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Date : 20160530


Dossier : IMM-3876-15

Référence : 2016 CF 592

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2016

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

EROL CAKIR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I.                   INTRODUCTION

[1]               M. Erol Cakir (le « demandeur ») sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « SAR ») par laquelle la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « SPR ») refusant sa demande d’asile a été confirmée.

II.                CONTEXTE

[2]               Le demandeur est citoyen de la Turquie. Sa demande d’asile est fondée sur l’article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la « Loi »), sur la religion, soit son désir d’abandonner l’islam pour se convertir au christianisme. Le demandeur a également prétendu être exposé à un risque de persécution en raison de ses activités politiques, soit sa participation à des manifestations à Gezi Park qui ont entraîné sa détention. Il a également affirmé qu’il avait été maltraité par des matelots avec lesquels il travaillait à bord d’un navire en raison de son intérêt pour le christianisme.

[3]               La SPR a rejeté ses prétentions parce qu’elle a estimé que le demandeur n’était pas crédible.

[4]               En présentant son appel à la SAR, le demandeur a produit de nouveaux éléments de preuve et a demandé une audience, au titre du paragraphe 110(6) de la Loi, si la SAR avait des préoccupations relatives à sa crédibilité.

[5]               Les nouveaux éléments de preuve que le demandeur a cherché à présenter à la SAR consistaient en deux articles de journaux concernant les interventions de la police en Turquie à la suite de manifestations publiques. Dans sa décision, la SAR fait référence à ces articles comme des articles ayant été publiés sur Internet le 11 juillet 2013 et le 12 juillet 2013. Le premier article est intitulé [traduction] « La police intervient à Ankara lors d’une nouvelle attaque à la machette sur des manifestants » et le second est intitulé « La police charge les manifestants protestant contre la mort d’un manifestant de 19 ans de Gezi en Turquie ».

[6]               La SAR a estimé qu’aucun de ces articles ne constituait un « nouvel élément de preuve » au sens du paragraphe 110(4) de la Loi et a déclaré ce qui suit au paragraphe 15 :

[traduction] Les nouveaux éléments de preuve proposés par l’appelant ne satisfont pas aux critères du paragraphe 110(4) de la LIPR. Ils ne représentent pas des faits survenus après le rejet de sa demande. Il n’a pas établi qu’ils ne lui étaient pas accessibles pour les présenter à la SPR. La transcription de l’instance de la SPR établit qu’il pouvait normalement, dans les circonstances, produire ces documents à la SPR à l’appui de sa demande d’asile.

[7]               Étant donné que la SAR n’a pas permis au demandeur de présenter les nouveaux éléments de preuve proposés, la demande d’audience avec comparution a été refusée.

[8]               Après l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire le 3 février 2016, la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision répertoriée comme Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Singh, 2016 CAF 96. Conformément à une directive émise le 1er avril 2016, les parties ont eu l’occasion de présenter des observations sur l’application de cette décision à la présente affaire. Le demandeur a déposé des observations le 11 avril 2016. Le défendeur a déposé des observations le 21 avril 2016.

III.             OBSERVATIONS

A.                Observations du demandeur

[9]               Le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre les deux articles en preuve. Il soutient que la SAR n’a pas interprété le paragraphe 110(4) avec la « flexibilité » nécessaire pour garantir un recours équitable. Il soutient que le texte législatif édicté au paragraphe 110(4) permet à la SAR de prendre en compte un large éventail de circonstances pour décider si l’élément de preuve proposé constitue un « nouvel élément de preuve ».

[10]           Le demandeur fait valoir que dans les circonstances de l’affaire, on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il présente les deux articles au moment où sa demande a été rejetée puisque les articles ont été présentés en réponse à l’interprétation de la SPR d’un rapport d’Amnesty International. Les deux articles contredisent la conclusion défavorable relative à la crédibilité de la SPR parce qu’ils corroborent le témoignage du demandeur voulant que la police ait utilisé des gaz lacrymogènes contre les manifestants lors des manifestations de Gezi Park.

[11]           À titre subsidiaire, le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en omettant d’examiner si le fait de rejeter les nouveaux éléments de preuve aurait une incidence sur ses droits protégés en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi sur le Canada, 1982 (R.-U.), ch. 11 (la « Charte »). Il fait valoir que la SAR doit exercer son pouvoir discrétionnaire visé au paragraphe 110(4) d’une manière conforme à la Charte; voir la décision Loyola High School c. Québec (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 613.

[12]           Le demandeur fait valoir que ses droits reconnus à l’article 7 ont été mis en jeu en raison des risques graves pour sa vie et de l’importance de la décision de la SPR relative à la crédibilité pour le succès de sa demande d’asile.

[13]           Le demandeur fait également valoir que la SAR a commis une erreur en omettant d’effectuer une évaluation indépendante de la preuve, notamment des éléments de preuve relatifs à la date de sa conversion au christianisme.

[14]           Dans ses observations datées du 11 avril 2016, le demandeur fait valoir que la décision de la Cour d’appel dans l’arrêt Singh, précité, décision selon laquelle la SAR possédait un pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle applique les conditions du paragraphe 110(4). Le demandeur s’appuie sur la décision de la Cour d’appel selon laquelle la preuve nouvelle n’a pas à être déterminante en soi quant à l’appel; voir Singh, précité, au paragraphe 47.

[15]           Le demandeur reconnaît que son argument voulant que la SAR ait l’obligation de prendre en considération les droits que lui reconnaît l’article 7 en prenant la décision d’accepter ou de rejeter ses nouveaux éléments de preuve, a apparemment été rejeté dans l’arrêt Singh, précité. Il fait toutefois remarquer que la constitutionnalité du paragraphe 110(4) n’a pas été contestée dans cette affaire et fait valoir que la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Singh, précité, ne s’applique pas dans son cas.

B.                 Observations du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

[16]           Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le « défendeur ») soutient que l’interprétation et l’application du paragraphe 110(4) par la SAR étaient raisonnables. Le défendeur fait valoir que la SAR a examiné si la preuve aurait pu être produite devant la SPR et a raisonnablement conclu qu’elle aurait pu l’être.

[17]           Le défendeur soutient que le refus de la SAR d’accepter les nouveaux éléments de preuve n’était pas déterminant quant à l’appel du demandeur puisque ces nouveaux éléments de preuve portaient seulement sur la crédibilité du demandeur concernant un incident, soit l’usage de gaz lacrymogènes le jour où il a participé au mouvement de protestation. Il fait valoir que la SAR a raisonnablement tiré plusieurs autres conclusions défavorables quant à la crédibilité.

[18]           Le défendeur soutient également que, bien qu’il convienne que la SAR fasse preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité, elle a manifestement entrepris sa propre appréciation de la preuve; voir Huruglica c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2014] 4 R.C.F. 811.

[19]           Le défendeur affirme, dans ses observations supplémentaires datées du 21 avril 2016, que l’arrêt Singh, précité, est utile en l’espèce. Il fait valoir, en se fondant sur les paragraphes 35 et 63 de Singh, précité, que le paragraphe 110(4) doit être interprété de façon restrictive et ne laisse aucune discrétion à la SAR pour admettre de nouveaux éléments de preuve. Il soutient que le demandeur tente de compléter un dossier déficient, ce qui n’est pas permis, comme la Cour d’appel l’a confirmé dans l’arrêt Singh, précité, au paragraphe 54.

[20]           En réponse aux observations du demandeur concernant l’application de la Charte à l’interprétation de la SAR du paragraphe 110(4), le défendeur soutient que la Cour d’appel a rejeté cet argument dans l’arrêt Singh, précité, aux paragraphes 62 et 63. Il reconnaît que les décisions dans Doré c. Barreau du Québec, [2012] 1 R.C.S. 395 et Loyola High School, précité, ont établi que les décideurs administratifs doivent soupeser les valeurs de la Charte dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire.

[21]           Le défendeur soutient que, puisque la Cour d’appel fédérale a conclu que le paragraphe 110(4) ne laisse place « à aucune discrétion de la part de la SAR », Doré ne s’applique pas de la manière proposée par le demandeur; voir Singh, précité, au paragraphe 35.

IV.             DISCUSSION

[22]           L’interprétation qu’a faite la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR était soumise à la norme de la raisonnabilité; voir Singh, précité, au paragraphe 29.

[23]           Le paragraphe 110(4) de la Loi stipule ce qui suit :

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[24]           La Cour d’appel fédérale a récemment examiné l’interprétation du paragraphe 110 (4) de la loi dans l’arrêt Singh, précité. Je suis lié par cette interprétation. Je fais référence à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Allergan Inc. et al. c. Canada (Ministre de la Santé) et al. (2012), 440 N.R. 269, au paragraphe 43 : « Selon le stare decisis, le juge doit suivre l’enseignement des décisions rendues par les tribunaux supérieurs. »

[25]           À mon avis, la SAR a raisonnablement conclu que les nouveaux éléments de preuve proposés ne satisfaisaient pas aux critères énoncés au paragraphe 110(4). La Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Singh, précité, a déclaré au paragraphe 49 que l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), (2007), 289 D.L.R. (4th) 675 (C.A.F.) s’applique à l’examen d’une « nouvelle preuve » :

Sous réserve de cette adaptation nécessaire, je suis donc d’avis que les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza trouvent également application dans le cadre du paragraphe 110(4). Pour les raisons explicitées plus haut, on ne m’a pas convaincu que le rôle différent de l’ERAR et de la SAR ainsi que le statut distinct des personnes appelées à exercer ces fonctions suffisent pour écarter la présomption voulant que le législateur entendait s’en remettre à l’interprétation qu’ont faite les tribunaux d’un texte législatif lorsqu’il choisit d’en reprendre les éléments essentiels dans une autre disposition. Non seulement les exigences mentionnées dans l’arrêt Raza vont-elles de soi et ont-elles largement été appliquées par les tribunaux dans une foule de contextes juridiques, mais il y a au surplus de très bonnes raisons qui expliquent pourquoi le législateur préconiserait une approche restrictive quant à l’admissibilité de nouvelles preuves en appel.

[26]           Dans l’arrêt Raza, précité, la Cour d’appel a ciblé, au paragraphe 13, les facteurs concernant la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel.

[27]           Le seuil d’admissibilité de nouveaux éléments de preuve à la SAR est élevé et la règle de base est à l’effet que la SAR « procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR »; voir Singh, précité au paragraphe 51.

[28]           La SAR dans le cas présent a examiné si l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que le demandeur, dans les circonstances, produise les deux articles devant la SPR. À mon avis, la SAR a raisonnablement conclu que le demandeur était conscient, après la première séance de son audience de la SPR, qu’il y avait un manque d’éléments de preuve objectifs à l’appui de sa demande et qu’il aurait pu présenter les articles à la SPR.

[29]           Je suis en désaccord avec les prétentions du demandeur selon lesquelles l’analyse dans Doré, précité, s’applique à l’interprétation de la SAR du paragraphe 110(4). La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Singh, précité, a rejeté cet argument pour plusieurs raisons. La Cour d’appel fédérale a conclu que la décision de la SAR de ne pas admettre de nouveaux éléments de preuve n’a pas mis en jeu les principes de justice fondamentale ou eu quelque autre incidence sur les valeurs enchâssées dans la Charte; voir Singh, précité, aux paragraphes 57 à 61.

[30]           La Cour d’appel a également estimé que l’arrêt Doré révèle que l’obligation pour un décideur administratif d’appliquer les valeurs consacrées par la Charte ne prend naissance que dans l’hypothèse où il exerce un pouvoir discrétionnaire; voir Singh, précité au paragraphe 62. La Cour a ensuite conclu que le paragraphe 110(4) ne confère aucune discrétion à la SAR quant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve; voir Singh, précité au paragraphe 63.

[31]           Le demandeur, dans la présente instance, n’a pas contesté la constitutionnalité du paragraphe 110(4). Je remarque que le paragraphe 110(4) sous-tend que le texte législatif édicté respecte les normes constitutionnelles, y compris les droits et libertés consacrés par la Charte; voir Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 RCS 248, au paragraphe 35.

[32]           Finalement, je ne suis pas convaincu que la SAR ait erré dans son évaluation des nouveaux éléments de preuve. Les conclusions défavorables cumulatives de la SAR quant à la crédibilité appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard du dossier dont elle a été saisie.

[33]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[34]           Le demandeur a proposé les questions à certifier suivantes :

Lorsque la Section d’appel des réfugiés évalue si l’appelant aurait normalement pu, eu égard aux circonstances, présenter les éléments de preuve en question au moment du rejet de sa demande par la Section de protection des réfugiés, est-ce que la Section d’appel des réfugiés doit prendre en considération la question de savoir si l’appelant aurait raisonnablement pu prévoir les préoccupations de la Section de protection des réfugiés au moment de l’audience?

L’admissibilité de nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4) comporte-t-elle l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la SAR? Dans l’affirmative, ce pouvoir discrétionnaire permet‑il à la SAR d’admettre de nouveaux éléments de preuve qui ne répondent pas au critère prévu par le paragraphe 110(4) et cette admission entraîne-t-elle une prise en compte des valeurs consacrées par la Charte?

[35]           Le défendeur, dans une lettre datée du 24 février 2016, s’oppose à la certification des deux questions proposées par le demandeur.

[36]           La Cour d’appel fédérale a énoncé le critère relatif à la certification d’une question dans l’arrêt Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 318 NR 365 (C.A.F.); il doit s’agir d’une « question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel ».

[37]           À mon avis, les questions proposées par le demandeur ne répondent pas au critère relatif à la certification, et aucune question ne pourra être certifiée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, et aucune question n’est à certifier.

« E. Heneghan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3876-15

 

INTITULÉ :

EROL CAKIR c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 février 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Heneghan

 

DATE :

Le 30 mai 2016

COMPARUTIONS :

Clarissa Waldman

Pour le demandeur

 

Nur Muhammad-Ally

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

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