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Date : 20160526


Dossier : IMM-4851-15

Référence : 2016 CF 573

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

FIKRETE SHALA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la « Loi ») d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (la « SAR ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié confirmant une décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») rejetant la demande d’asile de la demanderesse.

[2]               La demanderesse est une citoyenne du Kosovo âgée de 52 ans. Elle prétend que son mari a fait preuve de violence émotionnelle, physique et sexuelle envers elle depuis peu de temps après leur mariage en 1986 jusqu’à un incident particulièrement brutal en 2012. Elle s’est ensuite enfuie du Kosovo le 3 juin 2013, et s’est ultimement rendue au Canada en mars 2015.

[3]               Devant la SPR, la demanderesse a présenté, entre autres éléments de preuve, un rapport psychiatrique lui diagnostiquant un [traduction] « court épisode de dépression majeure », incluant des symptômes du trouble de stress post-traumatique, des idées suicidaires et une [traduction] « personnalité quelque peu anxieuse et obsessionnelle (probablement dans les limites normales) ». Ce rapport est fondé sur une seule visite chez un psychiatre au Canada.

[4]               La demanderesse a également présenté un document sur la situation du pays suggérant que bien que le Kosovo ait une loi en place pour lutter contre la violence familiale, la mise en œuvre de cette loi est inadéquate. Elle a allégué que le Cartable national de documentation a confirmé cette évaluation et qu’il était objectivement déraisonnable, vu son rapport psychiatrique, de s’être attendu à ce qu’elle demande la protection de l’État au Kosovo. La SPR a toutefois rejeté sa demande, concluant que, bien que son exposé ait été crédible, la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. Elle a interjeté appel auprès de la SAR peu de temps après.

[5]               Dans sa décision, la SAR était d’accord avec la SPR que la demanderesse aurait pu s’adresser à l’État pour obtenir sa protection, mais qu’elle ne l’a pas fait et que, de ce fait, la présomption de protection de l’État n’a pas été réfutée. En tenant compte du rapport psychiatrique, la SAR a souligné qu’aucun élément de preuve n’a été fourni pour suggérer que la demanderesse a cherché à obtenir un traitement ou une autre visite après le diagnostic initial. La SAR a également indiqué dans ses propres mots qu’aucun « examen officiel » n’a été effectué par le psychiatre; la demanderesse a raconté son histoire et déclaré ses symptômes au psychiatre sans documents corroborants; il n’y avait aucun signe d’atténuation du niveau de stress pendant son audience de la SPR; la demanderesse n’a présenté aucune demande d’examen spécial lors de cette audience; l’avocat de la demanderesse n’a mentionné le rapport psychiatrique que très brièvement lors de la présentation de ses observations.

[6]               À l’égard de l’analyse de la situation du pays, la SAR a également confirmé les conclusions de la SPR, rejetant l’allégation qu’elle aurait été sélective dans son évaluation de la preuve documentaire. La SAR a conclu que, bien qu’il aurait été préférable pour la SPR de tenir compte du rapport, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il était déraisonnable pour la demanderesse de chercher à obtenir la protection de l’État.

II.                Analyse

[7]               La demanderesse soulève deux questions, affirmant que la SAR a i) déraisonnablement rejeté sa demande et n’a pas tenu compte de sa santé mentale; ii) omis de tenir compte de l’incidence de sa santé mentale sur sa capacité à chercher à obtenir la protection de l’État.

[8]               De façon préliminaire, la Cour d’appel fédérale a récemment clarifié que la norme de contrôle que la SAR devrait appliquer lors de l’examen des décisions de la SPR est la norme de la décision correcte, effectuant « sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 103 [Huruglica CAF]). Le choix d’une norme de contrôle par la SAR doit ensuite être examiné par la Cour en fonction de la norme du caractère raisonnable (Huruglica CAF, au paragraphe 35).

[9]               En l’espèce, la SAR a choisi et appliqué la norme présentée dans Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, au paragraphe 54 [Huruglica CF], une norme qui a depuis été supplantée par la méthode présentée dans Huruglica CAF. Toutefois, choisir la norme présentée dans Huruglica CF ne signifie pas que la SAR a commis une erreur susceptible de révision : tant que la SAR a effectué, en substance, un examen approfondi, complet et indépendant du type approuvé dans Huruglica CAF, le choix de la SAR et l’application de la norme de contrôle étaient raisonnables [Ketchen v. Canada (Citizenship and Immigration), 2016 FC 388, au paragraphe 29]. Cela est particulièrement vrai lorsque, comme dans le présent litige, la crédibilité n’était pas une question à l’examen par la SAR (Huruglica CAF, au paragraphe 71).

[10]           Pour ce qui est de l’évaluation des faits par la SAR et son application de l’analyse de la protection de l’État, elles sont examinées selon la norme de la décision raisonnable [Moya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315, au paragraphe 32]. À ce titre, si la décision de la SAR sur ces questions appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et qu’elle est justifiable, transparente et compréhensible, elle ne doit pas être modifiée (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[11]           Au sujet du premier enjeu, soit l’omission de la SAR de tenir compte adéquatement de la preuve psychiatrique, la demanderesse soutient que rejeter la preuve psychiatrique sans un motif admissible constitue une erreur. Il aurait fallu tenir compte du rapport puisqu’il était fondé sur les déclarations de la demanderesse [Lainez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 914, au paragraphe 42]. De même, le membre de la SAR ne possède pas la formation ni l’expérience d’un professionnel en matière de santé mentale et n’est donc pas compétent pour rejeter le rapport au motif d’un « examen officiel » insuffisant [Gyarchie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1221].

[12]           De plus, la demanderesse soutient qu’il était déraisonnable pour la SAR de remettre en question la gravité de son état mental en se fondant sur le fait qu’elle n’a pas démontré de signes de stress pendant l’audience et qu’elle n’a formulé aucune demande pour des mesures spéciales à titre de victime d’agression sexuelle. En citant Shaker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1077, aux paragraphes 9 et 10, la demanderesse soutient que l’état émotionnel d’un demandeur pendant qu’il raconte des événements traumatiques ne devrait pas servir d’indicateur de sa crédibilité.

[13]           Finalement, la demanderesse soutient qu’il était déraisonnable de tirer une conclusion négative relativement à l’attention limitée portée par son avocat sur le sujet de la santé mentale lors de l’audience ou au fait qu’aucun autre élément de preuve que le rapport psychiatrique n’a été présenté. La demanderesse soutient que l’avocat a limité ses questions sur ce sujet en raison de sa nature sensible. Pour ce qui est du manque d’éléments de preuve supplémentaires, la demanderesse soutient qu’elle n’avait pas besoin de fournir de nouveaux éléments de preuve puisqu’elle a fait valoir que la SPR a injustement fait abstraction de l’élément de preuve relatif à sa santé mentale, plutôt que de faire valoir que l’élément de preuve a été minimisé ou mal interprété. Puisque les appelants auprès de la SAR ne peuvent présenter de nouveaux éléments de preuve que pour corriger des erreurs commises par la SPR relativement à la demande visée par l’appel, il n’y avait aucune raison pour la demanderesse de déposer une preuve supplémentaire de sa santé mentale.

[14]           Au sujet du deuxième enjeu, l’analyse de la protection de l’État effectuée par la SAR, la demanderesse soutient qu’en raison de ses problèmes de santé mentale, il n’était pas objectivement raisonnable de s’attendre à ce qu’elle communique avec les autorités au Kosovo. En d’autres termes, en tant que personne souffrant d’anxiété et de dépression et ayant certains symptômes du trouble de stress post-traumatique, elle n’aurait pas pu chercher à obtenir la protection de l’État, même si celle-ci aurait raisonnablement pu lui être offerte. Par conséquent, la SAR a commis une erreur en concluant que [traduction] « la preuve n’était pas suffisante pour démontrer qu’il n’était pas raisonnable pour l’appelant de chercher à obtenir la protection de l’État » (dossier certifié du tribunal, à la page 8 [DCT]).

[15]           Je suis d’accord avec la demanderesse qu’il y a plusieurs éléments problématiques quant à l’évaluation du rapport psychiatrique effectuée par la SAR, plus précisément la prise en compte par la SAR du fait que la demanderesse n’a présenté aucune demande de mesure spéciale, et qu’elle n’a pas semblé être en détresse lors de l’audience de la SPR. Aucun de ces détails ne porte atteinte ni ne diminue l’évaluation psychiatrique de quelque façon que ce soit.

[16]           Malgré ces éléments problématiques, je conclus que la décision, dans son ensemble, est raisonnable. Il en est ainsi puisque la SAR a déterminé que la demanderesse aurait pu communiquer avec les autorités de l’État pour obtenir de la protection, mais qu’elle ne l’a pas fait. Je ne trouve rien de déraisonnable au sujet de cette conclusion, même en tenant compte du rapport psychiatrique.

[17]           L’omission d’un demandeur d’asile de vérifier la protection de l’État est déterminante pour sa demande, sauf lorsque cela aurait été objectivement déraisonnable de le faire (Canada (procureur général) c. Ward, [1993] 2 RCS 689 à 724). Les demandeurs ne peuvent pas faire fi de cette obligation en raison d’une crainte subjective ou d’une réticence à communiquer avec les autorités. Plutôt, ils doivent présenter un élément de preuve afin de démontrer que leur réticence ou leur crainte était objectivement raisonnable. Comme le juge Rennie (et ensuite la Cour) l’a mentionné dans Aurelien c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 707, au paragraphe 13, « la crainte subjective d’un demandeur n’est pas déterminante à l’égard de la question de la protection de l’État. La jurisprudence exige plutôt d’examiner la perception d’un demandeur à la lumière de la situation générale dans le pays en cause et de facteurs tels que l’âge et le contexte social et culturel du demandeur. »

[18]           La santé psychologique ou mentale d’un demandeur devrait être considérée dans le cadre de cette analyse contextuelle, notamment lorsqu’il y a un élément de preuve pour appuyer un diagnostic particulier. Un trouble mental est plus qu’une simple « crainte subjective ou réticence » et doit être traité comme tel. Toutefois, il n’est pas clair pour moi comment un diagnostic de dépression et d’anxiété démontre nécessairement et de façon déterminante que la demanderesse était incapable, pendant plus de vingt-cinq ans de mariage, de communiquer avec les autorités à quelque moment que ce soit. Il n’y avait aucun énoncé à cet effet dans le rapport, ni autre document dans la preuve présentée pour appuyer une telle demande.

[19]           Je voudrais aussi noter que la Cour a conclu que la SAR a droit à la déférence relativement à la façon dont elle pondère et examine les éléments de preuve. Cela est également vrai pour la pondération qu’elle accorde à la preuve d’expert, y compris les éléments de preuve non corroborés dans le rapport psychiatrique. Il revenait à la SAR de porter une attention particulière au rapport présenté puisqu’il est fondé sur une rencontre qui a eu lieu il y a près de 30 ans, une période pendant laquelle aucun autre rapport psychologique, ou preuve d’une consultation, n’a été présenté. Les décideurs peuvent valablement faire preuve de prudence lorsqu’ils se fient grandement sur une preuve d’expert non testée obtenue aux fins d’un litige (voir, par exemple, Czesak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1149, aux paragraphes 37 à 39; Molefe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 317, au paragraphe 31; et Moya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315, aux paragraphes 58 et 59).

[20]           Ceci étant dit, même si la SAR avait accordé au rapport psychiatrique l’importance que la demanderesse suggère comme étant raisonnable, je ne vois pas comment cela aurait changé le résultat, particulièrement à la lumière de la conclusion de la SAR, laquelle est fondée sur la preuve de la situation dans le pays que la protection de l’État pouvait raisonnablement lui être offerte. Comme il a été mentionné précédemment, je ne dispose d’aucun élément de preuve permettant d’établir que la dépression et l’anxiété empêcheraient nécessairement et automatiquement un demandeur de chercher à obtenir la protection de l’État pendant près de trois décennies. La SAR a droit à la déférence sur ce point.

III.             Conclusion

[21]           En somme, je ne conclus pas que la SAR a tiré une conclusion déraisonnable lors de son évaluation de la protection de l’État à la lumière du rapport psychiatrique. Bien qu’elle ait formulé des conclusions problématiques relativement au nombre peu élevé de questions posées par l’avocat au sujet du rapport et l’absence d’accommodement demandé lors de l’audience, je ne trouve pas que ces conclusions rendent la décision déraisonnable dans son ensemble. Le nœud du problème est que la SPR et la SAR ont toutes deux raisonnablement conclu que l’exigence de chercher à obtenir la protection de l’État n’a pas été satisfaite et que la demanderesse n’a pas démontré qu’elle était exempte de cette exigence, étant donné les facteurs contextuels entourant cette affaire. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a ni dépens ni questions certifiées.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

3.      Il n’y a aucune adjudication de dépens.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4851-15

 

INTITULÉ :

FIKRETE SHALA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Keith MacMillan

Pour la demanderesse

Tamrat Gebeyehu

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Keith MacMillan

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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