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Date : 20160614


Dossier : IMM-3955-15

Référence : 2016 CF 660

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2016

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

ATEF ASSAF

SUZANNE GHORAYEB

CHRISTIANNE ASSAF

GIO ASSAF

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   L’aperçu

[1]               Les demandeurs, M. Atef Assaf, son épouse Suzanne Ghorayeb et leurs enfants Christianne Assaf et Gio Assaf, sont des citoyens libanais originaires de Beyrouth. Ils contestent une décision rendue le 5 mars 2015 par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui rejetait leur demande d’asile au motif qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni la qualité de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]               M. Assaf et sa famille ont demandé l’asile parce qu’ils craignaient d’être persécutés par des « éléments syriens » ou de subir un préjudice s’ils retournent au Liban. À Beyrouth, M. Assaf exerçait les métiers d’orfèvre et de technicien médical et y tenait également un magasin de téléphones cellulaires. Entre décembre 2013 et mars 2015, M. Assaf et sa famille auraient été la cible d’individus syriens apparemment liés au Hezbollah. Ceux-ci auraient exigé des téléphones à prix réduit, auraient par la suite agressé et volé M. Assaf, puis auraient formulé des menaces contre M. Assaf et sa famille, même après que M. Assaf eut changé de numéro de téléphone et fermé son magasin de téléphones.

[3]               La SPR a refusé la demande d’asile déposée par M. Assaf et sa famille au motif que leur crainte de persécution et leurs allégations n’étaient pas crédibles, qu’ils n’avaient pas fait état d’un risque personnalisé et qu’à tout événement, ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Jounieh au Liban. M. Assaf et sa famille affirment que la décision de la SPR est déraisonnable parce que cette dernière a conclu à tort qu’ils disposaient d’une PRI viable, qu’elle n’avait pas de raison de douter de leur crédibilité, et que leur risque n’était pas simplement de nature généralisée. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SPR et demandent à la Cour d’annuler cette décision et d’ordonner à un autre tribunal de la SPR d’examiner de nouveau leur demande.

[4]               Ayant examiné la preuve dont disposait la SPR et le droit applicable, je ne vois rien qui me permette d’infirmer la décision de la SPR. Dans sa décision, la SPR a tenu compte de la preuve, et ses conclusions peuvent se justifier au regard des faits et du droit et font clairement partie des issues possibles acceptables dans les circonstances. Pour les motifs suivants, je considère notamment que la SPR a raisonnablement conclu qu’il existe une PRI pour M. Assaf et sa famille, et cette conclusion est déterminante en l’espèce. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire de la famille Assaf. Puisque les conclusions sur l’existence d’une PRI viable suffisent pour faire échouer la demande de contrôle judiciaire de M. Assaf et sa famille, il n’est pas nécessaire de traiter des autres motifs avancés par la famille Assaf à l’encontre de la décision de la SPR.

II.                Le contexte

A.                Les faits

[5]               En décembre 2013, cinq jeunes hommes dont deux individus dénommés Abou Tarek et Abou Steif seraient entrés au magasin de M. Assaf et auraient exigé que ce dernier leur vende des téléphones à prix réduit. Une altercation entre M. Assaf et un des hommes s’en est suivie et n’a été interrompue que par l’arrivée de voisins curieux. La police aurait alors conseillé à M. Assaf de ne pas déposer de plainte puisqu’elle était incapable de le protéger contre ces individus d’origine syrienne et apparemment liés au Hezbollah.

[6]               En janvier 2014, M. Assaf aurait été intercepté alors qu’il était en voiture. Deux voitures lui auraient barré la route, desquelles seraient sortis plusieurs individus dont MM. Tarek et Steif, qui auraient violemment battu M. Assaf et lui auraient volé de l’argent et des téléphones portables. Par la suite, M. Assaf allègue avoir reçu des menaces téléphoniques, qui auraient continué même après qu’il eut changé de numéro de téléphone et fermé son commerce de téléphones. En mars 2014, les menaces se seraient alors propagées contre sa famille.

[7]               En juin 2014, M. Assaf déménage avec sa famille chez sa mère, puis ils quittent le Liban pour les États-Unis à la fin du mois. En juillet 2014, M. Assaf et sa famille demandent l’asile à la frontière canadienne.

B.                 La décision de la SPR

[8]               La SPR rejette la demande d’asile au motif qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que M. Assaf et sa famille seront persécutés au Liban. La SPR ne trouve pas crédible que M. Assaf et sa famille aient reçu des menaces après la fermeture du magasin de téléphones de M. Assaf en février 2014, même si elle n’a aucun doute quant à la plausibilité des altercations survenues en décembre 2013 et janvier 2014. D’abord, la SPR estime que le délai pris par M. Assaf et sa famille avant de quitter leur maison familiale à Beyrouth suggère une absence de menace sérieuse. Puis, la SPR nourrit des doutes quant à la plainte faite tardivement à la police libanaise par M. Assaf, à peine trois jours avant le départ du pays de M. Assaf et de sa famille et alors qu’ils avaient déjà leurs visas américains en main. Au surplus, la plainte ne fait aucune mention de l’incident de janvier 2014 ni des menaces d’enlèvement faites à l’encontre des deux enfants de la famille. Enfin, la SPR ne croit pas que les « éléments syriens » aient suffisamment de motivation pour menacer la famille Assaf hors de Beyrouth et observe qu’il n’y a aucune preuve que les agresseurs de M. Assaf soient membres du Hezbollah.

[9]               La SPR affirme également qu’il n’existe aucun risque prospectif aux termes de l’alinéa 97(1)(b) de la LIPR car, dans le cas d’un retour éventuel au Liban, la famille Assaf ne s’expose qu’à un risque généralisé et non individualisé. La SPR rappelle la situation au Liban, où les réfugiés syriens représentent maintenant plus du quart de la population. Or, cette arrivée massive de milliers de syriens est souvent citée pour expliquer la hausse importante de la criminalité observée récemment au Liban. La SPR mentionne ainsi que M. Assaf est simplement une victime d’actes criminels du fait qu’il vendait une marchandise très prisée.

[10]           Enfin, la SPR est d’avis qu’il existe pour la famille Assaf une PRI viable dans la ville de Jounieh, où habite la sœur de M. Assaf. Selon la SPR, il n’y a aucune preuve que les « éléments syriens » auraient les moyens de trouver la famille Assaf à Jounieh. Par ailleurs, il n’est pas déraisonnable de proposer que la famille Assaf s’installe à Jounieh, où ils pourraient y loger avec la sœur de M. Assaf ou encore y acheter une maison, et où M. Assaf pourrait aisément s’y trouver un emploi vu son expérience dans trois domaines de travail.

C.                La norme de contrôle

[11]           Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions du SPR sur l’existence d’une PRI (Emezekie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 922 au para 24; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 269 au para 8; Smirnova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 347 au para 19). Cette norme s’applique aussi en matière de crédibilité (Ramirez Martin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 664 au para 11) ainsi qu’à l’analyse du risque objectif présent ou futur (Llorens Farfan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 123 au para 12) et de son caractère généralisé ou individualisé (Fenek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 178 au para 14).

[12]           Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la norme de la décision raisonnable exige que la décision soit justifiable, intelligible et transparente et appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 47).

III.             L’analyse : la SPR a-t-elle erré en concluant que la famille Assaf avait une PRI viable à Jounieh?

[13]           La famille Assaf soutient que, selon la preuve, les « éléments syriens » sont liés au Hezbollah et sont donc en mesure de les trouver partout au Liban. Ils rappellent que le Liban est un petit pays et qu’ils devraient y vivre cachés pour ne pas être retrouvés. Ainsi, ils prétendent que la SPR a erré en concluant à l’existence d’une PRI viable et en omettant d’appliquer correctement le test à deux volets établi par la jurisprudence sur cette question (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF) [Thirunavukkarasu]).

[14]           Je ne souscris pas à ces arguments de la famille Assaf.

[15]           L’existence d’une PRI peut être un facteur déterminant pour une demande d’asile (Fedonin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF No 1684 au para 2; Singh Multani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 734 au para 13; Thaneswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 189 au para 32). La conclusion relative à l’existence d’une PRI peut en effet suffire à elle seule pour trancher une demande de contrôle judiciaire (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) [Rasaratnam] au para 8). C’est le cas en l’espèce.

[16]           La notion de PRI repose sur un critère à deux volets. La SPR doit d’abord être convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, il n’y a pas de risque sérieux que le demandeur d’asile soit persécuté dans la région du pays qu’elle désigne comme PRI; en d’autres termes, les circonstances dans la partie du pays où le demandeur aurait pu se réfugier doivent alors être suffisamment sécuritaires pour lui permettre de jouir des droits fondamentaux de la personne. Ensuite, la situation dans cette région du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances et de sa situation (Rasaratnam au para 10; Thirunavukkarasu au para 12).

[17]           Comme je l’ai indiqué dans Deb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1069 aux para 14-15, l’analyse de la PRI se fonde sur le principe voulant que la protection internationale du statut de réfugié ne peut être offerte que si le pays d’origine n’est pas en mesure d’offrir une protection adéquate partout sur son territoire à la personne qui demande l’asile. Il incombe donc au demandeur d’asile de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans son pays d’origine, peu importe l’endroit.

[18]           Pour établir le bien-fondé de leur revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, M. Assaf et sa famille devaient donc démontrer qu’il existe une possibilité sérieuse qu’ils soient exposés à la persécution dans l’ensemble de leur pays d’origine, et non pas seulement dans une partie ou une région du Liban. Il incombait ainsi à M. Assaf et sa famille d’établir qu’il était objectivement déraisonnable pour eux de solliciter l’asile à Jounieh, la région désignée comme sûre par la SPR. Ce fardeau est lourd et exige la preuve de conditions défavorables qui mettraient en péril la vie et la sécurité de la famille Assaf s’ils déménageaient à Jounieh (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) [Ranganathan] au para 15; Iqbal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 415 au para 18). Or, à ce chapitre, je suis d’avis que la SPR a eu raison de conclure que la famille Assaf a échoué les deux volets du test établi dans Thirunavukkarasu.

[19]           En ce qui a trait au premier volet, la SPR a conclu que rien ne prouvait que les « éléments syriens » rechercheraient la famille Assaf ailleurs qu’à Beyrouth au Liban. De plus, la SPR a déterminé que, puisque la famille Assaf a maintenant quitté Beyrouth et que M. Assaf n’a plus son commerce, il ne serait pas logique que les persécuteurs (qui, à la base, voulaient des téléphones cellulaires à bon prix) les poursuivent. Dans les circonstances, il était tout à fait loisible pour la SPR d’ainsi conclure que les activités des présumés persécuteurs de la famille Assaf se déroulent davantage à l’échelle locale et que ces derniers n’auraient pas les ressources et les contacts pour poursuivre M. Assaf et sa famille à Jounieh.

[20]           Quant au second volet, je suis aussi d’avis qu’il était raisonnable pour la SPR de s’attendre à ce que M. Assaf et sa famille se réinstallent à Jounieh vu qu’ils y ont de la famille (la sœur de M. Assaf) et la facilité avec laquelle M. Assaf pourrait se trouver un emploi, compte tenu de ses trois sphères de compétence. Par ailleurs, je note (à l’instar du ministre) que la petite taille du Liban ne fait pas obstacle à l’existence d’une PRI viable (Mohamad Jawad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 232 aux para 43-44). Sur le second critère, la SPR a ainsi examiné la situation personnelle de la famille Assaf et conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour eux de se réinstaller à Jounieh. Enfin, la SPR a observé qu’aucune preuve concrète ne permet d’établir que les « éléments syriens » identifiés par M. Assaf sont effectivement affiliés au Hezbollah. Il n’y a, dans ces constats établis par la SPR sur la base de la preuve dont elle disposait, aucun indice qui me permette de conclure que la décision de la SPR ne fait pas partie des issues possibles acceptables dans les circonstances.

[21]           J’ajoute que des motifs d’ordre humanitaire, tels que la perte d’un emploi, la diminution de la qualité de vie ou le renoncement à des aspirations ne suffisent pas pour conclure à l’inexistence d’une PRI. Ces éléments, qu’ils soient considérés seuls ou avec d’autres facteurs, ne peuvent constituer un risque de persécution que s’ils équivalent à des conditions qui mettraient en danger la vie et la sécurité d’une personne (Ranganathan au para 15; Thirunavukkarasu au para 14). Je conviens avec la SPR que les arguments de la famille Assaf concernant les difficultés qu’ils éprouveraient s’ils déménageaient à Jounieh ne démontrent aucunement que d’y trouver refuge soit déraisonnable. Il n’y en effet aucune preuve que leur vie et leur sécurité y seraient en danger.

[22]           La question que doit trancher ici la Cour a trait au caractère raisonnable de la décision de la SPR sur la PRI. Cela signifie que le rôle de la Cour n’est pas de soupeser à nouveau la preuve dont la SPR disposait, ni d’y substituer ses propres conclusions. La déférence est due aux conclusions de la SPR, parce que lorsqu’elle décide si une personne a qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR, cette décision fait partie de son domaine d’expertise. Le rôle de la Cour est donc limité et, en l’espèce, la Cour ne peut intervenir relativement à l’existence d’une PRI que si cette conclusion de la SPR manque de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47).

[23]           Je suis d’avis que M. Assaf et sa famille n’ont pas démontré que la conclusion de la SPR sur la présence d’une PRI rencontre cet exigeant critère établi par la jurisprudence, ou que la SPR a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

IV.             Conclusion

[24]           Pour l’ensemble de ces raisons, la décision de la SPR constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et qu’elle soit transparente et intelligible. C’est le cas en l’espèce. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[25]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3955-15

INTITULÉ :

ATEF ASSAF, SUZANNE GHORAYEB, CHRISTIANNE ASSAF, GIO ASSAF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 février 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JUIN 2016

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

Pour les demandeurs

Me Guillaume Bigaouette

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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