sens, serait que si Mme Gjata ne revenait pas auprès de lui, M. Cani la tuerait. Comme l’indique l’arrêt Newfoundland Nurses’ au paragraphe 16, les motifs d’un tribunal administratif doivent permettre à la cour de révision de comprendre les fondements de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables. À mon avis, cela n’a pas été fait par la SAR à l’égard du témoignage de Mme Korda. La SAR a fait une affirmation simple à l’effet que son interprétation (celle de la SAR) du témoignage de Mme Korda était que celui-ci était dénué de sens. Dans les circonstances, cependant, le témoignage de Mme Korda aurait nécessité une analyse plus poussée et la prise en compte d’interprétations qui auraient pu le rendre « sensé ».

[14]           Je suis convaincu que les erreurs claires faites par la SAR a l’égard de certains éléments de preuve et sa mauvaise interprétation d’autres éléments de preuve ont vicié sa décision quant à savoir si les craintes de persécution de Mme Gjata étaient fondées ou non. Toutefois, cela ne met pas un terme à la question, puisque les États sont présumés être capables de protéger leurs citoyens. L’Albanie ne fait pas exception à cette présomption.

[15]            Je sais qu’il existe un certain nombre de facteurs à considérer pour évaluer la disponibilité de la protection de l’État. Sans en donner une liste exhaustive, certains de ces facteurs comprennent le profil de l’agent de persécution allégué, les efforts de la demanderesse pour obtenir la protection de l’État, la réponse des autorités et, bien entendu, la preuve documentaire disponible. En l’espèce, il est clair que Mme Kjata n’a fait aucun effort pour obtenir la protection de l’État en Albanie. Des éléments de preuve importants ont été déposés devant la SPR et la SAR en ce qui a trait aux conditions dans le pays.

[16]           Je considère que le profil de l’agent de persécution constitue un facteur important en l’espèce. Bien que le profil de M. Cani en tant que personne extrêmement violente ait été su et reconnu par la SAR, il n’est pas fait mention de sa citoyenneté. La citoyenneté est importante. De toute évidence, si M. Cani était un citoyen albanais vivant en Grèce, il pouvait rentrer en Albanie en tout temps. J’ai considéré la citoyenneté de M. Cani suffisamment importante pour demander à l’avocat de Mme Gjata si celui-ci (M. Cani) était Albanais ou Grec. Ni l’avocat de Mme Gjata ni moi ne connaissons la réponse à cette question. Dans une démonstration des normes déontologiques les plus élevées et du devoir d’éthique de la Couronne, l’avocat du ministre, M. James Todd, a indiqué à la Cour la preuve de la citoyenneté albanaise de M. Cani. Compte tenu de mes propres observations durant l’audience, des réponses de l’avocat de Mme Gjata concernant la citoyenneté de M. Cani et le défaut de la SAR d’avoir mentionné la citoyenneté de M. Cani, je suis d’avis que la SAR a omis de tenir compte d’un aspect très important du profil de M. Cani, c’est-à-dire le fait qu’il soit Albanais et donc qu’il aurait facilement accès à Mme Gjata si elle devait rentrer en Albanie.

VI.             Conclusion

[17]           Compte tenu de mes observations à l’égard des conclusions de fait erronées tirées par la SAR et de ma conclusion que la SAR a omis de considérer un aspect important du profil de l’agent de persécution dans son analyse de la protection de l’État, je suis convaincu que la décision ne répond pas au test de caractère raisonnable établi dans Dunsmuir. Par conséquent, j’accepterais la demande de contrôle judiciaire et je renverrais l’affaire à un tribunal différent de la SAR pour réexamen.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.               La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.               L’affaire est renvoyée à un tribunal différent de la SAR pour réexamen.

3.               Il n’y aura aucune adjudication de dépens.

4.               Aucune question n’est certifiée.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4891-15

 

INTITULÉ :

FILONA GJATA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE :

Le 24 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Yehuda Levinson

 

Pour la demanderesse

James Todd

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yehuda Levinson

Avocat

Levinson and Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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