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Date : 20160614


Dossier : T-1352-15

Référence : 2016 CF 662

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

CHSHUKINA, YULIA

 

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Mme Yulia Shchukina (la demanderesse) demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue oralement par une présidente indépendante du tribunal disciplinaire le 30 juin 2015. La demanderesse était reconnue coupable d’une infraction disciplinaire au pénitencier de Joliette; elle plaidait coupable à deux autres infractions disciplinaires semblables le 15 juillet 2015, étant donné la teneur de la décision du 30 juin. Il semble que la demande de contrôle judiciaire est faite en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7.

[2]               Le dossier est confus, mais il est possible d’en tirer les faits essentiels à la résolution de contrôle judiciaire.

I.                   Faits

[3]               La demanderesse a été interpelée à trois reprises pour des infractions semblables. Le 1er avril 2015 (dossier 121653), le 4 avril 2015 (dossier 121661) et le 23 mai 2015 (dossier 121881), la demanderesse ne se serait pas conformée à l’obligation d’être debout dans sa cellule au moment du dénombrement de 21 h 00 ou 11 h 50. Ce ne sont que les faits relatifs à l’infraction du 1er avril qui sont utiles au présent contrôle judiciaire puisqu’à la suite de la décision du 30 juin de trouver la demanderesse coupable malgré la défense offerte, celle-ci semble avoir été trouvée coupable sur plaidoyer de culpabilité pour les deux autres.

[4]               Quant aux faits ayant donné lieu à l’accusation du 1er avril pour laquelle la culpabilité a été reconnue le 30 juin, ils ne sont pas contestés. Au décompte de 11 h 50, la demanderesse était couchée, contrairement à l’obligation qui est faite. Ce n’est que lorsque l’agente de service a cogné à la porte que la demanderesse s’est réveillée en sursautant et s’est alors levée rapidement. Un rapport d’infraction a été préparé.

II.                Le contexte juridique

[5]               L’infraction dont la demanderesse a été accusée à trois reprises se trouve au paragraphe 40r) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, ch 20 [la Loi]:

40 Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

40 An inmate commits a disciplinary offence who

. . .

r) contrevient délibérément à une règle écrite régissant la conduite des détenus

(r) wilfully disobeys a written rule governing the conduct of inmates;

[6]               Il n’est pas contesté en notre espèce que le Manuel de l’établissement de Joliette contient la règle écrite régissant la conduite à laquelle la demanderesse doit se soumettre sous peine de contrevenir au paragraphe 40r) de la Loi. C’est la section 4, qui régit la vie à l’établissement qui trouve application ici. On y lit, au paragraphe 4.10 :

4.10     RÈGLEMENTS DE L’ÉTABLISSEMENT

L’ignorance de ces règlements ne sera pas considérée comme une excuse valable si vous êtes prise en défaut. Ce présent document dans son ensemble constitue également un ordre écrit de la directrice.

Toujours au paragraphe 4.10, on retrouve l’obligation faite de demeurer debout aux dénombrements de 11 h 50 et 21 h 00 :

4.         Sauf sur avis contraire, toutes les détenues doivent absolument être présentes dans leur chambre lors des dénombrements officiels. De plus, lors du dénombrement de 11h50 et 21h00, vous demeurez debout dans votre chambre et ce, le temps nécessaire à ce que les intervenants de première ligne aient terminé le dénombrement de l’unité.

5.         Les heures du dénombrement sont : 06h05, 11h50, 16h45, 21h00, 22h30 et 00h05

[7]               Ce manuel de la détenue est créé par le directeur de l’établissement de façon à préciser la Directive du Commissaire 506-4 (la Directive), adoptée elle en vertu de l’article 98 de la Loi. Cette Directive du Commissaire traite du dénombrement des détenus et prévoit spécifiquement que le directeur de l’établissement doit instituer les procédures précises qui s’ajoutent aux règles plus générales de la Directive.

[8]               Quant au tribunal disciplinaire dont il est question dans notre cas, il est nommé en vertu du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement). L’article 24 prévoit la nomination de présidents indépendants.

A.                Les questions en litige

[9]               La demanderesse a soulevé une défense d’excuse légitime en défense à l’infraction relevée contre elle. Elle prétendait être en sevrage de médicaments qui l’aurait rendue somnolente à cause de la fatigue ainsi générée. Elle aurait cessé son utilisation des médicaments le 6 mars 2015. L’infraction pour laquelle elle était jugée aurait été commise le 1er avril.

[10]           Essentiellement, la demanderesse se plaint que sa défense dite « d’excuse légitime » n’a pas été retenue par la présidente indépendante. L’excuse légitime présentée en l’espèce, si je comprends bien, consisterait en l’état de santé au moment du délit qui aurait pour effet de nier la présence de l’intention requise en l’espèce (para. 25, mémoire des faits et du droit).

[11]           De plus, la demanderesse prétend que la présidente indépendante a mal appliqué le droit relatif au doute raisonnable. Elle dit que son seul témoignage sur la fatigue ressentie à cause du sevrage était suffisant pour présenter sa défense d’excuse légitime, sans qu’il soit nécessaire d’avoir une preuve corroborative ou le témoignage d’un expert. Le témoignage d’un infirmier selon lequel la demanderesse ne s’est pas plainte de fatigue était sans conséquence. Pour la demanderesse, la présidente indépendante a mal apprécié la notion de doute raisonnable, le moyen de défense une fois invoqué devant être réfuté hors de tout doute raisonnable. La demanderesse n’avait aucune charge de persuasion.

[12]           Le libellé de l’infraction est en termes de contravention délibérée. Dès lors, la demanderesse plaide que sa culpabilité ne peut être établie que s’il est prouvé qu’elle a agi de manière intentionnelle. Notant que la preuve démontre qu’elle a été réveillée en sursaut et qu’elle s’est levée rapidement, cela démontrerait une absence d’intention d’enfreindre délibérément la règle écrite.

[13]           Enfin, la demanderesse se plaint des motifs insuffisants de la présidente indépendante. Elle aurait dû, selon la demanderesse, expliquer en quoi les explications données et la défense légitime présentée ne soulevaient pas un doute raisonnable.

III.             La décision dont le contrôle judiciaire est demandé

[14]           La décision rendue le 30 juin 2015 n’est pas un modèle de clarté. C’est souvent le cas lorsque les motifs de décision sont présentés oralement après à peine quelques minutes de délibération. Par ailleurs, l’affaire n’était de celles qu’on peut qualifier de très complexe quant aux faits mis en preuve.

[15]           La présidente indépendante note que la demanderesse s’est levée rapidement. Elle note aussi que les effets de sevrage des médicaments auraient été de la nausée, et non la somnolence. De fait, la demanderesse ne se serait plainte que de nausée et d’augmentation de son anxiété au cours des jours précédant l’infraction alléguée.

[16]           Analysant la « question médicale », la présidente déclare que la question n’a pas soulevé de doute. Au contraire, non seulement cette question n’a pas eu l’heur de soulever un doute, mais cela aura plutôt renforcé la position du service correctionnel. On doit remarquer que l’infirmier de l’institution a témoigné que suite à des vérifications, il avait conclu que la somnolence n’est pas une conséquence de tel sevrage; ainsi la présidente remarque que « . . . le service correctionnel m’a convaincu [sic] hors de tout doute raisonnable encore plus avec le témoignage de l’infirmier ok. » (transcription du 30 juin 2015, p. 41). On peut lire à la page 42 que « [l]e fait de ne pas vous être levée au compte équivaut dans mon esprit à contrevenir délibérément à la règle. »

[17]           En fin de compte, la présidente indépendante n’a pas accepté la prétention de la demanderesse que sa somnolence aurait été causée par le sevrage de médicaments qui aurait commencé trois semaines plus tôt pour l’infraction du 1er avril, celle au sujet de laquelle la décision a été articulée. L’infirmier appelé à témoigner aura confirmé le tout selon la présidente. La somnolence ne pouvant être une explication, la présidente a conclu que l’infraction, qui consiste en ne pas être demeurée debout le temps nécessaire pour que le dénombrement soit effectué, tel que le prévoit le manuel de la détenue, était démontré hors de tout doute raisonnable.

IV.             Norme de contrôle

[18]           Puisque c’est du contrôle judiciaire de la décision de la présidente indépendante dont il s’agit, ce sont les règles du droit administratif qui s’appliquent. Il ne s’agit pas d’un appel, mais plutôt d’une révision qui procède en vertu de la norme de contrôle de la décision raisonnable sauf pour certaines questions de droit, dont les quatre étudiées dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 55 à 61, [2008] 1 RCS 190.

[19]           Notre Cour a décidé à de très nombreuses reprises que les questions de faits et les questions mixtes de faits et de droit sont l’objet d’un contrôle sur la base de la raisonnabilité. Qui plus est, la Cour a décidé de manière très spécifique en droit carcéral en déclarant que « l'appréciation de la culpabilité d'un détenu en matière de droit disciplinaire carcéral était assujettie à la norme de la raisonnabilité » (Boucher-Côté c Canada (Procureur général), 2014 CF 1065 au para 16 [Boucher-Côté], et la jurisprudence qui y est citée).

[20]           Ce genre d’examen est au cœur de la juridiction spécialisée des présidents indépendants dont c’est le rôle de déterminer si des infractions disciplinaires ont été commises. Ces présidents indépendants appliquent la norme « hors de tout doute raisonnable » que la Loi exige en ces matières (paragraphe 43(3) de la Loi).

[21]           La Cour devra donc faire preuve de déférence à l’endroit de la décision attaquée. Elle ne substitue pas au jugement de la présidente indépendante, mais cherche plutôt à voir si cette décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en fonction des faits et du droit. De même, on dira que « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel . . . » (Dunsmuir au para 47).  La Cour ne substitue pas ses propres conclusions mais plutôt contrôle la légalité de la décision en confirmant, ou pas, le caractère raisonnable de la décision attaquée.

V.                Analyse

[22]           Il se trouve que les arguments invoqués dans cette affaire ont une certaine familiarité avec ceux invoqués dans Boucher-Côté, précité. Là aussi, on invoquait une application incorrecte des critères juridiques quant à la preuve hors de tout doute raisonnable. On s’y plaignait de motifs de jugement laconiques, n’expliquant pas, aux dires de l’avocat dans cette affaire, pourquoi le témoignage du détenu ne soulevait pas un doute raisonnable. Avec égards, je crains que la tentative faite en notre espèce ne soit pas non plus couronnée de succès.

[23]           Essentiellement, la cause de la demanderesse repose sur la proposition qu’elle a une excuse légitime. Cette excuse légitime consiste en l’état de santé de la demanderesse qui, dit-elle, résulte d’un sevrage de médicaments engendrant de la somnolence. Ainsi, si elle dormait lors du décompte du 1er avril, ce serait pour ainsi dire malgré elle. Le mémoire des faits et du droit propose que « la demanderesse a présenté une défense d’excuse légitime reliée à son état de santé au moment du délit reproché afin de démontrer à la présidente indépendante l’absence d’intention. » Cette proposition pose problème.

[24]           Il ne saurait être contesté que les excuses et justifications de Common Law, ou un moyen de défense à une inculpation, continuent d’exister. La partie générale du Code criminel, LRC (1985), ch C-46, le prévoit spécifiquement et ces défenses s’appliquent à l’égard des poursuites pour une infraction visée par toute loi fédérale (paragraphe 8(3) du Code criminel). L’infraction reprochée se trouve au paragraphe 40r) de la Loi. Les défenses de Common Law lui sont opposables.

[25]           Cependant, au plan conceptuel, on cherche en vain le fondement de la défense proposée. Alors que des défenses de Common Law comme la nécessité (R. v Morgentaler, [1976] 1 RCS 616, R. c Perka, [1984] 2 RCS 232 [Perka]), l’« entrapment » (R. c Mack, [1988] 2 RCS 903, l’intoxication volontaire extrême (R. c Daviault, [1994] 3 RCS 63) ont toutes un élément de disproportion, il est loin d’être clair quel devrait être le niveau de somnolence nécessaire pour constituer une excuse. Comme la Cour suprême le notait dans Perka, précité, la justification « . . . a pour effet de repousser le caractère mauvais d'un acte qui techniquement constitue un crime. . . Les gens sont souvent louangés pour de tels actes parce qu'ils sont accomplis pour un motif grand et noble. » (page 246). Telle n’est pas la nature de l’excuse. Ainsi, quant à l’excuse de la nécessité, la Cour insistait sur l’absence de choix viable ou raisonnable (page 250), la disproportion d’imposer une sanction criminelle quand la personne n’a pas de choix viable. Quant à l’intoxication volontaire, elle est celle qu’on associerait à l’automatisme, l’absence de conscience avoisinant l’aliénation mentale ou l’automatisme. Ici, rien de tel n’a été mis de l’avant. En fin de compte, on ne sait pas en quoi consiste la défense. On ne sait pas plus si elle existe en Common Law. Telle que formulée, on comprend mal quels en seraient les paramètres.

[26]           En fait, indépendamment de la difficulté conceptuelle d’établir des paramètres adéquats, le problème fondamental qui se pose à la demanderesse est que le fondement factuel d’une défense doit être établi. Pour ce faire, une base factuelle est nécessaire selon laquelle le sevrage engendrerait la somnolence, et cette base factuelle doit être acceptée par le décideur. Or, la présidente indépendante n’a pas accepté cette preuve. Elle a plutôt accepté la preuve de l’infirmier selon laquelle la somnolence n’est pas symptomatique de l’arrêt de consommation de médicaments.

[27]           Ainsi, la présidente indépendante n’a pas retenu la preuve de la demanderesse, comme elle peut d’ailleurs le faire. La demanderesse ne s’est jamais plainte de somnolence à la suite de l’arrêt des médicaments; elle a plutôt été traitée pour les nausées dont elle s’est plainte auprès du médecin de l’institution. Non seulement cela tend à prouver que la somnolence est une raison récente invoquée par la demanderesse, mais en plus cela tend à démontrer que la demanderesse savait se plaindre de maux de santé. De plus, la preuve offerte par l’infirmier, invité à témoigner tant par l’institution que la demanderesse, ne peut qu’être vue que comme allant dans une direction opposée à celle souhaitée par la demanderesse. Il en résulte que la version de la demanderesse sur la somnolence due au sevrage était récente et contredite par la preuve de nature médicale devant la présidente. On voit mal en quoi son choix de conclure que la somnolence due au sevrage n’avait pas de base factuelle serait non raisonnable. La preuve au dossier donnait certes ouverture à une telle conclusion.

[28]           Puisqu’il n’y a pas de preuve suffisante pour fonder que la somnolence alléguée provenait du sevrage, il en résulte que l’excuse légitime voulant qu’il y ait eu somnolence et qu’elle était causée par une source externe ne peut être retenue, faute de base factuelle.

[29]           La demanderesse a aussi argumenté que la présidente indépendante avant mal appliqué les « critères en matière de doute raisonnable ». Si je comprends l’argumentaire, se reposant sur R. c W. (D.), [1991] 1 RCS 742 [W. (D.)], on prétend que le rejet du témoignage d’un accusé ne pourrait être retenu contre lui. Il n’est pas non plus nécessaire qu’une excuse légitime repose sur autre chose que le témoignage de la demanderesse. On reproche à la présidente indépendante d’avoir décidé que la preuve médicale jouait contre la demanderesse. Ces critiques ne sont pas fondées.

[30]           Dans cette affaire, la présidente indépendante n’a en aucune manière inversée le fardeau de la preuve, comme la décision W. (D.) cherche à l’éviter. Ainsi, si un accusé témoigne dans un procès criminel, les directives au jury doivent éviter de faire porter toute la décision sur la croyance de la version donnée par un accusé. Accepter ou non la version donnée par l’accusé ne met pas un terme aux délibérations. C’est pourquoi des directives sont données pour instruire le jury que même s’il ne croit pas l’accusé, la preuve de la Couronne peut quand même receler un doute raisonnable et un acquittement devrait alors être prononcé. Le jury ne doit pas trouver coupable si malgré le témoignage non cru de l’accusé il conclut que l’ensemble de la preuve ne convainc pas hors de tout doute raisonnable. Le fardeau n’est jamais renversé dans un procès criminel.

[31]           Mais, cela n’a rien à voir avec l’affaire qui nous concerne. Ici, la présidente indépendante n’a pas accepté le témoignage de la demanderesse, raisonnablement à mon avis, mais il n’y a aucune indication qu’elle a ainsi transformé ce rejet en une pièce à conviction contre la défenderesse. Elle a plutôt choisi la preuve venant de l’infirmier voulant que la somnolence ne soit pas induite par le sevrage. La présidente pouvait aussi considérer que dans les trois semaines suivant l’arrêt de la consommation des médicaments, la demanderesse s’est plainte de nausées, au point qu’elle a été vue par un médecin, mais pas de cette somnolence. Contrairement à ce qui est affirmé par la demanderesse, la présidente n’a jamais requis corroboration; elle a plutôt préféré une preuve autre que celle de la demanderesse. Il n’y a là rien de non raisonnable. Comme le disait le juge Lemieux dans une décision sur laquelle la demanderesse cherche appui, « [l]e demandeur n'est pas tenu de produire de la preuve médicale ou d'autre preuve documentaire, mais dans plusieurs cas, il a intérêt à le faire. » (Boissel c Canada (Procureur général), 2011 CF 560 au para 12).

[32]           La demanderesse soumet que le fait qu’elle se soit réveillée en sursaut démontre qu’elle ne saurait avoir eu l’intention de ne pas s’être tenue debout lors du dénombrement. Si je comprends bien, cette réaction serait à elle seule suffisante à induire une conclusion de l’absence d’intention. À l’évidence, cette prétention n’a pas été retenue. La demanderesse avait le fardeau de démontrer que cette proposition, plutôt inusitée, ne pouvait raisonnablement être rejetée. Elle ne s’est pas déchargée de ce fardeau. L’obligation qui est faite aux détenues est qu’elles doivent être debout au décompte de 11 h 50. Le fait d’être réveillée en sursaut n’a pas à voir avec l’obligation d’être debout. D’ailleurs ni l’avocat agissant en contrôle judiciaire, ni l’avocate devant la présidente indépendante n’ont articulé le lien entre le réveil soudain et l’obligation faite d’être debout.

[33]           La demanderesse avait le fardeau sur contrôle judicaire de satisfaire la Cour que la décision est déraisonnable parce qu’elle n’est pas l’une des issues possibles et acceptables pouvant se justifier. Ce n’est pas le rôle de la Cour de substituer son opinion, d’autant que la preuve a été entendue par la présidente indépendante. C’est une invitation que la Cour doit décliner.

[34]           Finalement, la demanderesse se plaint de la qualité des motifs de décision référant, tout comme il avait été fait dans Boucher-Côté, à la décision dans Cyr c Canada (Procureur général), 2011 CF 94.

[35]           L’état du droit a changé depuis. Dans Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses' Union], la Cour a expressément rejeté la notion que l’insuffisance des motifs est à elle seule suffisante pour casser une décision (para 14). Les cours de révision sont plutôt invitées à « . . . examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat. » La Cour cite avec approbation au paragraphe 12 de sa décision ce passage tiré d’un article du Professeur Dyzenhaus :

[TRADUCTION] Le "caractère raisonnable" s'entend ici du fait que les motifs étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Autrement dit, même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d'abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer. Car s'il est vrai que parmi les motifs pour lesquels il y a lieu de faire preuve de retenue on compte le fait que c'est le tribunal, et non la cour de justice, qui a été désigné comme décideur de première ligne, la connaissance directe qu'a le tribunal du différend, son expertise, etc., il est aussi vrai qu'on doit présumer du bien-fondé de sa décision même si ses motifs sont lacunaires à certains égards. [Je souligne.]

(David Dyzenhaus, "The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy", dans M. Taggart, ed., The Province of Administrative Law (1997), 279, à la p. 304)

De même, la Cour a endossé un paragraphe tiré du mémoire des intimés dans Newfoundland and Labrador Nurses' Union qui, à mon avis, mérite d’être reproduit parce qu’il met en exergue que les motifs sont examinés dans le contexte de la preuve et des arguments des parties :

18.       . . . [TRADUCTION] La déférence est le principe directeur qui régit le contrôle de la décision d'un tribunal administratif selon la norme de la décision raisonnable. Il ne faut pas examiner les motifs dans l'abstrait; il faut examiner le résultat dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus. Il n'est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs. [par. 44]

[36]           La décision sous étude est loin d’être parfaite, mais la perfection n’est pas le standard requis. En l’espèce, la demanderesse aurait espéré des motifs étoffés pour exprimer pourquoi un doute raisonnable n’a pas émergé, d’autant que la demanderesse avait soumis une excuse légitime. Elle prétend ne pas pouvoir déterminer pourquoi sa version n’a pas été retenue.

[37]           La Cour a lu le dossier et les transcriptions des audiences devant la présidente indépendante, et a même écouté l’enregistrement des plaidoiries et de la décision. À l’examen de la preuve et des arguments, et tenant compte du processus en ces matières, les motifs de la décision sont compréhensibles. L’attention aura été portée sur la soi-disant somnolence engendrée par le sevrage qui aurait été une défense à l’accusation. Une fois cette excuse écartée, parce que non soutenue par la preuve, bien au contraire la preuve pouvait permettre de conclure à la commission de l’infraction. C’est la déférence qui préside. La Cour de révision cherche à compléter avant de contrecarrer.

[38]           Il est très clair que la présidente indépendante était alerte aux deux questions qui étaient soulevées par la demanderesse : l’existence d’une excuse légitime et l’absence d’intention. Puisque la « preuve médicale » ne supportait pas la prétention que la somnolence résultait d’un sevrage, et il s’agissait là de la seule preuve outre la prétention de la demanderesse elle-même, ladite défense pouvait raisonnablement être exclue. Quant à l’intention requise, il était plaidé que le fait que la demanderesse se soit levée rapidement était la preuve qu’elle n’avait pas l’intention de contrevenir à la règle comme le requiert le paragraphe 40r) de la Loi. Or, ce qui importe c’est l’intention de contrevenir au contenu de la règle. Cette règle veut que la détenue demeure debout le temps nécessaire pour que les intervenants terminent le dénombrement. Le fait que la demanderesse se soit levée, même rapidement, ne répond pas à l’obligation qui est faite.

[39]           À sa face même, le comportement de la demanderesse contrevient à l’obligation de demeurer debout. Sa défense d’excuse légitime n’étant pas retenue, et en l’absence d’une autre explication, la présidente indépendante a conclu à la commission de l’infraction disciplinaire hors de tout doute raisonnable, y inclus l’intention requise par la Loi. La seule défense offerte à cet égard était que la demanderesse s’est levée ce qui, si on suit la logique offerte, ne démontre pas une absence d’intention de demeurer debout jusqu’à ce que le dénombrement soit terminé. J’ai cru comprendre de l’argumentaire de l’avocate de la demanderesse devant la présidente indépendante que l’intention était absente parce que la demanderesse ne voulait pas porter atteinte à la raison d’être de la règle; ainsi, elle s’est levée rapidement. Mais, tel n’est pas l’infraction alléguée : la raison d’être d’une règle est sans pertinence et la demanderesse devait être debout. Elle ne l’était pas. La présidente indépendante pouvait conclure que s’il n’y avait pour explication que le fait que la demanderesse s’est levée rapidement, cela ne soulevait pas un doute raisonnable sur son intention de ne pas demeurer debout durant le temps prescrit.

[40]           Il ne restait plus qu’à voir si la preuve de l’agente établissait que la demanderesse n’était pas debout au moment du dénombrement. Il n’y avait aucune indication au dossier de l’état de la demanderesse outre qu’elle dormait lors du décompte et qu’elle n’était pas debout comme requise. L’actus reus était établi.

[41]           La Cour ne peut évidemment pas juger de la sagesse de la règle. Cependant, on peut noter que trois avertissements avaient été donnés au préalable à la demanderesse qui en n’aucune manière n’a indiqué en réponse aux avertissements souffrir d’autre chose que de nausées (je ne minimise aucunement combien incommodant sont les nausées; d’ailleurs la demanderesse a reçu une ordonnance médicale à cet effet après la date de commission de l’infraction). Il n’a pas été invoqué que les nausées aient été la cause de la violation de cette règle.

[42]           La présidente indépendante répondait donc aux arguments qu’elle venait d’entendre quelques minutes plus tôt en rendant sa décision. La conclusion à laquelle elle en est arrivée, lorsqu’examinée dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus est raisonnable.

[43]           Comme il a été souvent dit, l’instance administrative ne doit pas être transformée en un procès, civil ou criminel, devant les tribunaux de droit commun. Il n’en reste pas moins que les décisions courtes, laconiques et empreintes d’ambiguïté sont à éviter (Ayotte c Canada (Procureur général), 2003 CAF 429, 320 NR 339). Elles risquent de ne pas satisfaire au test de Newfoundland and Labrador Nurses' Union. La décision en l’espèce est à la limite du raisonnable, grâce à l’examen de la preuve et des plaidoiries auxquelles la décision répond, et grâce au fait que les arguments n’étaient pas nombreux.

[44]           La demanderesse n’a pas demandé ses frais alors que le défendeur les a demandés. La demanderesse a suggéré que des dépens fixés à 500 $ seraient déjà onéreux.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Des dépens de 250 $ sont ordonnés au profit du défendeur.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1352-15

 

INTITULÉ :

YULIA CHSHUKINA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Me Pierre Tabah

 

Pour la demanderesse

YULIA CHSHUKINA

 

Me Virginie Harvey

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Labelle, Côté, Tabah et Associés

Avocat(e)s

St-Jérôme (Québec)

 

Pour la demanderesse

YULIA CHSHUKINA

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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