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Date : 20160614


Dossier : IMM-5575-15

Référence : 2016 CF 666

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ANTON VOLODYMYR POBEREZHNYY

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration présente une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Le gouvernement allègue que les conclusions relatives à la crédibilité rendues par la Section d’appel de l’immigration (SAI) étaient déraisonnables. Le critère à satisfaire est très rigoureux, et la Cour est d’avis que le gouvernement ne s’est pas acquitté de son fardeau. La demande sera donc rejetée pour les motifs suivants.

I.  Faits

[2]  Le défendeur est originaire de la République d’Ukraine. Il a rencontré sa future épouse aux alentours du mois de mars ou d’avril 2004. Cette femme est citoyenne canadienne et était en vacances en Ukraine au moment de leur rencontre. Ils se sont mariés le 23 mars 2008 en Ukraine.

[3]  L’épouse du défendeur l’a parrainé, et le défendeur a obtenu le droit d’établissement le 7 mars 2010 à titre de personne appartenant à la catégorie du regroupement familial. Au cours de la période qui s’est écoulée entre le mariage et l’arrivée du défendeur le 7 mars 2010, l’épouse du défendeur a donné naissance à un enfant le 7 août 2009. Il n’est pas contesté que le défendeur n’est pas le père de l’enfant. Ce qui est au cœur de la question de crédibilité est l’allégation que le défendeur n’était pas au courant de la naissance de l’enfant avant son arrivée au Canada.

[4]  Il semblerait que les époux se seraient réconciliés. Néanmoins, le mariage s’est rompu six mois après l’arrivée du défendeur au Canada, ce qui a mené à un divorce. Le défendeur allègue que le mariage a échoué en raison de la santé mentale de son ex-épouse, ainsi que de différentes croyances religieuses des anciens conjoints.

[5]  Le ministre a jugé que le défendeur s’était présenté sous un faux jour en se disant être admissible au parrainage sous la catégorie du regroupement familial. Il est allégué que le mariage n’était pas authentique. Par conséquent, un rapport a été émis en vertu de l’alinéa 40 (1)a) de la LIPR. Cet alinéa se lit comme suit :

40 (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

40 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

[…]

[…]

[6]  Conformément au paragraphe 44(2), le ministre a déféré le rapport à la Section de l’immigration (SI) pour enquête.

[7]  Une fois saisie de l’affaire, la SI a rendu une décision le 28 janvier 2014. La SI a tiré une conclusion défavorable à M. Poberezhnyy. La SI a trouvé invraisemblable [traduction] « qu’aucun membre de la famille du défendeur, surtout son frère, ne l’ait informé que sa femme avait donné naissance à un enfant dont il pouvait ne pas être le père ». Le commissaire a déterminé que, lorsqu’on a parlé de l’existence de l’enfant au défendeur pendant l’entrevue d’immigration, il a réagi plutôt [traduction] « de façon nonchalante » et d’une façon [traduction] « qui ne reflète pas une personne étant émotionnellement investie dans un mariage authentique ». Il a donc été conclu qu’il est [traduction] « plus probable qu’improbable que le défendeur était au courant de la naissance de l’enfant avant qu’il arrive au Canada et que ce renseignement ne le préoccupait peu ou aucunement puisque ni lui ni son parrain n’étaient dans une relation engagée ».

[8]  La SI a aussi mis en doute le fait que le défendeur aurait rompu la relation en raison des problèmes de santé mentale de son épouse. Plus précisément, le commissaire a signalé que les préoccupations liées à la santé mentale n’ont pas été exprimées ni par l’ancien avocat du défendeur dans les arguments présentés, ni par le défendeur pendant l’entrevue d’immigration. Cet argument a soulevé davantage de doutes puisqu’il n’y avait aucune preuve « objective, crédible et fiable » que l’épouse du défendeur avait de tels problèmes de santé au moment de leur mariage. Essentiellement, cela a ajouté du poids à la prétention du demandeur selon laquelle l’union était un mariage de convenance dès le départ.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[9]  Il y a eu appel devant la SAI, et une décision a été rendue le 18 novembre 2015. Cette décision a infirmé la décision de la SI. Selon la SAI, le défendeur n’était pas une personne visée au paragraphe 40(1) de la LIPR. Il s’agit de cette décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre.

[10]  Lors de l’appel devant la SAI, qui est une instance de novo, le tribunal n’était pas d’accord avec l’évaluation faite par la SI. Par conséquent, ce tribunal était satisfait des descriptions détaillées fournies à l’égard de la rencontre du défendeur et de sa future épouse, de la progression de leur relation, puis de leur décision ultérieure de se marier. Plus précisément, la SAI a jugé que le défendeur n’a pas été mis au courant des problèmes de santé mentale de sa future épouse avant le mariage, conclusion appuyée par la preuve présentée par le père de l’ex-épouse du défendeur confirmant qu’il ne voulait pas informer le défendeur ou les autres de ces troubles. En fait, le défendeur a fourni divers documents médicaux au stade de l’appel pour appuyer son témoignage selon lequel sa femme souffrait de problèmes de santé mentale avant le mariage.

[11]  Bien que le tribunal ait relevé des incohérences entre les arguments faits par le défendeur à l’entrevue d’immigration et ceux qu’il a présentés à la SI et ceux en appel devant la SAI, le tribunal a jugé significatif le fait que les éléments de preuve présentés aux deux derniers tribunaux étaient essentiellement uniformes et a accepté l’explication fournie par le défendeur à l’égard de ces écarts qui, selon lui, étaient le résultat d’erreurs de traduction lors de son entrevue d’immigration. Selon le défendeur, la traduction a été faite par son ami, qui n’est pas un traducteur professionnel. De plus, l’agent n’avait pas relu les réponses au défendeur pour s’assurer qu’elles soient exactes.

[12]  La question qui est sans doute la plus litigieuse est celle à savoir si le défendeur a seulement pris connaissance de la naissance de l’enfant après son arrivée au Canada. La SAI a conclu que le témoignage du défendeur était crédible, notant que son épouse et son père avaient décidé de ne pas dévoiler cette information au défendeur, de peur que cette nouvelle ait une incidence sur le mariage. À l’évidence, la SAI a accepté l’explication.

[13]  Dans le même ordre d’idées, la SAI a contesté la conclusion tirée par le commissaire de la SI qui a évalué la réaction du défendeur à la nouvelle que son épouse avait donné naissance à un enfant pendant son absence. Au lieu de déterminer que le comportement du défendeur était [traduction] « nonchalant », comme l’a conclu le commissaire de la SI, la SAI a conclu que ce comportement semblait plutôt être une réaction d’acceptation de la part du défendeur et un signe de progression. En fin de compte, le tribunal a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le défendeur était indifférent devant la nouvelle puisque son union avec son ex-épouse était purement un mariage de convenance. Par conséquent, la SAI a conclu que le défendeur n’est pas interdit de territoire pour fausses déclarations.

III.  Questions en litige

[14]  Essentiellement, la seule question en litige devant cette Cour est celle à savoir si la SAI en est arrivée à une conclusion qui peut être considérée comme étant déraisonnable. Dans les affaires concernant la crédibilité et la plausibilité, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Yu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 540). Par conséquent, il faut accorder un degré élevé de retenue à l’égard du décideur.

IV.  Analyse

[15]  Le demandeur allègue en l’espèce que des éléments de preuve substantiels jouant un rôle primordial dans l’évaluation de la crédibilité du défendeur n’ont pas été examinés. Cette omission, selon le ministre, ferait que la décision est déraisonnable.

[16]  L’argument présenté par le ministre stipule qu’une lettre déposée par l’avocat du défendeur, non l’avocat qui représente actuellement les intérêts du défendeur, contredit le témoignage du défendeur indiquant qu’il n’était pas au courant de la naissance de l’enfant avant son arrivée au Canada.

[17]  Il semblerait que l’argument du ministre est basé uniquement sur une phrase de cette lettre. Cette lettre, à elle seule, ne contredit pas le témoignage. Le passage en question se lit comme suit : [traduction] « Nina a informé Anton qu’elle était enceinte. Il a accepté cette nouvelle et le couple s’est réconcilié. Nina a donné naissance à l’enfant en août 2009. » Lorsque cette phrase est lue en contexte, elle peut sous-entendre que la réconciliation a eu lieu pendant la période de deux ans entre le mariage et l’arrivée du défendeur au Canada. Cependant, il ne s’agit pas de la seule conclusion qui puisse être tirée de cette phrase. De plus, ceci n’est pas le témoignage du défendeur, mais plutôt une lettre envoyée par l’avocat en février 2013. Il n’est pas clair si la phrase décrit la situation entre le couple au cours des deux ans précédant l’arrivée du défendeur au Canada ou lorsqu’il est arrivé au pays.

[18]  Le demandeur aimerait que cette unique phrase soit considérée comme étant un élément de preuve crucial. Je ne partage pas ce point de vue. Je suis d’avis que la question en litige est, au mieux, accessoire. Le fait que la SAI n’a pas traité précisément une question accessoire ne rend pas la décision déraisonnable. À mon avis, il ne convient pas en l’espèce de s’appuyer en grande partie sur la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL). Une autorité qui serait plus appropriée serait celle de la décision Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, à la page 708 [NL Nurses]. Au paragraphe 18 de la décision, la Cour cite avec approbation un paragraphe tiré du mémoire des défendeurs dans le dossier.

[traduction] La déférence est le principe directeur qui régit le contrôle de la décision d’un tribunal administratif selon la norme de la décision raisonnable. Il ne faut pas examiner les motifs dans l’abstrait; il faut examiner le résultat dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs.

[19]  En l’espèce, il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAI n’est pas raisonnable puisqu’elle ne satisfait pas à la norme établie par la Cour suprême du Canada dans la décision Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Dans cette décision, la Cour a déterminé que la cour de révision doit justifier « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. » (paragraphe 47).

[20]  Il est donc possible que différentes conclusions soient raisonnables. En l’espèce, la SI et la SAI ont rendu des décisions radicalement opposées. Cela s’explique par le fait que les deux tribunaux spécialisés ont exprimé des vues divergentes à l’égard des mêmes éléments de preuve généraux, et que la SAI a entendu des éléments de preuve présentés par le défendeur, ainsi que le témoignage de son ancien beau-père. Pour avoir gain de cause, le demandeur doit démontrer que la décision rendue n’appartient pas aux issues possibles acceptables. Il n’est pas question de préférer une décision à l’autre. Il faut plutôt que la Couronne convainque la Cour que la décision de la SAI est déraisonnable. Ce fardeau n’a pas été acquitté.

[21]  Les motifs de la décision sont, à mon avis, suffisants pour permettre à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision rendue (NL Nurses, au paragraphe 16). Je n’ai trouvé aucun problème lié à l’intelligibilité de la décision de la SAI. D’une part, la SI a conclu que le défendeur manquait de crédibilité et, par conséquent, a rejeté les explications offertes. D’autre part, la SAI a accepté les explications données et a conclu d’une manière générale que le défendeur est crédible après avoir entendu son témoignage. Ce désaccord entre la SI et la SAI à l’égard de la plausibilité de certains aspects du récit du défendeur ne rend pas déraisonnable la décision rendue par la SAI.

[22]  En fin de compte, l’argument du demandeur constitue essentiellement l’expression d’un désaccord avec l’évaluation ultime de la SAI, et marque une préférence à la décision de la SAI. Il n’est pas pertinent de savoir si la Cour est d’accord avec l’un ou l’autre de ces tribunaux. La seule décision qui doit être rendue en l’espèce est à savoir si la décision du tribunal administratif est en soi déraisonnable. Il s’agit d’une conclusion qui ne peut pas être tirée dans le présent dossier. La Cour ne réévaluera pas la preuve.

[23]  Le demandeur a aussi allégué que d’autres éléments de preuve contradictoires n’avaient pas été examinés par la SI. À mon avis, aucun de ces éléments de preuve n’a beaucoup de poids et, par conséquent, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’y a aucune question grave de portée générale.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5575-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. ANTON VOLODYMYR POBEREZHNYY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 juin 2016

COMPARUTIONS :

Alison Engel-Yan

 

Pour le demandeur

 

Robert Gertler

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Gertler Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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