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Date : 20160610


Dossier : IMM-2632-15

Référence : 2016 CF 650

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2016

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

ABDULAZIZ ISMAIL

(AUSSI CONNU SOUS LE NOM DE ABDULAZIZ MOHAMED ISMAIL)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               M. Abdulaziz Ismail a présenté une demande d’asile au Canada fondée sur sa crainte de persécution dans sa Somalie natale, principalement par le groupe militant Al-Shabaab. M. Ismail a décrit de nombreux incidents dans lesquels lui-même, des membres de sa famille, et d’autres avaient été agressés, harcelés, menacés ou tués par des membres d’Al-Shabaab.

[2]               Un groupe d’experts de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile de M. Ismail pour le motif que la situation en Somalie s’est améliorée depuis que M. Ismail a quitté le pays en 2008. Plus particulièrement, des musulmans soufis, comme M. Ismail, avaient été attaqués par Al-Shabaab dans le passé, mais aucune violence récente n’a été signalée. De même, il est connu qu’Al-Shabaab recrute des membres de force, mais il vise principalement les enfants; M. Ismail atteint maintenant la fin de la vingtaine. En conséquence, la SAR a conclu que la crainte de persécution de M. Ismail n’était pas objectivement bien fondée. En outre, la SAR a conclu que les craintes de M. Ismail tirent leur origine des conditions générales en Somalie; M. Ismail n’était pas personnellement visé.

[3]               Enfin, la SAR a également conclu que l’exception que l’on appelle les « raisons impérieuses » ne pouvait s’appliquer au bénéfice de M. Ismail; cette exception s’applique lorsqu’une personne a subi un grave niveau de persécution dans le passé, persécution qui s’est par la suite dissipée en raison de changements de la situation dans le pays. La SAR a conclu que les expériences de M. Ismail n’avaient pas atteint le degré de gravité requis.

[4]               M. Ismail soutient que la SAR a commis une erreur dans l’analyse de sa demande, à la fois en appliquant une norme juridique erronée, et en arrivant à une conclusion déraisonnable à l’égard de la preuve. Il maintient également que l’appréciation de la SAR de l’exception relative aux raisons impérieuses était déraisonnable. Il me demande d’annuler la décision de la SAR et d’ordonner que son affaire soit réexaminée par un autre tribunal.

[5]               Je suis d’accord avec M. Ismail que les conclusions de la SAR sur le bien-fondé de sa demande et sur la question des raisons impérieuses étaient déraisonnables. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Deux questions sont soulevées :

1.      La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation du bien-fondé de la demande d’asile de M. Ismail?

2.      La SAR a-t-elle conclu de façon déraisonnable que l’exception relative aux raisons impérieuses ne pouvait s’appliquer au bénéfice de M. Ismail?

II.                Question 1 : La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation du bien-fondé de la demande d’asile de M. Ismail?

[6]               M. Ismail soutient que la SAR a erré dans l’évaluation de trois éléments de sa demande – la persécution en tant que musulman soufi, le risque de recrutement forcé par Al-Shabaab et la persécution en tant que membre d’un groupe minoritaire.

[7]               Le ministre soutient que les conclusions de la SAR étaient toutes fondées en droit et raisonnables au regard des éléments de preuve produits. Je ne suis pas d’accord. À mon avis, les conclusions de la SAR sur les risques auxquels M. Ismail est exposé en tant que membre d’un groupe minoritaire et en tant que cible potentielle des efforts de recrutement d’Al-Shabaab étaient toutes deux déraisonnables. Je limiterai mon analyse à ces deux composantes de la décision de la SAR.

[8]               La SAR a accepté que la violence entre les différents clans constitue un problème récurrent en Somalie, notamment à Mogadiscio, ville natale de M. Ismail. La SAR a conclu que le risque de violence entre ces clans était généralisé et ne le visait pas particulièrement. La SAR a cependant omis de déterminer si le manque de soutien familial et du clan auquel il appartenait à Mogadiscio présentait un risque de persécution auquel il était personnellement exposé. La SAR a fait allusion à l’absence de soutien familial comme un facteur, mais a omis de procéder à une analyse de la question en tenant compte de la preuve documentaire.

[9]               Quant à la menace de recrutement forcé, la SAR a conclu qu’Al-Shabaab cible principalement les enfants. Elle a donc conclu que M. Ismail n’était pas en danger parce qu’il avait alors 26 ans. À mon avis et en m’appuyant sur cet élément de preuve, j’estime qu’il subsiste une possibilité que M. Ismail soit recruté de force. La SAR aurait dû examiner si cette possibilité constituait une probabilité raisonnable de persécution, ce qui porterait à considérer M. Ismail comme un réfugié.

[10]           Par conséquent, j’estime que la décision de la SAR n’appartenait pas aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit. Elle était donc déraisonnable.

III.             Question 2 – La conclusion de la SAR voulant que l’exception relative aux raisons impérieuses ne pouvait s’appliquer au bénéfice de M. Ismail était-elle déraisonnable?

[11]           La SAR a conclu que l’exception relative aux raisons impérieuses ne pouvait s’appliquer au bénéfice de M. Ismail parce qu’il n’avait en fait jamais été reconnu comme un réfugié. Par conséquent, l’exception ne s’appliquait pas à lui. La SAR a en outre conclu que les mauvais traitements subis par M. Ismail ne constituaient pas de la persécution « atroce et épouvantable ».

[12]            En général, une personne n’est pas admissible au statut de réfugié si les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus (alinéa 108(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (LIPR) – Voir les dispositions citées en annexe). Toutefois, cette règle générale ne s’applique pas aux personnes qui peuvent démontrer qu’il y avait des raisons impérieuses, tenant à des persécutions ou à des traitements antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’elles ont quitté (paragraphe 108(4)).

[13]           Je suis d’accord avec M. Ismail que la conclusion de la SAR selon laquelle cette exception ne pouvait s’appliquer à lui était déraisonnable. Premièrement, la disposition n’exige pas qu’un demandeur établisse qu’on lui a déjà accordé l’asile pour motif de persécution passée. Le demandeur doit plutôt convaincre le décideur, en l’occurrence la SAR, qu’il a éprouvé une crainte fondée de persécution dans son pays d’origine, et que son expérience explique son refus d’y retourner pour se prévaloir de la protection de l’État. En d’autres termes, le demandeur doit démontrer qu’il aurait pu, à un moment donné, obtenir le statut de réfugié; il n’a pas à établir qu’il l’a en fait obtenu (Perger c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2001 CFPI 551, au paragraphe 15; Nadjat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 302, au paragraphe 50; Salazar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 277, aux paragraphes 31 à 35).

[14]           La SAR a conclu que M. Ismail était crédible et a accepté que lui-même et sa famille avaient subi un préjudice, mais a finalement conclu qu’en raison de l’affaiblissement ultérieur d’Al-Shabaab et du système de clans, il n’était pas exposé à un risque sérieux de persécution. À mon avis, les conclusions de la SAR expriment implicitement une conclusion de persécution passée. Le choix de la SAR de se fonder sur Alfaka Alharazim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1044 à cet égard est erroné puisque la Cour dans cette affaire a reconnu que les conclusions implicites de persécution dans le passé, ainsi que la constatation d’un changement de circonstances, déclenchent l’application du paragraphe 108(4).

[15]           Deuxièmement, l’exception requiert la démonstration de raisons impérieuses, mais ne requiert pas que le demandeur établisse l’existence de traitements « atroces » ou « épouvantables ». Cependant, les circonstances doivent au moins être exceptionnelles ou extraordinaires par rapport à d’autres réfugiés (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] ACF no 422).

[16]           La preuve présentée à la SAR a démontré que M. Ismail et sa famille avaient subi un harcèlement continu, de la souffrance et des mauvais traitements en Somalie. Son père a été assassiné. M. Ismail a souffert de dépression et de stress post-traumatique à la suite des événements traumatisants qu’il a vécus. Ces éléments de preuve commandaient certainement que la SAR examine la possibilité d’appliquer l’exception relative aux raisons impérieuses. La conclusion contraire de la SAR était déraisonnable au regard de la preuve.

IV.             Conclusion et décision

[17]           La SAR a erré dans certaines de ses conclusions factuelles et ces erreurs l’ont conduite à arriver à une conclusion déraisonnable. En outre, elle a déraisonnablement conclu que l’exception relative aux raisons impérieuses ne s’appliquait pas à M. Ismail. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et demander à un autre tribunal de la SAR de réexaminer la demande de M. Ismail. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.    La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SAR pour réexamen.

2.    Aucune question de portée générale n’est mentionnée.

« James W. O’Reilly »

Juge


Annexe

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Rejet

Rejection

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants:

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

[…]

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

[…]

Exception

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2632-15

 

INTITULÉ :

ABDULAZIZ ISMAIL (ALIAS ABDULAZIZ MOHAMED ISMAIL) c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 janvier 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Eve Sehatzadeh

 

Pour le demandeur

 

John Provart

 

Pour le DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eve Sehatzadeh

Avocate

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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