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Date : 20160530


Dossier : T-1560-15

Référence : 2016 CF 594

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

REDA SHAFEAK GHAZY BEDEIR ET AMAL AL-LEITHY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs en l’espèce sont le mari et sa femme. Ils ont tous deux tenté de devenir des citoyens canadiens. Suite aux décisions prises le 5 juin 2015 et le 24 juin 2015, une juge de la citoyenneté (la juge) a rejeté leur demande. Ils présentent désormais une demande de contrôle judiciaire des décisions de la juge, conformément à l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch. C-29.

I.  Les faits

[2]  Les faits essentiels de la présente affaire sont simples. Le 28 septembre 2009, les demandeurs ont déposé une demande de citoyenneté. Ils sont des citoyens de l’Égypte et ils sont entrés au Canada le 12 août 1998 en tant que résidents permanents. À la date de leur demande de citoyenneté, la loi exigeait que les deux demandeurs aient été présents au Canada pendant un total de trois ans au cours des quatre années précédant la date de la demande.

[3]  La seule question que devait trancher la juge était de savoir si chacun des demandeurs avait été présent dans ce pays pendant 1 095 jours au cours des 1 460 jours précédents, la période allant du 28 septembre 2005 au 28 septembre 2009.

[4]  Si le comptage des jours durant lesquels une personne a été présente au Canada est censé être simple, ce ne fut apparemment pas le cas ici.

[5]  M. Bedeir a déclaré avoir été absent du Canada 335 jours sur 1 460 jours. Sa femme, Mme El-Leithy, a déclaré 364 jours d’absence. Elle a déclaré avoir été hors du pays pendant 364 jours, soit du 28 septembre 2005 au 27 septembre 2006, et n’avoir jamais quitté le Canada au cours des 3 années suivantes. Les deux demandeurs ont présenté divers documents à l’appui de leur affirmation selon laquelle ils avaient été présents au Canada pendant la période de temps requise.

II.  Question de procédure

[6]  La situation est devenue trouble lorsque l’avocate du ministre a présenté un « mémoire supplémentaire exposant les arguments » le 14 avril 2016. Étant donné qu’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de la Loi sur la citoyenneté exige qu’une autorisation soit octroyée pour pouvoir solliciter un contrôle judiciaire, les demandeurs avaient complété leur demande en novembre 2015. Le ministre a répondu à la demande d’autorisation le 11 janvier 2016, les demandeurs ayant déposé leur mémoire des faits et du droit en réplique quelques jours plus tard, à savoir le 20 janvier 2016. L’autorisation a été accordée le 10 février.

[7]  L’avocate du ministre ne savait pas que l’avocat des demandeurs avait inclus dans le dossier des demandeurs des documents qui ne se trouvaient pas dans le dossier certifié du tribunal, en dépit du fait que ce dernier contient près de 1 000 pages. D’après l’ordonnance de la Cour qui accueille la demande d’autorisation, le dossier du tribunal était attendu le 2 mars 2016, de toute évidence après que le dossier sur lequel était fondée l’autorisation avait été pleinement pris en compte par un juge de notre Cour. En d’autres termes, notre Cour a examiné la demande d’autorisation, selon la Couronne, en se fondant sur un dossier susceptible d’avoir contenu des documents non présentés à la juge.

[8]  Cette situation a amené l’avocate du ministre à faire en sorte qu’une grande partie des pages du dossier des demandeurs soit radiée étant donné que les pages en question n’étaient pas incluses dans le dossier du tribunal sur lequel la décision de la juge aurait dû s’appuyer. Étant donné qu’une demande de contrôle judiciaire vise à contrôler la légalité de la décision rendue par un tribunal administratif, seul le dossier sur lequel s’appuie une décision peut être présenté devant la cour de révision (Teti v. Canada (Attorney General), 2016 FCA 82). Il n’y a que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque des éléments de preuve limités allant au-delà du dossier dont est saisi le décideur sont nécessaires pour résoudre les problèmes d’équité procédurale ou de compétence, que de nouveaux éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au tribunal seront acceptés (pour une discussion sur les exceptions, voir Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263).

[9]  Selon l’avocate du ministre, une grande partie des pages du dossier des demandeurs allait à l’encontre de la règle bien connue. Près de 130 pages sur 180 pages de pièces jointes aux affidavits déposés par les demandeurs auraient dû être jugées irrecevables selon le ministre.

[10]  Le matin de l’audience devant la Cour, près d’un mois après le mémoire complémentaire des faits et du droit de l’avocate du ministre du 14 avril, l’avocat des demandeurs, sans préavis, a cherché à déposer son propre exposé des arguments, ainsi que d’autres affidavits des demandeurs.

[11]  Ces affidavits ont deux objectifs. Premièrement, ils soutiennent que toutes les pages dans le dossier des demandeurs, à l’exception d’un petit nombre de pages, qui sont répertoriées par l’avocate du ministre dans son mémoire de fait et de droit d’avril, ont été fournies après l’audience devant la juge, à son invitation au cours de l’audience du 16 janvier 2015 devant elle. Par conséquent, si je comprends l’argumentation, elles font partie du dossier présenté à la juge et elles sont recevables. Seulement 12 pages sur les 130 pages que la Couronne revendique comme étant exclues seraient en fait recevable, comme l’ont reconnu les demandeurs.

[12]  Deuxièmement, les demandeurs ont voulu introduire en preuve à ce stade ce qui semble être des notes manuscrites. Les affidavits révèlent que ces pages auraient résulté d’une demande d’accès à l’information. C’est tout. Rien n’indique sur quoi portent ces pages, quel est leur auteur et dans quel but elles ont été produites. Par conséquent, la Cour a jugé que ces notes manuscrites n’étaient pas recevables.

[13]  La présentation des affidavits, ainsi que ce que l’avocat des demandeurs a appelé [traduction] « [sic] le mémoire supplémentaire des demandeurs exposant les arguments », était inappropriée du fait qu’elle ne suivait pas les règles. Les règles n’existent pas pour le plaisir d’avoir des règles : elles permettent une résolution ordonnée des questions. Elles contribuent également à assurer l’équité pour toutes les personnes qui participent au processus judiciaire, car elles permettent d’appliquer le bon critère de la preuve.

[14]  En l’espèce, le fait que les règles n’ont pas été suivies a soulevé au moins deux questions. La première est que nous ne savons pas si le dossier, tel qu’il a été complété par les demandeurs avec l’ajout de documents à l’invitation de la juge, avait effectivement été fourni et présenté à la juge. La seconde est qu’il est tout simplement impossible de vérifier la preuve lorsque quelqu’un cherche à introduire des nouveaux éléments de preuve lors d’une demande de contrôle judiciaire. Les règles permettent non seulement d’assurer la bonne instruction des cas, mais elles évitent également les inconvénients liés aux ajournements. Les demandeurs dans cette affaire se sont déplacés du Moyen-Orient pour l’audience. Un ajournement de la procédure qui a commencé en 2009 est à éviter. C’est encore plus problématique lorsqu’il faut énormément de temps pour déterminer ce qui aurait dû être fait d’une manière ordonnée et ne l’a pas été. L’un des avocats a été pris par surprise alors que l’autre semblait incapable d’expliquer de manière adéquate le contexte du dossier qu’il présentait.

[15]  Ayant examiné les documents que la Couronne revendiquait comme étant irrecevables, la Cour a choisi d’examiner le fond de la demande de contrôle judiciaire en s’appuyant sur le dossier des demandeurs uniquement, sans les 12 pages qui n’ont jamais été transmises à la juge. Par conséquent, les affidavits déposés le 16 mai n’ont pas été admis en preuve. La concession faite par les demandeurs, à savoir que 12 pages de leur dossier n’avaient en fait pas été transmises à la juge, a été enregistrée et le dossier des demandeurs devait être radié en conséquence. À mon avis, ce serait à l’avocat d’argumenter sur la valeur probante de l’information véhiculée par les pages susceptibles d’avoir fait partie du dossier (environ 120 pages). Il ressort d’un examen superficiel de ces documents qu’il n’était pas du tout clair qu’ils avaient plus de poids que ce qui avait été présenté à la juge lors de l’audience. Ils semblaient constituer des détails superflus. Cependant, il incomberait aux parties de faire valoir l’importance qu’ils pourraient avoir. Comme nous le verrons, ils n’ont eu aucune incidence sur la décision prise par la Cour.

III.  Analyse

[16]  Les demandeurs présentent à la Cour des arguments sur leur demande de contrôle judiciaire. Il faut conclure que seulement deux arguments peuvent être examinés par la Cour, compte tenu du fait que ces demandes de contrôle judiciaire sont autorisées par un juge de la Cour sur la base de l’argument avancé dans le mémoire initial de fait et de droit. La compétence de la Cour découle de la demande d’autorisation qui a été accordée (Mahabir c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), [1992] 1 CF 133 (CA)). En effet, l’article 70 des Règles des Cours fédérales exige que le mémoire des faits et du droit contienne les points en litige et un exposé concis des propositions. Comme l’a conclu encore récemment la Cour d’appel fédérale dans Bridgen c. Canada (Service correctionnel), 2014 CAF 237, 465 NR 73, une partie ne peut avancer dans sa plaidoirie que les arguments figurant dans son mémoire. C’est particulièrement vrai dans les affaires où l’autorisation est accordée.

Équité procédurale

[17]  L’un de ces deux arguments porte sur une prétendue violation de l’équité procédurale. L’argument se résume à une proposition faite dans trois paragraphes du mémoire des faits et du droit. En s’appuyant sur Stine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 173 FTR 298, les demandeurs soutiennent que la juge devait leur donner l’occasion de répondre et de dissiper les doutes. La proposition selon laquelle une personne a le droit d’être entendue et de participer n’est certainement pas nouvelle étant donné qu’elle fait partie de notre droit depuis très longtemps. Toutefois, comme l’indique l’ouvrage de Brown et Evans, intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada (Carswell, feuillets mobiles), [traduction] « [...] le contenu procédural précis de toute "audience" dépendra des contextes réglementaires et administratifs particuliers dans lesquels il se pose ». (#10.0200).

[18]  Pour une raison non expliquée, les demandeurs affirment qu’ils n’ont pas eu suffisamment l’occasion de s’expliquer. La mémoire des faits et du droit ne propose pas d’argument ou d’articulation des faits qui soutiendrait cette proposition générale. Les affidavits des demandeurs n’offrent pas davantage de renseignements et se contentent d’indiquer ce que suit : [traduction] « Ma femme et moi-même n’avons pas eu l’occasion à l’audience d’expliquer et de fournir l’ensemble de la preuve qui, selon nous, auraient dû être prises en compte en tant que preuve de notre présence physique au Canada. » (paragraphe 5, affidavit de Reda Bedeir). En fait, s’il est vrai que la juge a invité les demandeurs à transmettre des documents après l’audition de janvier 2015, que les demandeurs n’avaient évidemment pas avec eux à l’audience, ils auraient été entendus à l’audience et auraient complété le dossier après leur comparution devant la juge.

[19]  En tout cas, le manque de précision et l’absence totale de preuve condamnent l’argument. Ce dossier ne justifie pas l’affirmation selon laquelle l’équité procédurale a été violée. La norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502) n’est d’aucune aide pour les demandeurs lorsque les faits sont inexistants. Il incombe aux demandeurs de présenter un dossier. Il leur incombait de convaincre la Cour en s’aidant des preuves qui soutiennent l’argument voulant qu’il y ait eu manquement à un principe d’équité procédurale. Cette preuve faisait clairement défaut au point d’être inexistante et l’argument était générique. Il est nécessaire de faire valoir à quel point l’audience aurait pu être déficiente. Cela n’a pas été fait.

Caractère raisonnable

[20]  Le second argument est bien entendu que la décision prise par la juge n’était pas raisonnable. Le décideur doit faire preuve de déférence à l’égard de la norme de contrôle. Le fait que la juge de révision aurait eu un point de vue différent sur cette affaire ne suffit pas. Le désormais célèbre paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 fournit des indications :

[47]  La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à l’existence de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel. Toutefois, il est également important de savoir si la décision se situe dans une gamme de résultats possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[21]  La Cour doit par conséquent se demander « si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité ». Je recherche la justification, la transparence et l’intelligibilité. La norme du caractère raisonnable se soucie du processus par lequel une décision est prise, mais aussi du fond de la décision. En l’espèce, la Cour a jugé que la décision laissait à désirer. En effet, je ne sais pas comment les décisions ont été prises après avoir lu les motifs plusieurs fois.

[22]  Bien entendu, je suis conscient de la décision ayant force exécutoire de la Cour suprême dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 SCR 708 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union]. L’arrêt Dunsmuir n’appuie pas la thèse selon laquelle le caractère suffisant des motifs suffit à annuler une décision. Cependant, il doit être suffisant pour déterminer si la décision est raisonnable. Le critère semble être le suivant :

En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

(paragraphe 16).

[23]  À mon avis, les deux décisions visées par le contrôle ne respectent pas ce critère. Fondamentalement, la juge passe assez rapidement sur certains des faits avancés par les demandeurs à l’appui de leur demande de citoyenneté quant à leur présence effective au Canada pendant le nombre approprié de jours. Le lecteur ne sait pas si elle a accepté ces faits, les a écartés ou les a rejetés. Ils sont à peine énumérés. En cas de lacunes dans les éléments de preuve qui appuient la présence au Canada, les demandeurs ne sont pas informés. Ainsi, dans sa décision au sujet de Mme El-Leithy, la juge note qu’elle a indiqué 364 jours d’absence au total, soit du 28 septembre 2005 au 27 septembre 2006. Toutefois, la juge fait ensuite clairement remarquer que son passeport traduit ne contient pas de timbres d’entrée ou de sortie à l’appui du calcul de sa période résidence dans sa « demande ». La juge affirme ensuite que d’après les antécédents de voyage du SIED, il n’y avait [traduction] « aucune donnée disponible » à propos de Mme Al-Leithy. Est-ce que cela ne devrait pas appuyer la demanderesse dans son affirmation selon laquelle elle n’avait pas quitté le pays? Ni analyse ni commentaire ne sont offerts à ce stade.

[24]  La juge n’a même pas dit un mot sur le questionnaire sur la résidence produit par Mme Al­Leithy, lequel fait état de deux entrées à la case sur les absences du Canada. D’après ces entrées, la demanderesse aurait été en Arabie saoudite et en Égypte en novembre et décembre 2008 (Dossier certifié du tribunal, page 50), et elle aurait ainsi dépassé le nombre maximal de jours d’absence du Canada. Ces entrées semblaient avoir été barrées. On se serait attendu à ce que ces entrées fassent l’objet de commentaires si elles avaient joué un rôle dans la décision prise.

[25]  La décision prise dans le cas de M. Bedeir comprend encore moins de détails.

[26]  Les deux décisions portent ensuite sur la partie de l’analyse qui, en fait, se trouve dans un seul paragraphe. Ayant conclu qu’il incombe aux demandeurs d’établir le nombre de jours de présence au Canada, sur la norme de la prépondérance des probabilités, en ayant recours à une preuve claire et convaincante (Atwani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1354)que personne ne conteste la juge confirme que le critère utilisé dans les circonstances de cette affaire est le même que dans Re Pourghasemi, (1993) 19 Imm. L.R. (2d) 259, 62 FTR 122. Encore une fois, personne ne conteste que la juge pouvait compter sur ce critère qui est conforme au texte de la loi en exigeant la présence au Canada pendant 1 095 jours sur une période de 4 ans (d’autres critères ont été utilisés : Re Koo, [1993] 1 CF 286 (CFPI); Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208); le point de vue adopté par la jurisprudence de la Cour est que la juge de la citoyenneté a la prérogative d’utiliser l’un des trois critères).

[27]  La juge semble alors considérer que le manque de timbres dans le passeport est la preuve que les demandeurs auraient été ou pourraient avoir été à l’extérieur du pays sans avoir divulgué leur départ. Telle est la conclusion qu’on peut tirer puisque la juge se réfère à l’absence de timbres pour justifier sa décision de refuser la citoyenneté. On a du mal à comprendre comment l’absence de timbres montrant les sorties et les entrées pourrait être utilisée contre Mme Al-Leithy alors qu’elle prétend ne pas être sortie du Canada et ne pas y être entrée pendant les 3 années qui ont suivi son retour au Canada le 27 septembre 2006. Au contraire, l’absence de timbres dans le passeport tendrait à confirmer que les demandeurs n’avaient pas voyagé à l’extérieur du Canada. Au moins, ils ne pouvaient pas être la source d’une inférence voulant que les demandeurs aient été hors du pays. À défaut, la juge a alors conclu que [traduction] « la demanderesse n’avait pas établi de preuve crédible ou claire et convaincante pour déterminer combien de jours elle (il) avait effectivement été présente au Canada pendant la période visée ». C’est tout. Si la preuve de la présence au Canada présentée par les demandeurs ne suffit pas, nous n’en connaissons pas la raison. Ce n’est pas raisonnable.

[28]  À mon avis, il n’y a pas de justification, de transparence ou d’intelligibilité. Le raisonnement qui conduit à un résultat appartenant aux issues possibles acceptables est absent. Il n’y a aucun moyen, autre que par la substitution de l’opinion de la Cour sur la preuve, de savoir si la décision appartient à l’une des issues possibles acceptables. La juge n’a pas dit comment elle était venue à cette décision. Elle s’est contentée de déclarer énergétiquement que la preuve n’était pas claire ou convaincante. Le problème est aggravé par le fait que la juge semble considérer que l’absence, dans les passeports, de timbres montrant les entrées et sorties pour la période à l’étude tendrait à prouver qu’il y avait des entrées et des sorties. Évidemment, il ne faut pas s’attendre à ce que des timbres donnent lieu à l’affirmation selon laquelle il n’y avait pas de sorties et d’entrées. Si une conclusion différente doit être tirée, elle doit être précisée de sorte à rendre cette affirmation intelligible. Ainsi, en plus des décisions qui ne respectent pas le critère de Newfoundland and Labrador Nurses’ Union étant donné que les motifs ne permettent pas à la cour de révision de comprendre la décision, le seul argument avancé manque de raisonnabilité. Cette justification ne saurait être adéquate. La décision est davantage arbitraire que raisonnable compte tenu de l’absence de justification.

[29]  Il ne faut pas penser que je suggère que ces deux demandeurs ont droit à la citoyenneté parce qu’ils ont gain de cause sur le contrôle judiciaire des décisions rendues par la juge de la citoyenneté. Le contrôle judiciaire ne porte pas sur le bien-fondé d’une affaire. Les demandeurs ont tenté devant la Cour de brosser un tableau à partir d’une mosaïque, à savoir des fragments d’information qui doivent permettre de se faire une idée. Il incombera à un autre juge de la citoyenneté d’examiner la preuve et de décider si la mosaïque expose les faits ou s’il y a des lacunes, voire des lacunes béantes. La présente demande de contrôle judiciaire, bien qu’accueillie, n’a abouti à aucune conclusion quant à la présence des demandeurs au Canada ou à leur absence du Canada au cours de la période requise par la Loi sur la citoyenneté.

[30]  Compte tenu du 1) fait que le dossier des demandeurs était constitué à tort de documents appartenant à de nombreuses catégories, sans que les demandeurs n’aient fourni d’indication quant à la nature des différents documents, dont certains sont manifestement irrecevables, 2) du fait que les demandeurs ont largement dérogé aux Règles de la Cour, créant ainsi une situation confuse qui a nécessité la moitié d’une journée pour y voir clair et 3) du fait que la nouvelle preuve présentée après l’audition relative à la citoyenneté, mais avant qu’une décision ait été rendue, a été révélée le matin de l’audience devant la Cour sans le moindre préavis, on peut s’attendre à ce que le défendeur considère l’issue de cette affaire comme une aubaine imméritée.

[31]  Cependant, il me semble que d’après la règle de droit, une décision qui n’est pas raisonnable doit être annulée pour permettre à la question d’être réexaminée. Comme l’a écrit Lord Bingham dans The Rule of Law (Allen Lane; 1st Ed. (4 Feb. 2010)) :

[traduction] Dicey était fermement opposé à ce que les fonctionnaires se voient attribuer des pouvoirs décisionnels discrétionnaires. Il pensait que cela ouvrirait la porte à l’arbitraire, qui est l’antithèse de la primauté du droit. (page 48)

L’idée, ce n’est pas qu’il ne devrait pas y avoir de pouvoir discrétionnaire. Le but est plutôt que l’exercice du pouvoir discrétionnaire soit raisonnable de sorte qu’il ne puisse pas être considéré comme étant arbitraire.

L’important, c’est que les décisions doivent être fondées sur des critères énoncés et qu’elles doivent être susceptibles de faire l’objet de contestations judiciaires, bien qu’il soit peu probable qu’une contestation aboutisse s’il était légalement et raisonnablement loisible au décideur de prendre la décision. (page 50)

[32]  Il existe également une dimension pratique. Aux yeux de la loi, un homme ordinaire devrait être en mesure de contester une décision : pour que cela soit possible, les motifs de la décision doivent être compris pour pouvoir contester le caractère raisonnable de celle-ci. Cela ne veut pas dire que la décision doit être parfaite, que les moindres arguments doivent être examinés et que l’ensemble de la jurisprudence doit faire l’objet d’un examen approfondi. Cependant, il doit y avoir suffisamment d’éléments qui permettent de comprendre les motifs de ces décisions.

[33]  L’absence de motifs permettant de comprendre pourquoi ces décisions ont été prises est susceptible d’avoir contribué à la confusion qui a entouré cette affaire.

[34]  Entre le moment où la demande a été faite, soit en septembre 2009, et le moment où l’affaire a été entendue, près de 5 ans et demi s’étaient écoulés (janvier 2015). Il a fallu six mois de plus pour que soient rendues des décisions qui ne constituent qu’un récit des éléments de preuve présentés. Les demandeurs jurent que la juge de la citoyenneté leur a permis de compléter le dossier après l’audience, mais ils affirment qu’il n’y a aucune trace que les éléments de preuve ont été reçus et examinés. En fin de compte, ils ont contesté les décisions en l’absence de motifs permettant de comprendre pourquoi les décisions ont été rendues. Il n’est pas très surprenant de voir que la tentative de contestation a été relativement dispersée. Ce n’est pas tant parce que les règles du jeu changeaient, mais plutôt parce qu’il était difficile de voir où elles se trouvaient dans la confusion provoquée par le litige. Dans les circonstances en l’espèce, la façon de procéder consiste à renvoyer l’affaire pour une nouvelle décision.

[35]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire doit faire l’objet d’une nouvelle décision rendue par un autre juge de la citoyenneté. Il n’a aucune question à certifier. Aucune des parties n’a demandé des dépens et aucuns dépens ne sont accordés.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1560-15

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

REDA SHAFEAK GHAZY BEDEIR ET AMAL AL-LEITHY c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Louay Alghoul

 

Pour les demandeurs

 

Aliyah Rahaman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Louay Alghoul

Alghoul & Associates Law Firm

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour le défendeur

 

 

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