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Date : 20160608


Dossiers : IMM‑5281‑15

IMM‑174‑16

IMM‑192‑16

IMM‑638‑16

Référence : 2016 CF 640

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Dossiers : IMM‑5281‑15

IMM‑174‑16

ENTRE :

ALI MWINYI SHARIFF

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossiers : IMM‑192‑16

IMM‑638‑16

ET ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

ALI MWINYI SHARIFF

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOSWELL

[1]               J’expose ici les motifs du jugement en date du 10 mars 2016 (2016 CF 310) par lequel j’ai rejeté chacune des demandes de contrôle judiciaire visant respectivement quatre décisions de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La première et la deuxième de ces demandes (IMM‑5281‑15 et IMM‑174‑16) portaient sur les décisions par lesquelles la Section de l’immigration (la SI) avait ordonné le maintien en détention de M. Shariff, d’abord le 20 novembre 2015, puis encore une fois le 28 décembre de la même année. Les troisième et quatrième demandes (IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16) visaient les décisions par lesquelles la SI avait ordonné, respectivement le 13 janvier et le 10 février 2016, la mise en liberté de M. Shariff, bien que les contrôles antérieurs, au cours d’une durée d’environ quatre ans et demi, eussent déterminé son maintien en détention aux motifs qu’il constituait un danger pour le public et présentait un risque de fuite.

[2]               La demande de contrôle judiciaire portant le numéro de dossier IMM‑5281‑15 a été rejetée le 10 mars 2016, au motif qu’elle était devenue théorique au moment de l’audience des quatre demandes susdites. Pour les motifs dont l’exposé suit, la Cour refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire cette demande au fond.

[3]               La demande de contrôle judiciaire portant le numéro de dossier IMM‑174‑16 a également été rejetée le 10 mars 2016, au motif qu’elle aussi était devenue théorique au moment de l’audience, tenue à cette date. Cependant, malgré ce caractère théorique et eu égard aux circonstances afférentes à la longue détention de M. Shariff, il convient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’instruire au fond cette demande, qui vise une ordonnance en date du 28 décembre 2015 par laquelle M. Tessler, commissaire de la SI, a prononcé le maintien en détention du demandeur.

[4]               Les demandes de contrôle judiciaire portant les numéros de dossier IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16 ont aussi été rejetées le 10 mars 2016, au motif que les ordonnances de mise en liberté de M. Shariff, respectivement prononcées le 13 janvier 2016 et le 10 février 2016 par Mme L. King, autre commissaire de la SI, étaient justifiables eu égard aux faits de l’espèce et, par conséquent, raisonnables. La Cour a refusé d’intervenir le 10 mars 2016 principalement parce que chacune des ordonnances de mise en liberté de M. Shariff était intelligible, transparente, et justifiable en soi aussi bien qu’au regard des faits et du droit; voir le paragraphe 47 de Dunsmuir c. Nouveau‑ Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir].

I.                   Rappel des faits

[5]               M. Shariff est un citoyen somalien de 46 ans à qui le Canada a accordé le statut de réfugié au sens de la Convention le 15 août 1994. Depuis son arrivée dans notre pays, il a accumulé un nombre considérable de condamnations au criminel et a été détenu aux fins de l’immigration sur de longues durées. Entre 1998 et 2010, M. Shariff a été plus de 40 fois déclaré coupable d’infractions criminelles, notamment de violations d’ordonnances judiciaires, de vol simple, de vol qualifié, de voies de fait, d’agression armée, de recel, d’entrave à la justice, de profération de menaces de mort ou de lésions corporelles et, en 2010, de voies de fait ayant causé de telles lésions.

[6]               Les ennuis de M. Shariff avec les autorités de l’immigration ont commencé en septembre 2001, lorsqu’il a fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire pour cause de condamnations au criminel, rapport qui recommandait cependant de ne pas déférer l’affaire pour enquête parce que, à titre de réfugié au sens de la Convention, le demandeur ne pouvait être renvoyé sans un avis de danger du ministre. Déclaré coupable de vol qualifié en 2008, après l’avoir été d’agression armée quelques années plus tôt, M. Shariff a fait l’objet le 22 septembre 2009 d’un rapport d’interdiction de territoire pour grande criminalité sous le régime du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), puis d’une mesure d’expulsion prononcée le 21 octobre de la même année.

[7]               L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a avisé M. Shariff en octobre 2010 qu’elle demanderait au ministre un avis sur le point de savoir s’il constituait un danger pour le public sous le régime du paragraphe 115(2) de la Loi. Le 27 janvier 2011, l’ASFC a décerné contre le demandeur un mandat d’arrêt et de détention en vue de son renvoi, au motif qu’il constituait un danger pour le public et se soustrairait vraisemblablement audit renvoi. Ce mandat a été exécuté le 31 juillet 2011, après que M. Shariff eut achevé de purger la peine d’emprisonnement que lui avait value l’agression dont il avait été déclaré coupable en 2010; c’est ainsi qu’a commencé sa longue détention aux fins de l’immigration.

[8]               Le 23 novembre 2011, pendant que M. Shariff était détenu aux fins de l’immigration, le délégué du ministre a émis un avis portant qu’il constituait un danger pour le public. Le 30 novembre 2011, lors de l’un des contrôles de sa détention tenus aux 30 jours, le ministre a demandé à M. Shariff de signer une déclaration solennelle comme quoi il consentait à son renvoi en Somalie. M. Shariff a opposé un refus à cette demande; en fait, jusqu’à sa mise en liberté, il a systématiquement et à maintes reprises refusé de signer tout document qui aurait facilité son renvoi vers la Somalie. Le ministre explique qu’African Express Airlines est la seule compagnie d’aviation qui accepte actuellement de transporter des passagers en Somalie et qu’elle exige de M. Shariff, comme condition préalable à son transport, la signature de la déclaration susdite.

[9]               Le 23 février 2012, notre Cour a rejeté la demande de M. Shariff tendant à obtenir l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de l’avis de danger du ministre. Le 16 janvier 2014, la Cour a aussi rejeté une demande de même nature portant sur la décision en date du 29 août 2013 qui avait ordonné, après beaucoup d’autres, son maintien en détention.

[10]           Le 1er octobre 2014, la commissaire L. King de la SI a prononcé une ordonnance de mise en liberté de M. Shariff assortie de certaines conditions, dont l’une était qu’il résidât dans un centre de réadaptation de Surrey [l’ordonnance de mise en liberté de 2014]. Cependant, environ trois semaines après sa mise en liberté, soit le 26 octobre 2014, l’établissement de réadaptation l’ayant expulsé pour consommation de marijuana, M. Shariff s’est présenté de son plein gré à l’ASFC, qui l’a arrêté pour violation des conditions de ladite mise en liberté. On a en conséquence ordonné sa remise en détention le 28 octobre 2014, aux motifs qu’il constituait un danger pour le public et se soustrairait vraisemblablement à son renvoi. Le demandeur est ensuite resté en détention environ 15 mois jusqu’à ce que la commissaire L. King de la SI rende en sa faveur une ordonnance de mise en liberté datée du 13 janvier 2016 (l’ordonnance de mise en liberté de janvier).

[11]           Avant de rendre l’ordonnance de mise en liberté de janvier, la commissaire King avait prononcé le 20 novembre 2015 une ordonnance qui le maintenait en détention (l’ordonnance de maintien en détention de novembre). Le 16 décembre 2015, après que notre Cour eut rendu la décision Warssama c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1311 [Warssama], le commissaire Tessler a ajourné le contrôle des motifs de la détention de M. Shariff et, par décision en date du 28 décembre 2015 (l’ordonnance de maintien en détention de décembre), il a ordonné son maintien en détention. C’est au contrôle suivant des motifs de la détention de M. Shariff, tenu le 16 janvier 2016, que la commissaire King a prononcé l’ordonnance de mise en liberté de janvier. Cependant, ce même jour, notre Cour a accordé au ministre un sursis provisoire à l’exécution de cette ordonnance. Le 26 janvier 2016, la Cour a autorisé l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire portant sur l’ordonnance de mise en liberté de janvier et prononcé un sursis à l’exécution de celle‑ci en attendant que cette demande soit tranchée au fond.

[12]           Le 10 février 2016, la commissaire King a rendu une autre ordonnance de mise en liberté de M. Shariff (l’ordonnance de mise en liberté de février), mais notre Cour a ordonné le même jour un sursis provisoire à son exécution. Le 23 février 2016, la Cour a autorisé l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire visant l’ordonnance de mise en liberté de février et prononcé un sursis à l’exécution de cette ordonnance jusqu’à ce que ladite demande soit tranchée au fond.

II.                Les questions en litige

[13]           Comme on l’a vu plus haut, les présents motifs se rapportent aux quatre demandes distinctes de contrôle judiciaire portant respectivement sur l’ordonnance de maintien en détention de novembre, l’ordonnance de maintien en détention de décembre, l’ordonnance de mise en liberté de janvier et l’ordonnance de mise en liberté de février. Bien que les parties aient mis de nombreux points en litige dans ces quatre demandes, notamment l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve proposés par le ministre touchant l’exécution des renvois vers la Somalie à la suite de la décision rendue par le juge Harrington dans l’affaire Warssama, il y a trois questions fondamentales, communes à toutes ces demandes, qui doivent retenir l’attention de la Cour :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  L’une ou l’autre des demandes est-elle devenue théorique du fait de la mise en liberté de M. Shariff?

3.                  L’une ou l’autre des décisions attaquées est-elle déraisonnable?

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[14]           Il est de jurisprudence constante que notre Cour doit appliquer la norme de la raisonnabilité au contrôle des décisions de la SI concernant la détention aux fins de l’immigration et que ces décisions, étant principalement fondées sur des faits, commandent la retenue judiciaire; voir par exemple : Ahmed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 792, au paragraphe 18, 256 ACWS (3d) 898; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, au paragraphe 10, [2004] 3 RCF 572 [Thanabalasingham]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B004, 2011 CF 331, au paragraphe 18, 387 FTR 79; Tursunbayev c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 504, au paragraphe 20, 409 FTR 176; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B046, 2011 CF 877, aux paragraphes 32 et 33, [2013] 2 RCF 3; Panahi-Dargahlloo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1114, aux paragraphes 21 et 22, 357 FTR 9 [Panahi-Dargahlloo]; Walker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 392, aux paragraphes 23 à 26, 89 Imm LR (3d) 151; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Li, 2008 CF 949, au paragraphe 16, 331 FTR 68.

[15]           Par conséquent, notre Cour ne devrait pas intervenir si la décision de la SI se révèle intelligible, transparente, et justifiable en soi aussi bien qu’au regard des faits et du droit; voir Dunsmuir, au paragraphe 47. « [L]es motifs répondent [à ces] critères […] s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 R.C.S. 708. En outre, il n’entre pas dans les attributions de notre Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve produits devant la SI, pas plus qu’il ne lui est permis de substituer à la décision de celle‑ci l’issue qui serait à son avis préférable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 R.C.S. 339.

B.                 L’une ou l’autre des demandes est-elle devenue théorique du fait de la mise en liberté de M. Shariff?

[16]           Le ministre soutient que la demande de contrôle judiciaire visant l’ordonnance de maintien en détention de novembre est devenue théorique au motif des trois décisions postérieures de la SI qui font respectivement l’objet des trois autres demandes, et que cette absence de portée pratique se trouve accentuée par chaque nouvelle décision de la SI concernant la détention ou la mise en liberté de M. Shariff. Ce dernier affirme quant à lui que la première demande de contrôle judiciaire n’est pas devenue théorique, au motif que si on la déclarait telle, il s’ensuivrait que les décisions rendues lors des contrôles de détention périodiques aux 30 jours échapperaient à tout contrôle judiciaire, puisque chacune serait privée de sa portée pratique par la suivante. Selon M. Shariff, l’ordonnance de mise en liberté de janvier ne prive pas cette demande de portée pratique puisque subsiste un rapport contradictoire et qu’il reste en détention en attendant l’issue de l’instruction des quatre demandes. Quoi qu’il en soit, avance M. Shariff, quand bien même la demande considérée serait devenue théorique, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de la trancher au fond.

[17]           La doctrine relative au caractère théorique, explique la Cour suprême du Canada au paragraphe 15 de l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, 57 DLR (4th) 231 [Borowski], « s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. » L’étude de cette question comporte une analyse en deux étapes : « En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. » (Borowski, au paragraphe 16.)

[18]           Par conséquent, lorsqu’« il n’y a plus de litige actuel ni de différend concret », la cause peut être déclarée théorique (Borowski, au paragraphe 26). Même si la cause est devenue théorique parce qu’il n’y a plus de litige actuel ni de différend concret, la Cour reste tenue de décider si la situation justifie qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire d’instruire l’affaire au fond. Trois facteurs fondamentaux doivent être pris en considération à cette seconde étape de l’analyse relative au caractère théorique : 1) la présence d’un rapport contradictoire, 2) le souci d’économie des ressources judiciaires et 3) la nécessité pour les tribunaux judiciaires d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique : Borowski, aux paragraphes 31, 34 et 40; voir aussi Harvan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1026, au paragraphe 7, [2015] ACF no 1048; et Khalifa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 119, au paragraphe 18, 263 ACWS (3d) 30. La Cour doit se demander dans quelle mesure chacun de ces facteurs joue dans l’affaire en question, et l’absence de l’un peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement (voir le paragraphe 42 de Borowski).

[19]           La Cour suprême a relevé dans Borowski un certain nombre de cas où la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire et de trancher une affaire devenue par ailleurs théorique, par exemple : 1) le rapport contradictoire nécessaire subsiste entre les parties; 2) la décision de la Cour aura des effets pratiques sur les droits de celles‑ci (Borowski, au paragraphe 35 ); 3) la cause est de nature répétitive et de courte durée, de sorte que des questions importantes pourraient autrement échapper à l’examen judiciaire (ibid., au paragraphe 36); et 4) l’affaire met en jeu des questions d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher, encore que la simple présence d’une question d’importance nationale ne suffise pas (ibid., aux paragraphes 37 et 39).

[20]           Eu égard à l’arrêt Borowski, je conclus que la demande de contrôle judiciaire portant sur l’ordonnance de maintien en détention de novembre est devenue théorique et que, en outre, aucun élément du dossier ni des conclusions orales ou écrites des parties ne se révèle propre à convaincre la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire cette demande au fond. Il n’existe plus de litige actuel ni de différend concret concernant le maintien en détention de M. Shariff prononcé en novembre. L’ordonnance de maintien en détention de novembre a été suivie d’autres contrôles de détention, ainsi que d’autres ordonnances de maintien en détention et de mise en liberté, et il ne serait d’aucune utilité d’examiner cette ordonnance au fond. Voir Kippax c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 429, au paragraphe 7, 240 ACWS (3d) 142; Moscicki c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 993, au paragraphe 5, 245 ACWS (3d) 908; et X c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 27, aux paragraphes 1 et 3, 198 ACWS (3d) 8.

[21]           La Cour ne serait pas fondée, pour divers motifs, à exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher au fond la demande de contrôle judiciaire visant l’ordonnance de maintien en détention de novembre. Premièrement, une décision de notre Cour sur le fond de cette demande n’aurait aucun effet pratique sur les droits des parties, puisque M. Shariff ne fait plus l’objet de contrôles de détention, périodiques ou non. Deuxièmement, pour ce qui concerne l’économie des ressources judiciaires, bien que le défendeur n’ait pas formé, avant l’audience relative à cette affaire, de requête tendant à faire rejeter la demande au motif de son caractère théorique, il est constant qu’une demande de contrôle judiciaire peut être rejetée sur ce fondement à l’audience même, sans que l’introduction antérieure d’une requête à cet effet soit nécessaire; voir par exemple Gladue c. Première nation de Duncan, 2015 CF 1194, 259 ACWS (3d) 5. Il faut cependant ajouter, relativement à l’obligation de la Cour de veiller à ne pas gaspiller des ressources judiciaires peu abondantes en instruisant des affaires par ailleurs théoriques, que les ressources en question avaient pour la plus grande part déjà été consommées au moment de l’audience de cette affaire.

[22]           Troisièmement, les points mis en litige dans la demande de contrôle judiciaire qui nous occupe ne peuvent être dits de nature telle qu’ils soulèvent des questions importantes qui pourraient autrement échapper à l’examen de notre Cour. Il ne faudrait cependant pas conclure de la décision de celle‑ci comme quoi cette demande est devenue théorique et ne sera pas instruite au fond que les situations de détention aux fins de l’immigration devraient échapper au contrôle judiciaire pour la simple raison que l’intéressé n’est plus détenu ou a déjà été mis en liberté au moment où sa demande de contrôle judiciaire est portée devant la Cour. Il peut fort bien se trouver des cas où, malgré le maintien en détention ou la mise en liberté de l’intéressé, la Cour doive examiner et trancher au fond les points mis en litige dans une demande de contrôle judiciaire par ailleurs devenue théorique, du fait qu’ils concernent des questions telles que, par exemple, des violations de la Charte des droits et libertés qu’il affirmerait avoir subies pendant sa détention. Enfin, la demande de contrôle judiciaire visant l’ordonnance de maintien en détention de novembre ne soulève pas de questions d’une importance publique telle qu’il serait dans l’intérêt public de les trancher.

[23]           En conséquence, comme on l’a vu plus haut, la demande de contrôle judiciaire relative à l’ordonnance de maintien en détention de novembre est dénuée de portée pratique, et la Cour ne serait pas fondée à exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner ou de trancher les questions de fond soulevées par M. Shariff à propos de cette ordonnance.

[24]           On ne peut cependant en dire autant de l’ordonnance de maintien en détention de décembre. Bien que la demande de contrôle judiciaire visant cette ordonnance soit aussi devenue théorique en raison des ordonnances de mise en liberté de janvier et de février, la Cour est néanmoins fondée à exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner et d’apprécier les motifs de ladite ordonnance de maintien en détention de décembre, étant donné les faits de l’espèce.

C.                 L’une ou l’autre des décisions attaquées est-elle déraisonnable?

[25]           Avant d’examiner le point de savoir si sont raisonnables ou non l’ordonnance de maintien en détention de décembre et l’ordonnance de mise en liberté de février, il serait utile de se remettre en mémoire la décision de notre Cour Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1995] 1 C.F. 214, 50 ACWS (3d) 1278 (1re inst.) [Sahin], ainsi que l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement].

[26]           Le juge Rothstein, après avoir rappelé que les décisions relatives à la détention sont subordonnées aux dispositions de l’article 7 de la Charte, a formulé dans Sahin les observations qui suivent sur les facteurs à prendre en considération à cet égard :

[30]      […] La liste suivante, qui n’est bien entendu pas exhaustive, réunit au moins les facteurs les plus évidents, il me semble. Il est inutile de rappeler que les facteurs applicables à un cas d’espèce et leur importance relative dépendent des faits de la cause.

(1)     Les motifs de la détention, savoir si le requérant peut constituer une menace pour la sécurité publique ou peut se dérober à la mesure de renvoi. À mon avis, une longue détention est d’autant justifiable que l’intéressé est considéré comme une menace pour la sécurité publique.

(2)     La durée de la détention et le temps pendant lequel la détention sera vraisemblablement prolongée. Si l’individu a été déjà détenu pendant un certain temps comme en l’espèce et s’il est prévu que la détention sera prolongée pour une longue période ou si on ne peut en prévoir la durée, je dirais que ces facteurs favorisent la mise en liberté.

(3)     Le requérant ou l’intimé a‑t‑il causé un retard ou ne s’est‑il pas montré aussi diligent qu’il est raisonnablement possible de l’être? Les retards inexpliqués ou même le manque inexpliqué de diligence doivent compter contre la partie qui en est responsable.

(4)     La disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention, telles que la mise en liberté, la liberté sous caution, la comparution au contrôle périodique, la résidence surveillée dans un lieu ou une localité, l’obligation de signaler les changements d’adresse ou de numéro de téléphone, la détention sous une forme moins restrictive de liberté, etc.

[27]           Toujours dans Sahin, le juge Rothstein poursuivait son exposé en ces termes :

[31]      […] Il semble aller de soi que le requérant et l’intimé aient tous deux intérêt à expédier le processus d’immigration lorsqu’il y a détention. Il est manifestement conforme à l’intérêt général de détenir une personne qui constituerait une menace pour la sécurité publique. Il est aussi conforme à l’intérêt général, bien que peut-être à un moindre degré que dans le cas de menace contre la sécurité publique, de détenir une personne dont on a lieu de penser qu’elle se dérobera à l’interrogatoire, à l’enquête ou au renvoi. Il faut mettre dans la balance l’intérêt public et le droit à la liberté de cette personne. Dans nombre de cas, la solution la plus satisfaisante consistera à détenir l’intéressé et, dans le même temps, à expédier les procédures d’immigration.

[28]           En plus des points de repère qu’offre Sahin, il convient de rappeler les facteurs que l’article 248 du Règlement prescrit de prendre en compte avant de prendre une décision sur la détention ou la mise en liberté :

248 S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci-après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

248 If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release:

a) le motif de la détention;

(a) the reason for detention;

b) la durée de la détention;

(b) the length of time in detention;

c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time;

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé;

(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department or the person concerned; and

e) l’existence de solutions de rechange à la détention.

(e) the existence of alternatives to detention.

1)                  L’ordonnance de maintien en détention de décembre

[29]           Par sa décision motivée en date du 28 décembre 2015, le commissaire Tessler de la SI a ordonné le maintien en détention de M. Shariff en se fondant principalement sur la décision de notre Cour, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Kamail, 2002 CFPI 381, 113 ACWS (3d) 317 [Kamail], où le juge O’Keefe formulait les conclusions suivantes :

[33]      […] je ne puis accepter que le retard découlant du refus du défendeur de signer des documents de voyage permette de conclure que la durée de la détention ne peut pas être déterminée ou qu’une autre longue période de détention est prévue. C’est le défendeur lui-même qui a causé le retard. Dans ces conditions, la période d’environ quatre mois pendant laquelle le défendeur a été détenu n’est pas déraisonnable. Enfin, puisque le défendeur se dérobera vraisemblablement au renvoi, il est peu probable qu’il existe d’autres solutions militant en faveur de la mise en liberté, par exemple la mise en liberté pure et simple, la mise en liberté sous caution et le fait de se présenter régulièrement ou de signaler tout changement d’adresse […]

[37]      L’arbitre a reconnu, conformément à la décision Sahin, […] que le fait que le défendeur n’avait pas coopéré doit être imputé à celui-ci plutôt qu’au ministre […]

[38]      À mon avis, la décision de l’arbitre était déraisonnable. Statuer autrement serait encourager les personnes expulsées à coopérer le moins possible, de façon à se soustraire au système canadien de l’immigration et du statut de réfugié […]

[30]           Le commissaire Tessler s’est aussi référé à la décision Panahi‑Dargahlloo de notre Cour. Dans cette affaire, M. Panahi‑Dargahlloo, détenu depuis environ 21 mois, avait refusé de signer une déclaration, exigée par les fonctionnaires de l’ambassade d’Iran, comme quoi son retour en Iran était volontaire. Le juge Mandamin a formulé les observations suivantes au soutien de sa conclusion que la décision de la commissaire de la SI était déraisonnable :

[49]      La commissaire a ensuite conclu que le demandeur se soustrairait vraisemblablement au renvoi, étant donné qu’il n’avait guère coopéré en vue de l’obtention d’un titre de voyage. La commissaire n’a pas examiné la question de la durée de la détention, à mon avis, mettant plutôt l’accent sur la cause du maintien de la détention.

[50]      On ajoute à l’article 248 la durée de la détention comme facteur à prendre en compte, après qu’il a été établi si la personne détenue se présentera vraisemblablement en vue de son renvoi. La durée de la détention du demandeur doit être prise en considération en regard d’autres facteurs que le refus de ce dernier de signer la lettre requise par les autorités iraniennes. Parmi ces autres facteurs, il y aurait le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur, le fait qu’il s’est présenté devant les responsables de l’immigration pendant sa dernière mise en liberté, le temps écoulé depuis sa dernière déclaration de culpabilité, la question de savoir s’il a eu l’occasion de recevoir des soins de réadaptation pour toxicomanes alors qu’il était au CELTM et le fait que du soutien lui est offert dans le cadre de son projet de réadaptation.

[31]           Le commissaire Tessler a aussi relevé le fait que le juge Harrington s’était appuyé sur la décision Panahi‑Dargahlloo dans Warssama et il a ajouté : [TRADUCTION] « Peut-être la situation de M. Panahi‑Dargahlloo se rapprochait-elle plus de celle de M. Shariff, dans la mesure où il jouissait du statut de réfugié, faisait l’objet d’un avis de danger et avait été détenu sur une longue durée. » Le commissaire Tessler a aussi fait remarquer que la situation de M. Shariff ressemblait beaucoup à celle du demandeur de l’affaire Warssama, un citoyen somalien qui avait été détenu par les autorités de l’immigration durant quelque 57 mois et avait refusé de signer le même document de transport aérien qu’on avait demandé à M. Shariff de signer. Contrairement à M. Warssama cependant, ajoutait le commissaire Tessler, M. Shariff était considéré comme un danger pour le public.

[32]           Après avoir cité la décision Sahin et les facteurs énumérés à l’article 248 du Règlement, le commissaire Tessler a conclu que M. Sharif constituait toujours un danger pour le public. Il a également conclu que, bien qu’il fût probablement possible de définir des conditions propres à réduire ce danger, M. Shariff, de surcroît, se soustrairait vraisemblablement au renvoi. Le commissaire Tessler a en outre formulé les observations suivantes dans sa décision :

[TRADUCTION]

[39]      M. Shariff est en détention quasi ininterrompue depuis 56 [sic] mois, ce qui est une longue détention à tout point de vue, et beaucoup plus longue que toute peine d’emprisonnement à laquelle il a été condamné au criminel. Or sa longue détention est directement attribuable à son propre refus de coopérer à son renvoi. À mon avis, sa détention est auto-imposée et aurait pu prendre fin il y a des années s’il avait coopéré à son renvoi. À cet égard, le raisonnement du juge O’Keefe dans Kamail garde toute sa force de persuasion et me paraît applicable aussi bien à une détention de 40 mois qu’à la détention de 4 mois dont il s’agissait dans cette décision. Mettre en liberté un détenu dont la propre conduite constitue la seule raison de son maintien en détention, quelle que soit la durée de celle‑ci, reviendrait à encourager les expulsés à coopérer le moins possible, dans le but de tourner les exigences du système canadien d’immigration et d’empêcher le ministre de remplir son obligation légale de renvoyer les personnes faisant l’objet d’une mesure d’expulsion, à quoi peut s’ajouter, comme en l’occurrence, un avis de danger.

[40]      S’il est vrai que l’alinéa 248d) ne prescrit au commissaire que de prendre en considération les retards « inexpliqués », le juge Rothstein, dans Sahin, lui recommandait de tenir compte aussi de ce qui équivaudrait à des retards « expliqués ». Il invitait le commissaire à examiner le point de savoir si le retard était causé par l’intéressé lui-même et ajoutait que, dans l’affirmative, ce fait devrait être retenu contre le responsable du retard, ce qui est précisément le cas ici, où M. Shariff est la seule cause du retardement de son renvoi du Canada et, partant, de sa longue détention. Son refus de coopérer devrait jouer contre lui. Là encore, cette conclusion se révèle conforme à la décision Kamail, où le juge O’Keefe, après avoir constaté que c’était « le défendeur lui-même qui [avait] causé le retard », a statué contre lui.

[33]           En l’espèce, le commissaire Tessler a commis la même erreur que le commissaire de la SI dans l’affaire Warssama (voir le paragraphe 29 de cette décision) : il s’est appuyé dans une mesure excessive sur Kamail et a omis d’établir une distinction avec Panahi‑Dargahlloo. La seule similitude importante entre Kamail et Panahi‑Dargahlloo est que, dans chacune de ces deux affaires, le détenu refusait de signer un document de voyage qui aurait facilité son renvoi du Canada. Toute ressemblance entre les deux affaires disparaît dès qu’on prend en considération « la durée de la détention ». Dans Kamail, la Cour fait observer que « la période d’environ quatre mois pendant laquelle le défendeur a été détenu n’est pas déraisonnable » (au paragraphe 33). Dans l’affaire Panahi‑Dargahlloo, par contre, l’intéressé avait été détenu sur une durée totale de quelque 21 mois, interrompue il est vrai par deux semaines de liberté.

[34]           Dans la présente espèce, M. Shariff a été mis en détention aux fins de l’immigration le 31 juillet 2011 et il y a été maintenu jusqu’au moment de l’ordonnance de mise en liberté de 2014, ce qui représente une durée d’environ 38 mois. Quelque trois semaines après sa mise en liberté en 2014, il a été remis en détention et il y est resté jusqu’à l’audience tenue sur cette question en mars 2016, ce qui fait approximativement 16 mois. En tout, donc, M. Shariff a subi depuis 2011 presque 55 mois de détention aux fins de l’immigration. Contrairement à la détention de 57 mois de M. Warssama, ininterrompue, la longue détention de M. Shariff, comme celle plus courte de M. Panahi‑Dargahlloo, a été coupée par une brève période de liberté. Cependant, le fait que la détention de M. Shariff n’ait pas été ininterrompue ne réduit pas l’importance de la « durée de [sa] détention » pour l’application de l’alinéa 248b) du Règlement, ni d’ailleurs ne différencie sensiblement sa situation de celle de M. Warssama. Il faut prendre en considération la durée de la détention sous l’aspect cumulatif plutôt que consécutif, en tenant compte de toute mise en liberté et de la durée de cette période de liberté. Une période de liberté qui, comme celle d’environ trois semaines qui nous occupe, se révèle relativement courte dans le contexte de deux longues périodes de détention (qui ont respectivement duré en l’espèce 38 mois et quelque 14 mois jusqu’à l’ordonnance de mise en liberté de janvier) perd par là de son importance dans la prise en compte de la « durée de la détention ».

[35]           Par conséquent, je rejette l’argument du ministre selon lequel, M. Shariff ayant été mis en liberté pour environ trois semaines en octobre 2014, puis remis en détention jusqu’à l’audience sur cette question, la « durée de [sa] détention » pour l’application de l’alinéa 248b) du Règlement ne serait que de 15 mois plutôt que de 54. Il est vrai, comme le ministre le fait valoir, qu’une fois l’intéressé remis en détention aux fins de l’immigration, le décompte recommence pour l’application des dispositions de l’article 57 de la Loi, relatives aux contrôles de détention. Cependant, cette règle afférente à l’article 57 de la Loi ne s’applique pas à la prise en compte de la durée de la détention sous le régime de l’article 248 du Règlement.

[36]           Bien que le commissaire Tessler ait posé en prémisse que les facteurs énumérés à l’article 248 des Règles ne peuvent être pris en compte isolément les uns des autres, on constate à l’examen de sa décision, considérée dans son ensemble, qu’il n’a pas raisonnablement pris en compte la durée de la détention de M. Shariff, mais s’est plutôt concentré à l’excès sur la cause de son maintien en détention. Bien que cette focalisation excessive rende déraisonnable la décision du commissaire Tessler, il n’est nul besoin d’annuler celle‑ci, puisque la détention du demandeur a pris fin, au motif que, comme on le verra plus loin, les ordonnances de mise en liberté de janvier et de février sont toutes deux raisonnables.

2)                  L’ordonnance de mise en liberté de janvier

[37]           La question du caractère théorique ne se pose pas au sujet de la demande de contrôle judiciaire visant l’ordonnance de mise en liberté de janvier puisque M. Shariff est resté en détention du fait du sursis à l’exécution de cette ordonnance; un litige actuel ou un différend concret l’opposait donc encore au ministre.

[38]           La commissaire King de la SI a déclaré dans les motifs étayant l’ordonnance de mise en liberté de janvier qu’elle ne souscrivait pas à l’ordonnance de maintien en détention de décembre, rendue par le commissaire Tessler, et que la décision Warssama avait changé le contexte depuis le dernier contrôle de la détention du demandeur qu’elle avait présidé. L’affaire tranchée par la décision Warssama, a‑t‑elle conclu, ne pouvait être distinguée du cas de M. Shariff. Ayant pris acte que le ministre étudiait la possibilité, pour les renvois vers la Somalie, d’autres arrangements qui n’exigeraient pas la signature d’une déclaration solennelle, la commissaire King a constaté qu’il ne pouvait prévoir dans combien de temps ces efforts aboutiraient ni même s’ils porteraient fruit. Elle a en outre conclu que la détention du demandeur avait duré si longtemps que cette durée l’emportait sur tous les autres facteurs, de sorte que ladite détention, selon Warssama, était devenue déraisonnable. Par conséquent, la commissaire King a ordonné la mise en liberté de M. Shariff sous diverses conditions.

[39]           La principale question à se poser dans l’examen de l’ordonnance de mise en liberté de janvier est celle de savoir si la commissaire King a étayé, comme elle le devait, de motifs clairs et convaincants sa décision de mettre fin à la détention de M. Shariff. Il paraît utile à ce propos de rappeler les précisions suivantes apportées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Thanabalasingham :

[10]      Les décisions rendues à l’égard du contrôle des motifs de la détention sont des décisions fondées essentiellement sur les faits pour lesquelles il est habituellement fait preuve de retenue. Bien que, comme il a été précédemment mentionné, un commissaire ne soit pas lié par les décisions antérieures, je partage l’opinion du ministre selon laquelle il faut, dans les cas où un commissaire décide d’aller à l’encontre des décisions antérieures ordonnant la détention d’une personne, que des motifs clairs et convaincants soient énoncés […]

[12]      La meilleure façon pour le commissaire de fournir des motifs clairs et convaincants serait d’expliquer précisément ce qui a entraîné la nouvelle conclusion, c’est-à-dire expliquer ce que la décision antérieure énonçait et les raisons pour lesquelles il a tiré une conclusion contraire.

[13]      Cependant, même si le commissaire n’énonce pas explicitement les raisons pour lesquelles il a tiré une conclusion différente de celle tirée par le commissaire antérieur, il peut le faire de façon implicite dans ses motifs de la décision subséquente. Ce qui serait inacceptable serait une décision rendue hâtivement sans qu’il soit fait mention d’une manière significative des motifs antérieurs de la détention.

[40]           En l’espèce, la commissaire King a déclaré sans ambiguïté qu’elle ne souscrivait pas à la décision du commissaire Tessler de maintenir M. Shariff en détention. J’extrais le passage suivant de l’exposé de vive voix qu’elle a donné des motifs de sa décision d’ordonner la mise en liberté du demandeur :

[TRADUCTION]

[…] J’ai examiné la transcription de la séance de contrôle précédente et la décision qu’y a rendue mon collègue. J’ai de même étudié minutieusement les observations présentées à ce contrôle. Je me vois dans l’obligation de me déclarer aujourd’hui en désaccord avec le commissaire Tessler sur sa décision; je suis en effet arrivée à la conclusion qu’il est temps d’ordonner la mise en liberté de M. Shariff.

J’avais ordonné sa mise en liberté en 2012 [sic : elle veut dire en 2014], ayant conclu que, à ce moment, sa situation était analogue à celle qui avait fait l’objet de la décision Panahi‑Dargahlloo, et j’avais constaté que sa détention avait duré trop longtemps, en dépit de son refus de signer le document en question.

Depuis la dernière fois que j’ai présidé un contrôle de la détention de M. Shariff est intervenue la décision Warssama de la Cour fédérale. La situation examinée dans cette décision est tout à fait semblable à celle de M. Shariff, et je ne vois vraiment pas en quoi elle pourrait se distinguer du cas sur lequel j’ai aujourd’hui à me prononcer.

Je souscris entièrement aux observations présentées par le conseil de M. Shariff au dernier contrôle de sa détention. Le ministre a fait valoir que, depuis la décision Warssama, il étudie la possibilité – ou essaie – d’organiser par d’autres moyens les renvois vers la Somalie, sans qu’il soit besoin de signer une déclaration solennelle.

Toutefois, le ministre ne peut prévoir dans combien de temps il y arrivera ni même si ses efforts porteront fruit. Par conséquent, ces efforts actuels laissent intact le problème de la durée que M. Shariff a passée en détention.

Quant aux observations présentées par le ministre et à la décision rendue par mon collègue au dernier contrôle de détention, elles entrent tout simplement en contradiction avec la conclusion formulée par la Cour fédérale dans Warssama. Je conclus donc, me fondant sur la prépondérance de la jurisprudence invoquée par le conseil au dernier contrôle, dont j’ai moi-même cité une partie aujourd’hui, que cette décision du commissaire Tessler n’est tout simplement pas défendable en droit, de sorte que je ne peux y souscrire.

[41]           À mon sens, bien qu’on puisse considérer comme un peu sommaire l’exposé donné par la commissaire King des motifs pour lesquels elle s’écarte de la décision précédente sur la détention et des conclusions y afférentes, on ne saurait dire qu’elle n’a pas formulé clairement ces motifs. Le principal desdits motifs était la similarité de la situation de M. Shariff et de celle de M. Warssama. La décision de la commissaire King constituait une réponse valable à la décision du commissaire Tessler parce qu’elle a conclu qu’il avait commis une erreur de droit.

[42]           Compte tenu de la retenue judiciaire que commandent les décisions des commissaires de la SI concernant le maintien en détention ou la mise en liberté, l’ordonnance de mise en liberté de janvier, prononcée par la commissaire King, peut être dite transparente et justifiable en soi aussi bien qu’au regard des faits et du droit. Les motifs dont elle étaye cette ordonnance ne sont pas déficients au point de rendre sa décision déraisonnable. En outre, le paragraphe 58(3) de la Loi confère aux commissaires de la SI de larges pouvoirs discrétionnaires qui leur permettent de subordonner à toutes conditions qu’ils estiment nécessaires la mise en liberté d’un détenu. Je rejette l’argument du ministre qualifiant de déraisonnables les conditions fixées par la commissaire King dans l’ordonnance de mise en liberté de janvier. Celle‑ci constituait une décision raisonnable eu égard aux faits de l’espèce et, considérée en particulier à la lumière de Warssama, elle appartient indubitablement aux issues possibles acceptables.

3)                  L’ordonnance de mise en liberté de février

[43]           Comme le ministre a obtenu un sursis à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté de janvier le jour même où elle a été rendue, M. Shariff est resté en détention, de sorte que les motifs de son maintien en détention ont fait l’objet le 10 février 2016 d’un nouveau contrôle, lui aussi présidé par la commissaire King. Celle‑ci a alors de nouveau ordonné la mise en liberté du demandeur, mais le ministre a encore une fois obtenu, le jour même de son prononcé, un sursis à l’exécution de cette ordonnance (soit celle que nous désignons « l’ordonnance de mise en liberté de février »).

[44]           La question du caractère théorique ne se pose pas au sujet de la demande de contrôle judiciaire visant l’ordonnance de mise en liberté de février puisque M. Shariff est resté en détention du fait du sursis à l’exécution de cette ordonnance; un litige actuel ou un différend concret l’opposait donc encore au ministre.

[45]           Dans les motifs de cette nouvelle ordonnance de mise en liberté de M. Shariff, la commissaire King a conclu que la mise à jour par le ministre des renseignements sur les opérations de renvoi vers la Somalie ne constituait pas un changement notable. Elle a en outre conclu que l’un des principaux facteurs à prendre en considération était la durée de la détention passée du demandeur et de sa continuation possible. La commissaire King a réaffirmé la décision qui avait déterminé l’ordonnance de mise en liberté de janvier et elle a réitéré les conditions y afférentes, en ajoutant cependant à celles‑ci, à la demande de la caution de M. Shariff, l’interdiction d’entrer sur le territoire de la municipalité de Surrey (Colombie‑Britannique).

[46]           Je conclus au caractère raisonnable de l’ordonnance de mise en liberté de février, ainsi que du raisonnement qui la fonde. Compte tenu de la retenue judiciaire que commandent les décisions des commissaires de la SI ordonnant le maintien en détention ou la mise en liberté, l’ordonnance de mise en liberté de février, prononcée par la commissaire King, tout comme son ordonnance de mise en liberté de janvier, se révèle transparente et justifiable en soi aussi bien qu’au regard des faits et du droit. Le paragraphe 58(3) de la Loi confère aux commissaires de la SI de larges pouvoirs discrétionnaires leur permettant de subordonner la mise en liberté d’un détenu à toutes conditions qu’ils jugent nécessaires. Il n’était pas déraisonnable de la part de la commissaire King d’ajouter, dans l’ordonnance de mise en liberté de février, une condition à celles dont elle avait déjà assorti la mise en liberté de M. Sharif dans son ordonnance de janvier. En fait, étant donné l’absence de changement notable des circonstances de la détention de M. Shariff depuis l’ordonnance de mise en liberté de janvier, si ce n’est le fait qu’il eût encore subi un mois de détention de plus, il aurait été déraisonnable et inacceptable de la part de la commissaire King de ne pas ordonner de nouveau sa mise en liberté dans son ordonnance de février.

III.             Conclusion

[47]           Pour conclure, la Cour réitère le jugement rendu le 10 mars 2016.

JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.         L’intitulé de la cause dans les dossiers IMM‑5281‑15 et IMM‑174‑16 de la Cour est modifié pour remplacer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

2.         Chacune des demandes de contrôle judiciaire énoncées dans les dossiers IMM‑5281‑15, IMM‑174‑16, IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16 de la Cour est rejetée.

3.         Une copie des motifs du présent jugement doit être versée dans chacun des dossiers de la Cour : IMM‑5281‑15, IMM‑174‑16, IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16.

4.         Aucuns dépens ne sont adjugés, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Ottawa (Ontario),

le 8 juin 2016


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM‑5281‑15 ET imm‑174‑16

 

INTITULÉ :

ALI MWINYI SHARIFF c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

ET DOSSIERS :

IMM‑192‑16 ET IMM‑638‑16

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. ALI MWINYI SHARIFF

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MARS 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JUIN 2016

 

COMPARUTIONS :

Robin D. Bajer

 

POUR LE DEMANDEUR

(IMM‑5281‑15 et IMM‑174‑16)

POUR LE DÉFENDEUR

(IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16)

 

Cheryl D. Mitchell

Timothy E. Fairgrieve

 

POUR LE DÉFENDEUR

(IMM‑5281‑15 et IMM‑174‑16)

POUR LE DEMANDEUR

(IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16)

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robin D. Bajer Law Office

Avocat

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

(IMM‑5281‑15 et IMM‑174‑16)

POUR LE DÉFENDEUR

(IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16)

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(IMM‑5281‑15 et IMM‑174‑16)

POUR LE DEMANDEUR

(IMM‑192‑16 et IMM‑638‑16)

 

 

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