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Date : 20160511


Dossier : T-526-15

Référence : 2016 CF 527

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2016

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

PAUL RITCHIE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Paul Ritchie relativement à une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission ou la CCDP) datée du 10 mars 2015. La CCDP a rejeté la plainte relative aux droits de la personne présentée par M. Ritchie à l’encontre des Forces canadiennes (les FC), en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.

[2]               M. Ritchie s’est représenté lui-même à l’audience.

[3]               Pour rejeter la plainte de M. Ritchie, la CCDP s’est appuyée sur un rapport d’enquête préparé par Helen Gillespie, daté du 11 décembre 2014 (le rapport).

[4]               La Commission a examiné le rapport, de même que les observations de M. Ritchie et la réponse des FC au rapport, et a conclu que l’examen de la plainte, en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, n’était pas justifié. Par conséquent, la Commission a refusé de renvoyer la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal).

[5]               La présente demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission est rejetée pour les motifs qui suivent.

II.                Contexte entourant la plainte

[6]               M. Ritchie a joint les rangs des FC le 22 août 2008 et a suivi son instruction à l’École de génie naval à Halifax, en Nouvelle-Écosse. M. Ritchie prétend qu’en raison de son homosexualité, il a subi de la discrimination et n’a pas profité du même niveau de soutien que ses collègues. Il affirme qu’il a entendu son commandant dire à un lieutenant [traduction] « cela devrait faire taire le pédé » et que sa division a souvent recours au [traduction] « dénigrement des gais » pour rire. Un de ses collègues a entendu un lieutenant affirmer que [traduction] « certaines personnes ne sont tout simplement pas faites pour la vie militaire » en référence à M. Ritchie.

[7]               La discrimination se serait poursuivie jusqu’à ce que M. Ritchie cesse sa formation à l’École de génie naval en 2011. Les incidents suivants ont été soulignés :

                     En mai 2009, M. Ritchie s’est vu refuser la possibilité de passer des examens de « préembarquement ».

                     En septembre 2009, on lui a demandé d’assister à une audience de la Cour martiale en français à titre d’« escorte », mais M. Ritchie est anglophone et il affirme ne pas avoir été chargé d’aucune tâche officielle dans ce contexte.

                     Également en 2009, on lui a refusé une « permission » et il a eu de la difficulté à obtenir l’approbation de son congé annuel.

                     Dans un autre cas en 2009, son nom a été écarté d’une « note d’appréciation ».

                     M. Ritchie a passé l’été 2010 à l’École du génie naval, tandis que ses collègues travaillaient sur des navires.

                     En avril 2011, les collègues de M. Ritchie ont été libérés tôt pour la fin de semaine de Pâques, mais lui et un autre étudiant, également homosexuel, ont dû rester tard et se charger du « verrouillage du bâtiment ». Cette tâche est normalement confiée à une seule personne.

                     En 2011, M. Ritchie a été le seul étudiant à échouer à un cours spécialisé, et a donc été convoqué devant le Comité de révision de l’instruction (CRI) des FC. Le 2 février 2011, le Comité de révision de l’instruction a recommandé de mettre fin à l’instruction de M. Ritchie et de le réaffecter à une fonction moins multidisciplinaire. M. Ritchie a été officiellement retiré de son cours le 7 février 2011.

                     Après les délibérations du Comité de révision de l’instruction, on a découvert qu’on avait utilisé pour le cours le mauvais barème de correction. Le 15 septembre 2011, M. Ritchie a déposé un grief à l’interne. Le grief a été initialement rejeté le 27 mars 2012. M. Ritchie a retenu les services d’un avocat et a contesté cette décision, ce qui a mené à une seconde décision le 3 avril 2013. Le rejet a été cassé et le grief de M. Ritchie a été accueilli en partie.

[8]               Le 21 juin 2011, M. Ritchie a présenté une demande de libération volontaire en date du 8 juillet 2011. Le 27 juillet 2011, il a cherché à annuler sa libération volontaire. Le 3 août 2011, sa demande en vue d’annuler sa libération volontaire a été refusée. M. Ritchie a été libéré le 22 août 2012, quand sa période de service obligatoire a pris fin.

III.             Plainte à la Commission

[9]               Le 23 janvier 2012, M. Ritchie a déposé une plainte à la Commission affirmant qu’il avait fait l’objet de discrimination dans les FC en raison de son orientation sexuelle.

[10]           Le 16 août 2012, sa plainte a été renvoyée à un enquêteur; toutefois, peu de choses ont été faites en regard de sa plainte à cette étape.

[11]           Le 19 septembre 2014, Mme Gillespie (l’enquêteuse) a été chargée d’enquêter sur la plainte. Elle a commencé l’enquête le 29 septembre 2014. Durant son enquête, elle a interrogé M. Ritchie le 16 octobre 2014, le 29 octobre 2014, le 20 novembre 2014 et le 24 novembre 2014. Elle a également interrogé neuf autres personnes, y compris les officiers de M. Ritchie, ses instructeurs et un collègue de l’École de génie naval.

[12]           Le 11 décembre 2014, l’enquêteuse a remis son rapport. Dans ce rapport, elle recommandait que la Commission rejette la plainte. Elle a conclu que des explications raisonnables avaient été fournies concernant tous les cas de traitement différentiel, et que les incidents de harcèlement n’étaient [traduction] « pas très sérieux ».

[13]           La Commission a remis le rapport à M. Ritchie et aux FC le 11 décembre 2014. Chacune des parties a été invitée à fournir des observations en réponse (maximum de 10 pages).

[14]           Les FC, dans leur réponse du 19 décembre 2014, ont déclaré être d’accord avec la recommandation de l’enquêteuse.

[15]           Le 12 janvier 2015, M. Ritchie, par l’entremise de son avocat, a présenté une réponse de sept pages.

[16]           Ces observations en réponse ont été remises à l’autre partie, et chacune était autorisée à fournir des observations complémentaires (maximum de dix pages). Les FC ont déposé leurs observations complémentaires le 29 janvier 2015. M. Ritchie n’a pas déposé d’observations complémentaires. Le 4 février 2015, la CCDP a remis une copie des observations des FC du 29 janvier 2015 à l’avocat de M. Ritchie.

[17]           Le 10 mars 2015, la Commission a indiqué qu’elle avait examiné le rapport et les observations puis conclu qu’il n’était pas justifié de poursuivre l’enquête sur la plainte de M. Ritchie.

IV.             Questions préliminaires

[18]           Comme question préliminaire, le défendeur s’objecte aux documents déposés par M. Ritchie à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. Le défendeur demande que les parties suivantes du mémoire de M. Ritchie soient radiées : les paragraphes 18, 19, 34 et 49; la première ligne des paragraphes 26, 52, 54, 68, 77, 102 et 109; les deux premières lignes des paragraphes 22, 27, 71 et 74; la deuxième ligne du paragraphe 82; les dernières lignes des paragraphes 20 et 70. Le défendeur maintient que ces parties du mémoire du demandeur contiennent des allégations de fait non appuyées par la preuve par affidavit ou par tout autre élément de preuve documentaire au dossier. Je suis d’accord avec le défendeur. Ces parties du mémoire n’ont pas été prises en considération aux fins du présent contrôle judiciaire.

[19]           En ce qui concerne l’affidavit de M. Ritchie du 27 juillet 2015, le défendeur demande que les pièces qui ne faisaient pas partie du dossier de la Commission relatif à l’article 318 des Règles ou du dossier complémentaire soient écartées, puisqu’elles ne faisaient pas partie du dossier présenté à la Commission et outrepassent la portée du présent contrôle judiciaire. En particulier, le défendeur souligne que certaines des pièces sont postérieures à la décision, notamment les pièces 2A, 6D, 7C, 7D et une portion de la pièce 8A.

[20]           M. Ritchie affirme que ces renseignements sont pertinents et qu’ils auraient dû être pris en considération par l’enquêteuse et qu’ils auraient donc dû faire partie du dossier.

[21]            À certaines occasions, comme lorsque certaines questions d’équité procédurale sont soulevées, il est possible de prendre en considération des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés auparavant au décideur : Gagliano c. Canada (Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires), 2006 CF 720, au paragraphe 50. Dans l’affaire qui nous occupe, même si M. Ritchie soulève des questions d’équité procédurale, les éléments de preuve complémentaires qu’il a soumis n’appuient pas ses allégations de partialité ou d’injustice de la part de l’enquêteuse.

[22]           Le volumineux dossier dans cette affaire contient les documents sur lesquels s’est appuyée l’enquêteuse. Il contient aussi des documents que M. Ritchie a obtenus des FC et en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, de même que des renseignements additionnels qu’il a fournis, en bonne partie des politiques et des procédures des FC.

[23]           M. Ritchie cherche à faire inclure ces renseignements additionnels puisqu’il faut, affirme-t-il, fournir le contexte entourant sa plainte. Je ne suis pas d’accord. À mon avis, M. Ritchie a eu amplement l’occasion de présenter à l’enquêteuse et à la Commission les renseignements nécessaires au moment approprié. Ces éléments de preuve additionnels ne sont pas pertinents dans le contexte des questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission et, par conséquent, ils n’ont pas été pris en considération.

[24]           Conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, le défendeur demande également que l’intitulé de la cause soit corrigé afin d’enlever toute référence au ministre de la Défense nationale et aux FC.

[25]           La demande du défendeur est accueillie et l’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

V.                Questions en litige

[26]           M. Ritchie a soulevé un certain nombre de questions que je résumerais ainsi :

                    i)                        Est-ce que des erreurs dans le rapport rendent déraisonnable la décision de la Commission?

                  ii)                        M. Ritchie a-t-il été privé de l’équité procédurale?

                iii)                        Est-ce que l’enquêteuse a été partiale?

VI.             Norme de contrôle

[27]           La norme de contrôle fait référence à la méthode qu’utilise la Cour quand elle doit examiner si la décision de la Commission contient des erreurs susceptibles de révision. Un contrôle judiciaire n’est pas une nouvelle audience des faits et de la preuve sur lesquels s’est appuyé M. Ritchie pour soutenir ses allégations de harcèlement et de discrimination. Le rôle de la Cour se limite plutôt à examiner la décision de la CCDP et le dossier constituant le fondement de la décision, ainsi qu’à déterminer si le processus a été juste pour M. Ritchie et si la décision à laquelle en est venue la Commission était raisonnable.

[28]           La décision prise par la Commission de rejeter la plainte de M. Ritchie est une question mixte de fait et de droit et elle doit être évaluée en fonction de la norme de la décision raisonnable : Dupuis c. Canada (Procureur général), 2010 CF 511, aux paragraphes 9 et 10 [Dupuis]. Cette norme comporte un degré élevé de retenue : Rabah c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1234, au paragraphe 9.

[29]           Une décision raisonnable est une décision qui est justifiable, transparente et intelligible, et qui appartient aux issues possibles et acceptables : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[30]           Lorsqu’elle examine une décision administrative, une cour tient compte à la fois de l’issue à laquelle est arrivé le décideur et des motifs de cette issue. La Cour suprême du Canada l’explique très bien dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à l’ensemble des arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, Local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association et al., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[31]           Les questions d’équité procédurale [questions ii) et iii) ci-dessus] doivent être examinées en fonction de la norme de la décision correcte : Dupuis, au paragraphe 11.

VII.          Analyse

A.                Est-ce que des erreurs dans le rapport rendent déraisonnable la décision de la Commission?

[32]           M. Ritchie souligne un certain nombre de conclusions erronées sur les faits dans le rapport, notamment :

a)                  L’enquêteuse omet de mentionner le second grief qu’il a déposé auprès des FC.

b)                  Son second grief a été accueilli relativement à la question de la correction de l’examen, mais ce fait n’est pas mentionné par l’enquêteuse.

c)                  L’enquêteuse indique à tort qu’il a échoué au cours.

d)                 L’enquêteuse indique à tort qu’il est passé devant un second [traduction] « jury d’examen oral ».

e)                  L’enquêteuse indique à tort qu’il a démissionné des FC alors qu’il a en fait été libéré.

[33]           M. Ritchie affirme que ces erreurs montrent que l’enquêteuse n’a pas compris la vraie nature de sa plainte de harcèlement et que dans certains cas, elle a omis d’examiner certains aspects de sa plainte. Il maintient que l’enquêteuse n’a pas pris le temps de comprendre les procédures internes des FC, et que son manque de compréhension des FC l’a amenée à se méprendre sur des parties importantes de sa plainte et sur les renseignements ou le manque de renseignements (comme l’absence de notes divisionnaires régulières) fournis par les FC.

[34]           M. Ritchie conteste également le fait que l’enquêteuse ait pris les [traduction] « déclarations » des personnes qu’elle a interrogées et les ait acceptées comme étant [traduction] « la vérité » sans comparer les renseignements fournis avec la preuve documentaire qui, selon M. Ritchie, contredit les déclarations faites. Ce manque de contre‑vérification a également, selon M. Ritchie, nui à sa capacité de répondre de manière significative au rapport.

[35]           La juge Kane a souligné dans la décision Alkoka c. Canada (Procureur général), 2013 CF 1102, quel est le rôle de la Commission lorsqu’elle reçoit un rapport d’enquête, dans les mots qui suivent :

[40]      Dans la récente décision Syndicat canadien des employés de la fonction publique (division du transport aérien) c Air Canada, 2013 CF 184, au paragraphe 60, [2013] ACF no 230 [SCEFP], la juge Mactavish a traité de la norme de contrôle et résumé tous les principes applicables aux enquêtes de la Commission. Comme ces principes intéressent précisément les questions soulevées en l’espèce et renvoient à la jurisprudence citée par le demandeur et le défendeur, je les ai reproduits ci‑après :

[60]      Le rôle de la Commission canadienne des droits de la personne a été examiné par la Cour suprême du Canada dans Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] A.C.S. no 115, [1996] 3 R.C.S. 854. Dans cet arrêt, la Cour a fait observer que la Commission n’était pas un organisme décisionnel et que c’était au Tribunal canadien des droits de la personne qu’il revenait de trancher les plaintes en matière de droits de la personne.

[61]      La Commission exerce plutôt des fonctions d’administration et d’examen préalables. Son rôle consiste « à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante » (arrêt Cooper, précité, au paragraphe 53; voir également Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1989] A.C.S. no 103, [1989] 2 R.C.S. 879 [SEPQA]).

[62]      La Commission dispose d’un large pouvoir discrétionnaire qui lui permet de décider si, « compte tenu des circonstances relatives à la plainte », la poursuite de l’enquête est justifiée (Halifax (Regional Municipality) c. NouvelleÉcosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, aux paragraphes 26 et 46; Mercier c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3, [1994] 3 A.C.F. no 361 (C.A.F.).

[63]      D’ailleurs, dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113, [1998] A.C.F. no 1609 [Bell Canada], la Cour d’appel fédérale a fait observer que « [l]a Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête » (au paragraphe 38).

[36]           Même si l’enquêteuse peut avoir fait des erreurs dans son rapport d’enquête, le rapport et la décision de la Commission sont néanmoins examinés conformément aux pouvoirs mentionnés plus haut et en reconnaissance de la fonction d’examen préalable de la Commission. Dans ce contexte, la Commission jouit d’une large latitude dans son évaluation des conclusions et des recommandations contenues dans un rapport d’enquête. La Commission a droit à une marge de manœuvre assez vaste en raison de la tâche qui lui est confiée, qui exige que cette dernière se fonde sur des considérations factuelles et politiques : Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, aux paragraphes 41 et 45; Dunsmuir, au paragraphe 47.

[37]           L’enquête sous-jacente et le rapport d’enquête qui en résulte doivent être neutres et rigoureux, mais la perfection n’est pas la norme. Dans la décision Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne) (1994), 73 FTR 161 (1re inst.) ou [1994] 2 RCF 574 [Slattery], la Cour fédérale aborde la question de ce qui détermine la rigueur d’une enquête et d’un rapport d’enquête. D’abord, le rapport d’enquête doit informer le plaignant de l’essentiel de la défense qu’il doit présenter, de manière qu’il puisse fournir des observations valables en réponse à la Commission. Deuxièmement, comme l’a observé le juge Nadon dans Slattery, le rapport d’enquête et les observations en réponse doivent fournir à la Commission un fondement adéquat lui permettant de décider s’il faut renvoyer ou non la plainte au Tribunal. La première question concerne l’équité. Le deuxième a trait au caractère raisonnable de la décision de la Commission.

[38]           La rigueur d’un rapport doit être équilibrée avec les intérêts de l’efficacité du système sur le plan administratif, de même qu’avec les contraintes pratiques de temps et de coût : Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 113, au paragraphe 39. Un plaignant ne doit pas s’attendre à une enquête parfaite ni à un rapport d’enquête parfait.

[39]           La possibilité de répondre devant la Commission, qui doit décider s’il faut renvoyer ou non la plainte au Tribunal, offre une protection contre les erreurs dans un rapport d’enquête. Fait important, les parties ont la possibilité de corriger des erreurs ou des omissions dans un rapport d’enquête en fournissant des observations complémentaires. Un contrôle judiciaire n’est justifié que lorsque les plaignants ne peuvent corriger de telles erreurs : Slattery, aux paragraphes 56 et 57.

[40]           Ici, l’enquêteuse examine chacun des incidents signalés et indique quels renseignements factuels elle a pris en considération. À certaines occasions, elle a conclu que M. Ritchie avait été traité différemment des autres membres des FC. Elle a alors poussé l’analyse plus loin afin de déterminer si le traitement différentiel était lié à l’orientation sexuelle de M. Ritchie. Il est évident que M. Ritchie n’est pas satisfait du rapport ou de la décision de la Commission. Toutefois, je conclus que le rapport fournit l’analyse et les explications nécessaires pour recommander en bout de ligne que la plainte soit rejetée.

[41]           Pour ce qui est de la Commission, avant de rendre sa décision, elle avait en main, en plus du rapport, les observations complémentaires de M. Ritchie et des FC. Ainsi, lorsque l’on regarde la décision de la Commission dans le contexte du dossier et du rapport, la décision de la Commission de rejeter la plainte est raisonnable.

B.                 Les droits de M. Ritchie en matière d’équité procédurale ont-ils été respectés?

[42]           L’équité obligeait la Commission à informer M. Ritchie de la défense qu’il devait présenter. Il devait être informé de la recommandation de l’enquêteuse et de la position adoptée par les FC en réponse, et il devait avoir la possibilité de présenter sa réponse. Les arguments auxquels le demandeur doit répondre se trouvent dans le rapport : Khapar c. Air Canada, 2014 CF 138, aux paragraphes 52 et 56.

[43]           Le rôle non décisionnel de la Commission est un facteur à prendre en considération dans la présente analyse. Dans la décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Casler, 2015 CF 704 [CN], au paragraphe 29, la Cour a souligné que le rôle de la Commission est de déterminer si la preuve est suffisante pour renvoyer la plainte au Tribunal. Après la publication du rapport d’enquête, l’objectif des observations complémentaires des parties n’est pas de commenter à nouveau le fond de la plainte, mais de répondre à la recommandation de l’enquêteuse et aux conclusions sous-jacentes. En administrant ce processus, la Commission est autorisée à prescrire des procédures afin de préserver un système qui fonctionne et qui soit efficace sur le plan administratif, ce qui inclut fixer une limite de pages pour les réponses : Phipps c. Canada Post Corporation, 2015 CF 1080 [Phipps], au paragraphe 43, citant Syndicat canadien des employés de la fonction publique (division du transport aérien) c. Air Canada, 2013 CF 184, au paragraphe 67.

[44]           M. Ritchie affirme qu’il a été privé d’une juste possibilité de répondre au rapport en raison de la limite de pages (dix pages) imposée par la Commission. La Cour a précédemment conclu qu’une limite de pages pour les observations complémentaires ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale, à condition que la limite soit appliquée de manière égale aux parties concernées : Phipps, aux paragraphes 43 et 44; CN, au paragraphe 29.

[45]           Ici, M. Ritchie et les FC ont été contraints de fournir une réponse de dix pages au maximum. Par conséquent, M. Ritchie ne peut prouver comment une limite de dix pages était non équitable pour lui seul.

[46]           M. Ritchie affirme également qu’on ne lui a pas remis personnellement une copie des observations des FC et de leurs observations complémentaires à la suite de la divulgation du rapport. Toutefois, il reconnaît que les observations ont été envoyées au bureau de son avocat. Dans les circonstances, et étant donné que ses propres observations en réponse ont été envoyées à partir du bureau de son avocat, il était juste et raisonnable pour la Commission d’acheminer les observations à son avocat et de penser que son avocat les lui ferait parvenir. Ainsi, sur cette question particulière, il n’a pu prouver un manquement à l’équité procédurale susceptible de contrôle.

[47]           Avant que la Commission rende sa décision, M. Ritchie a eu la possibilité de commenter le rapport dans lequel on recommandait le rejet de sa plainte, et de commenter les observations présentées par les FC. Quand on lui en a offert la possibilité la première fois, M. Ritchie a chargé son avocat de préparer une lettre, laquelle comportait une réponse de sept pages qu’il avait préparée, mais la deuxième fois, il a choisi de ne pas répondre. C’était son choix. Cependant, il ne peut maintenant se plaindre qu’il a été privé de la possibilité de répondre, alors qu’en fait il a eu la possibilité de le faire, en deux occasions distinctes. Il ne peut non plus affirmer qu’il ne savait pas quelle défense il devait présenter, puisqu’il était clair que le rapport d’enquête recommandait le rejet de sa plainte.

[48]           Il n’y a pas eu de manquement aux droits de M. Ritchie en matière d’équité procédurale.

C.                 Est-ce que l’enquêteuse a été partiale?

[49]           M. Ritchie soutient que l’enquêteuse a été partiale dans son enquête. Il fait référence à la première page du rapport où l’enquêteuse souligne que son rôle n’est pas de [traduction] « déterminer si de la discrimination a effectivement eu lieu ». M. Ritchie affirme que c’est précisément ce que fait l’enquêteuse, comme le prouvent les en-têtes utilisés tout au long de son rapport. Par exemple, il souligne que l’enquêteuse a présenté ses conclusions avec des en-têtes comme [traduction] « Le plaignant a-t-il été traité différemment parce qu’il était gai » et « Le plaignant a-t-il été traité différemment en raison de son orientation sexuelle ».

[50]           Une allégation de partialité est une allégation sérieuse, et il revient à M. Ritchie de prouver la partialité de l’enquêteuse ou de la Commission. La partialité peut être réelle ou appréhendée et il revient à la partie qui soulève l’allégation de prouver qu’une personne raisonnable bien renseignée en viendrait à la conclusion que l’enquêteur favorise une partie ou une issue, pour des motifs de préjudice, de partialité ou d’esprit fermé : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484, au paragraphe 111. Un simple soupçon de partialité ne suffira pas.

[51]           Dans la présente affaire, il est clair que M. Ritchie a des soupçons de partialité, mais il n’a fait état d’aucun élément de preuve ou d’incident durant l’enquête qui pourrait mener à une conclusion de partialité. Il conteste le fait que l’enquêteuse fait référence à certaines questions comme étant des [traduction] « allégations », mais cet argument à lui seul ne montre aucune partialité et ne prouve pas l’esprit fermé de l’enquêteuse. Le fait qu’elle a utilisé les en-têtes mentionnés plus haut dans son rapport n’établit pas non plus l’existence d’une partialité. En outre, le fait que l’enquêteuse n’a pas interrogé toutes les personnes nommées par M. Ritchie ne signifie pas qu’elle a adopté un esprit fermé dans sa façon d’aborder la plainte. Comme le confirme la jurisprudence mentionnée plus haut, M. Ritchie ne doit pas s’attendre à une enquête parfaite, et l’efficacité administrative est un facteur à considérer dans l’enquête.

[52]           Eu égard au seuil élevé nécessaire pour constater l’existence d’une partialité, en particulier dans le contexte non décisionnel d’une enquête de la Commission, je suis d’avis qu’une personne raisonnable bien renseignée ne pourrait déterminer l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part de l’enquêteuse ou de la Commission.

[53]           M. Ritchie n’a pas établi l’existence d’une partialité de la part de l’enquêteuse ou de la Commission.

VIII.       Résumé

[54]           Pour les motifs établis ci-dessus, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée. Même si M. Ritchie n’est pas d’accord avec les conclusions de l’enquêteuse ou la décision de la Commission ne pas renvoyer l’affaire au Tribunal, il n’a pas établi l’existence d’un manquement à l’équité procédurale et je conclus que la décision est raisonnable.

[55]           Dans les circonstances, je m’abstiens d’accorder des dépens à l’encontre de M. Ritchie.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucuns dépens ne sont accordés.

3.                  L’intitulé doit être modifié de manière à ne nommer que le Procureur général du Canada comme défendeur.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-526-15

 

INTITULÉ :

PAUL RITCHIE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mars 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Paul Ritchie

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Melissa Chan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour le défendeur

 

 

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