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Date : 20160620


Dossier : T-1483-15

Référence : 2016 CF 687

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

ALAIN GRENIER (ANCIEN COMBATTANT)

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le demandeur, M. Alain Grenier, se présente en Cour fédérale pour obtenir le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) du 7 août 2015, qui a considéré comme étant irrecevable sa plainte quant au traitement qu’il dit avoir reçu au cours des années où il a fait partie des Forces armées canadiennes.

[2]               La seule véritable question qui se pose à la Cour est de déterminer si cette décision prise par la Commission est raisonnable dans les circonstances. L’allégation que le demandeur n’a pas fait valoir son point de vue pleinement n’a fait l’objet d’aucun argument. À la lumière des observations faites sur plusieurs pages par le demandeur, il était clair que l’allégation est sans valeur. Il n’est donc pas utile de faire un long exposé des faits allégués à la plainte déposée auprès de la Commission. Après examen du dossier, la Cour en vient à la conclusion que la décision de la Commission est raisonnable et que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

I.                   Les faits

[3]               Le demandeur est admis au sein des Forces canadiennes le 2 avril 2004. Il avait au préalable été un enquêteur privé et avait travaillé pour différentes forces policières.

[4]               Dès son entraînement au collège militaire de Saint-Jean, puis à la base de Borden et de retour à Saint-Jean, le demandeur prétend avoir vécu des moments difficiles. En particulier, il a reçu un entraînement afin de joindre la police militaire. Il prétend avoir subi des épisodes de harcèlement et d’injustice de la part de ses supérieurs, ceux-ci lui manquant de considération et de respect. Il aurait reçu des sanctions qui n’étaient pas méritées.

[5]               Ainsi, un grief est déposé formellement le 24 novembre 2005 afin de faire annuler une décision ayant eu pour effet de le rétrograder. Ce grief a été accueilli le 26 mars 2006. Cela n’aurait pas empêché qu’il continue de subir harcèlement et préjudice. De fait, après son arrivée à la garnison GRN de Saint-Jean, ayant terminé sa formation, les traitements abusifs auraient continué. De plus, le demandeur a été l’objet de maux physiques à compter du 12 mars 2007 alors que des douleurs dans les jambes et des difficultés pulmonaires l’ont frappé. Il semblerait qu’en juillet 2007, un diagnostic relatif à la dépression était posé par un médecin militaire, le tout résultant éventuellement en un diagnostic le rendant inapte à poursuivre le métier de policier militaire. Ce diagnostic est posé le 8 mai 2008.

[6]               Suite au congé de maladie pris en 2008, le demandeur devait être libéré des Forces canadiennes le 16 février 2010 pour des raisons médicales. Le dernier examen médical subi était en janvier 2010.

[7]               Alors même que le demandeur subissait des ennuis de santé, il entreprit des démarches afin de bénéficier de prestations d’invalidité. La demande fut faite le 6 novembre 2007. Cette demande fit son chemin et le 22 septembre 2008, un arbitre refusait la demande faite au motif que la documentation médicale alors au dossier n’aurait pas révélé une preuve objective d’injustice et de harcèlement de la part des autorités militaires justifiant la conclusion qu’ils seraient la source du trouble de l’adaptation avec humeur mixte dont se réclamait le demandeur pour prétendre à l’obtention d’une prestation d’invalidité.

[8]               Le demandeur ne laissa pas les choses en plan. Il fit une demande de révision qui fit l’objet d’une décision le 3 novembre 2009. Fut alors accordée une indemnité de l’ordre de 2/5 de la pension par ailleurs payable pour l’invalidité affectant la personne  parce que le grief aurait aggravé l’affection psychologique du demandeur; cependant, la décision en révision maintenait que preuve n’avait pas été faite que les injustices ou le harcèlement de la part des autorités militaires étaient la cause du trouble invoqué.

[9]               Encore là, le demandeur n’était pas satisfait et il devait loger un appel devant le comité de révision. Celui-ci s’est prononcé le 8 juin 2010 et il refusait la pleine indemnité.

[10]           L’étape suivante était un appel devant le comité d’appel qui lui aussi rendait une décision, le 4 novembre 2011, confirmant la décision du comité de révision. Ainsi, la pension du demandeur était maintenue au 2/5.

[11]           Le demandeur a porté cette décision devant notre Cour en contrôle judiciaire. Sa demande a été couronnée de succès et l’affaire était retournée devant le comité d’appel (Tribunal des anciens combattants (révision et appel) Canada connu comme le TACRA), qui en est venu à la conclusion, le 18 novembre 2013, qu’une pension au 5/5 était appropriée.

II.                La décision dont on recherche le contrôle judiciaire

[12]           Ce dont il est ici question, c’est du refus de la Commission de poursuivre cette plainte au motif qu’elle est irrecevable en raison de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), ch H-6 (la Loi). L’alinéa pertinent est reproduit :

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

. . .

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[13]           En l’espèce, la décision a été rendue de façon formelle le 29 juillet 2015. Il aura fallu, dans un premier temps, que la Commission se satisfasse que le dernier des faits sur laquelle la plainte est fondée dépassait une année et, dans un deuxième temps, qu’il n’était pas indiqué dans les circonstances de proroger ce délai d’un an. L’essentiel de la décision se trouve au 2e paragraphe de celle-ci. Je le reproduis :

La Commission note en particulier que le plaignant a poursuivi un autre recours et était capable de fournir des instructions à ses procureurs dans le cadre de ce processus. Bien qu’une note médicale ait été fournie pour tenter d’expliquer le long délai précédant le dépôt de la plainte, cette note est vague et se limite à indiquer que le plaignant n’avait pas la capacité de déposer une plainte. La note médicale ne précise pas le délai pendant lequel le médecin estime que le plaignant était incapable de poursuivre une plainte en matière de droit de la personne et n’indique pas non plus que le plaignant a présentement la capacité de le faire maintenant. La Commission note de plus que, étant donné le délai écoulé, l’intimé a détruit certains documents pertinents conformément à ses politiques de conservations de documents. Pour ces motifs et ceux énoncés dans le rapport, la Commission décide de ne pas statuer sur la plainte.

[14]           Comme c’est souvent le cas en ces matières, la Commission a entériné le rapport d’enquête et celui-ci fournit sensiblement plus d’informations. Le processus suivi par la Commission aura été rigoureux. C’est la plainte déposée par M. Grenier le 28 mai 2014, qui donne lieu à une enquête et au rapport qui conclura qu’il y a lieu d’appliquer l’alinéa 41(1)e)de la Loi. Il n’est pas inutile de citer au long la raison qui est donnée à la plainte pour que celle-ci soit l’objet d’une enquête :

Ce n’est que par l’entremise de la décision rendue le 18 novembre 2013 par le comité d’appel du TACRA (lui accordant une pleine indemnité pour son trouble de l’adaptation avec humeur mixte) que l’état psychique du plaignant s’est cristallisé et qu’il a pu ressentir l’ampleur des épisodes de discrimination, de harcèlement dont il fut victime lors de son service au sein des FC.

Le rapport d’enquête est daté du 26 mars 2015. Il fera l’objet de commentaires, observations et représentations de la part du demandeur les 15 mai et 23 juin 2015 alors que le Ministère de la Défense nationale faisait valoir son point de vue le 27 avril 2015.

[15]           Du rapport, nous apprenons que le demandeur avait communiqué avec la Commission dès avril 2012. Il faisait parvenir des documents en mars 2014 et, après quelques essais, sa plainte est reçue le 29 mai 2014. Le rapport note d’emblée que le dernier acte discriminatoire allégué date de février 2008. La plainte est, par définition, hors délai.

[16]           Malgré que M. Grenier argue que la discrimination se serait cristallisée dans son esprit en novembre 2013 lorsqu’il a compris l’ampleur de la discrimination et du harcèlement dont il dit être victime, alors qu’il recevait une décision favorable du TACRA, cet argument n’est pas retenu. Le rapport indique au paragraphe 25 :

25.       Il est établi que dans les cas où un plaignant prend connaissance d’un acte discriminatoire après les faits, la date de discrimination est le moment où le plaignant aurait dû savoir qu’il était victime de discrimination. Dans le présent cas, le plaignant décrit une situation que s’étale sur plusieurs années; il aurait dû savoir avant novembre 2013 qu’il faisait peut-être l’objet de pratiques discriminatoires. En fait, il est clair qu’il réalise qu’il y a un problème au travail avant novembre 2013, car il dépose des griefs et mises en demeure contre la mise en cause concernant la discrimination en octobre 2005, février 2007 et janvier 2009, par l’entremise de ses avocats.

[17]           Le rapport s’appuie sur le fait que le demandeur a poursuivi des recours devant le TACRA au cours des années pour confirmer qu’il aurait dû être en mesure de déposer un recours en temps utile. Le rapport spécifie :

29.       Le plaignant a utilisé un autre recours, le TACRA, contre la mise en cause pour faire reconnaître sa déficience et son droit à l’indemnité d’invalidité. Le TACRA lui a été favorable reconnaissant que le diagnostic du plaignant est entièrement relié à sa situation de travail. La mise en cause souligne qu’ayant la capacité d’utiliser ce recours, le plaignant a démontré qu’il avait la capacité de déposer sa plainte auprès de la Commission dans les délais requis. Il faut aussi noter que l’utilisation d’un autre recours n’absout pas le plaignant de ses responsabilités de déposer une plainte dans les délais requis.

Le rapport conclut ainsi au paragraphe 31 :

31.       Il appert que le plaignant n’a pas fait preuve de diligence dans le dépôt de sa plainte, laquelle a été déposée plus de six ans après le dernier acte discriminatoire allégué. Le dernier acte discriminatoire allégué a eu lieu en février 2008 alors que la plainte a été déposée en mai 2014. Bien qu’il admette que sa plainte a été déposée en retard, le plaignant n’a pas fourni d’explication raisonnable sur ce retard. Le plaignant demande à la Commission d’utiliser sa discrétion pour statuer sur sa plainte en vertu de son état de santé. Cependant, le plaignant était représenté par plusieurs avocats, qui agissaient en son nom auprès du TACRA. En fait, le plaignant et ses avocats étaient capables de poursuivre cette autre procédure judiciaire pendant des années, ce qui démontre qu’ils auraient dû déposer une plainte auprès de la Commission selon les délais prescrits par la Loi. Ses avocats étaient capables de déposer sa plainte auprès de la Commission en son nom, mais ne l’ont pas fait.

III.             Les prétentions des parties

[18]           Le demandeur a soulevé plusieurs questions, certaines répétitives, qui, à mon avis, peuvent se résumer à ceci :

  1. Le demandeur a-t-il droit de bénéficier d’une présomption selon laquelle le délai d’un an pour soumettre sa plainte a été respecté?
  2. La décision de la Commission de refuser de proroger le délai d’un an pour présenter une plainte était-elle raisonnable?
  3. Le demandeur a-t-il été privé de son droit d’être entendu par la Commission parce qu’on l’aurait empêché de développer davantage l’explication des motifs de son incapacité à soumettre sa plainte?
  4. L’intelligibilité de la décision de la Commission est-elle suffisante eu égard au droit?

[19]           Le demandeur a développé son argumentaire en audience.

[20]           Alors que son mémoire des faits et du droit soulevait de nombreuses questions qui sont résumées au paragraphe 18 des présents motifs, le demandeur n’avait pas développé à son mémoire ses arguments. Lors de sa présentation à l’audience, l’argumentation a été limitée à prétendre que le seul temps pertinent aux fins de l’alinéa 41(1)e) est le 18 novembre 2013, le jour où la décision du TACRA a confirmé une pension au 5/5, reconnaissant que l’invalidité provenait du harcèlement subi.

[21]           Le demandeur considérait avoir trouvé appui dans la décision Tamachi c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2005 CF 1534 [Tamachi].

[22]           À la suite de questions posées par la Cour, le demandeur a confirmé qu’il ne s’attaquait pas au défaut de proroger le délai de prescription comme le permet l’alinéa 41(1)e). De plus, l’utilisation de la notion de présomption n’est pas ce que le demandeur avait à l’esprit. Le demandeur ne cherchait qu’à exprimer que la date de la dernière décision au sujet de sa pension d’invalidité était celle où le harcèlement qu’il aurait subi s’est cristallisé.

[23]           J’ai quand même décidé d’examiner les motifs du refus de proroger le délai d’un an parce que je n’étais pas convaincu que le demandeur, qui ne jouit pas des services d’un avocat, avait parfaitement compris la portée de la concession qu’il faisait.

[24]           Comme on pouvait s’y attendre, le défendeur considère les raisons données pour refuser la prorogation comme étant tout à fait raisonnables, au sens de Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], rejetant d’emblée la notion qu’il existe une présomption selon laquelle le motif de discrimination aurait pris naissance en novembre 2013 lors de la décision du TACRA.

[25]           Le défendeur plaide aussi que la décision rendue est tout à fait raisonnable dans les circonstances, cherchant appui en cela de façon particulière sur deux décisions de cette Cour dans les affaires Jean Pierre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 1423 et 168886 Canada Inc. c Reducka, 2012 CF 537, 408 FTR 247. À l’audience, d’autres décisions ont été invoquées. Nous y reviendrons.

[26]           Quant à l’allégation voulant que le demandeur n’ait pas pu faire valoir son argumentaire, le défendeur rappelle que celui-ci a non seulement rempli le formulaire de plainte, mais qu’il a eu deux occasions de commenter ce qui était alors le projet de rapport dans cette affaire. Finalement, les raisons données par la Commission, à travers le rapport qu’elle a entériné, sont tout à fait intelligibles.

IV.             Analyse

A.                Norme de contrôle

[27]           Il n’est pas nécessaire de faire une longue présentation de la norme de contrôle en la matière. Pour ce qui est de violations possibles à l’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, [2014] 1 RCS 502). Je suis conscient que la Cour d’appel fédérale dans Bergeron v Canada (Attorney General), 2015 FCA 160 [Bergeron], suggère qu’il pourrait exister un certain flottement au sujet de la possibilité d’une certaine mesure de déférence, même lorsque la norme de contrôle est celle de la décision correcte (voir paragraphes 67 et suivants). En notre espèce, il n’est suggéré par quiconque que la norme de la décision correcte soit appliquée avec une forme de déférence et je ne vois aucune raison de considérer cette possibilité puisque que, selon moi, même avec la norme stricte le demandeur ne peut argumenter avec succès qu’il n’a pas eu l’occasion de présenter son point de vue.

[28]           Quant à l’application de l’alinéa 41(1)e), la décision au sujet de la prorogation du délai en est une qui fait l’objet de la norme de contrôle de la décision raisonnable (Bergeron, précité; Zulkoskey c Canada (Ministre de l'Emploi et du Développement social), 2015 CF 1196; Khaper c Air Canada, 2015 CAF 99). Le demandeur a semblé ne plus invoquer le refus de prorogation. Mais, comme l’avocate du défendeur, je crois qu’il vaut la peine de s’y attarder puisque le demandeur ne bénéficie pas d’un avocat lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire. De plus, la même norme vaut pour la question de la date à laquelle le délai de prescription doit commencer à courir. C’est donc à la norme de la raisonnabilité que sera mesurée la décision de la Commission à laquelle est soumis le demandeur. Cela emporte que le paragraphe 47 de la décision dans Dunsmuir, précité, trouve pleine application :

47        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l'origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d'opter pour l'une ou l'autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

B.                 Présomption de conformité

[29]           Le demandeur a posé que la Loi présume à l’existence d’une présomption selon laquelle le délai d’un an a été respecté. Aucune autorité à l’appui d’une proposition aussi nouvelle n’a été proposée et je n’en connais aucune. Je dois donc conclure qu’aucune telle présomption n’existe. De fait, une telle présomption irait directement à l’encontre du texte de loi. Si tant est qu’une présomption en Common Law aurait pu exister, ce qui n’est aucunement démontré, elle aurait été déplacée par le texte de loi. De toute manière, l’audience aura permis de constater que le demandeur n’invoquait pas la notion au sens technique.

[30]           Le demandeur plaide plutôt que la discrimination dont il a souffert s’est cristallisée lors de la décision du Tribunal des anciens combattants en novembre 2013. Il s’agit là d’une déclaration quelque peu surprenante puisque le débat devant ce tribunal administratif aura été dans une bonne mesure de déterminer si les sévices dont se plaignait le demandeur depuis plusieurs années étaient la cause de l’incapacité qui donnerait ouverture à une pleine pension.

[31]           L’examen du texte de l’alinéa 41(1)e) révèle que le législateur parle bien « d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels (la plainte) est fondée ». Ce qui importe est la date des faits. Ce dont se plaint le demandeur est de harcèlement et celui-ci ne peut avoir continué après son départ en 2010 et, tout probablement, en 2008 au moment où le demandeur est devenu en congé. Les procédures qu’il a entamées visaient à recevoir une pension différente de celle qui lui a été adjugée selon le ministre des anciens combattants sur la base du harcèlement dont il disait avoir souffert. De toute évidence, le demandeur avait pleine connaissance du harcèlement dont il disait avoir été la victime. Les faits dont se plaint le demandeur ne sont pas apparus durant l’année précédant sa plainte. Qui plus est, ces mêmes faits étaient à la source des recours entrepris par le demandeur. Ils faisaient l’objet de litiges avant. La discrimination dont il se plaint aurait cessé bien avant les procédures et la décision reçue en 2013. De fait, la date qui est invoquée est celle où « l’état psychique du plaignant s’est cristallisé ». Mais là n’est pas la question. Elle est plutôt de déterminer s’il était raisonnable pour la Commission d’en venir à la conclusion que les faits avaient cessé plus d’un an avant la plainte et qu’ils étaient pleinement à la connaissance du demandeur.

[32]           La Cour considère raisonnable que la date à être utilisée dans la détermination du dernier des faits sur lesquels la plainte est fondée remonte aussi tôt qu’en 2008, alors que le demandeur a été libéré des Forces canadiennes. Les autres dates qui auraient peut-être pu être considérées, soit la date à laquelle le demandeur a été libéré des Forces armées (2010) ou la date à laquelle il s’est adressé initialement à la Commission (avril 2012) dépassent aussi largement le délai de prescription ordonné par la Loi. Comme on peut le voir, les faits de cette affaire justifient clairement la conclusion à laquelle la Commission en est arrivée.

[33]           À cet égard, il est reconnu dans notre jurisprudence que la marge de manœuvre laissée à la discrétion du tribunal administratif est en ces matières plutôt large (Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (1998), [1999] 1 C.F. 113 au para 38 (CA)). En l’espèce, le demandeur n’a pas su démontrer en quoi la déférence due au tribunal administratif devrait être déplacée. Dit autrement, le fardeau du demandeur de démontrer que la décision n’était pas raisonnable n’a pas été déchargé. Le demandeur a choisi de poursuivre ses recours devant le Tribunal des anciens combattants et, après certaines péripéties, on lui a donné raison. De fait, il s’est même pourvu devant cette Cour en contrôle judiciaire après avoir réussi à obtenir une pension qu’en partie. Il a fait des démarches auprès de la Commission en avril 2012, deux ans avant de déposer sa plainte, sans jamais y donner suite. Dans Jean Pierre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 1423, la Cour disait que :

Dans l'affaire Good, la Cour a d'ailleurs indiqué, en discutant de la décision Johnston c Société canadienne d'hypothèques et de logement, 2004 CF 918, que "la date à laquelle la demanderesse a communiqué pour la première fois avec la Commission pour l'informer de son éventuelle intention de porter plainte, n'empêche pas le délai d'un an de continuer de courir" (Good au para 26).

[34]           Non seulement le délai de prescription continuait à courir, mais cette démarche démontrait en plus que dès 2012, à tout le moins, la possibilité de se plaindre à la Commission était reconnue par M. Grenier. Même si ce devait être la date retenue pour computer le délai de prescription d’un an, le demandeur serait de toute façon hors délai. Qu’il ait cru en novembre 2013, après avoir eu gain de cause devant le TACRA, pouvoir être conforté qu’il pourrait avoir gain de cause ailleurs est très certainement une possibilité. Mais cela ne change en rien qu’il ait choisi de poursuivre un recours et non l’autre. La date à laquelle on croit à ses chances de succès n’est pas celle prévue par la Loi, c’est-à-dire la date du dernier des faits sur lesquels la plainte est fondée. Le choix de ne pas déposer la plainte en temps utile est fatal. De croire en ses chances de succès en 2013 ne relève en rien le demandeur d’agir à l’intérieur du délai de prescription. Comme il le dit lui-même dans sa plainte, ce n’est pas que la décision du 18 novembre 2013 ait révélé discrimination et harcèlement, mais plutôt le demandeur prétend ne pas avoir réalisé l’ampleur avant cette date.

C.                 Refus de prorogation

[35]           La décision de ne pas accorder une prorogation ne fait plus l’objet du contrôle judiciaire selon la déclaration du demandeur à l’audience. On peut penser que cette concession est due à la prétention du demandeur que le délai de prescription commençait à courir en novembre 2013. Aucune prorogation ne serait requise. Quoi qu’il en soit, le refus est à l’intérieur des issues possibles qui sont acceptables eu égard aux faits et au droit. Quelqu’un qui rate un délai de peu de temps serait dans une situation bien différente du cas d’espèce. Ici, il était raisonnable pour la Commission de voir chez le demandeur la capacité requise pour entamer son recours devant la Commission en temps utile puisqu’il poursuivait des recours devant un autre tribunal administratif fondés essentiellement sur les mêmes faits.

[36]           Dans Donoghue c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2010 CF 404 [Donoghue], mon collègue le juge O’Keeffe concluait dans un cas très similaire à l’affaire devant cette Cour :

31        Étant donné que le demandeur a déposé sa plainte près d'une décennie après les incidents de discrimination allégués, il aurait été raisonnable que la Commission exige une excuse claire et raisonnable pour ce retard. Le demandeur n'en a pas donnée. Sur la foi des observations écrites du demandeur, après la radiation par la Cour de sa demande visant à faire annuler sa libération (Donoghue, précité), la seule excuse du demandeur pour ne pas avoir présenté la plainte est qu'il s'occupait d'une demande de prestations d'invalidité auprès d'Anciens Combattants Canada qui a finalement été accordée. Il serait difficile d'admettre que la demande qu'il a soumise à Anciens Combattant Canada l'ait empêché de déposer la plainte. Cette demande n'était nullement pertinente pour la question de savoir s'il avait fait l'objet de discrimination. Le processus n'impliquait pas de blâmer l'un quelconque de ses anciens supérieurs, ce qui était le point principal de sa plainte à la Commission.

L’affaire a été portée en appel et la Cour d’appel fédérale (2011 CAF 50) confirmait la décision en première instance en ces termes :

5          Le juge a conclu que le rejet par la CCDP de la plainte de M. Donoghue pour cause de retard n'était pas déraisonnable. Pour arriver à cette décision, il a tenu compte, en particulier, de l'étendue du pouvoir discrétionnaire conféré à la CCDP par l'alinéa 41(1)e), du temps écoulé, du préjudice qui en résultait pour l'intimé et du fait que M. Donoghue a cherché activement d'autres voies de recours avant de s'adresser à la CCDP.

6          En grande partie pour les motifs exposés par le juge, nous sommes d'avis que, compte tenu des renseignements dont disposait la CCDP au moment de rendre sa décision, rien ne justifie que la Cour intervienne dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la CCDP de ne pas enquêter sur la plainte de M. Donoghue à cause de son retard à la présenter.

[37]           Le demandeur a invoqué devant cette Cour la décision de cette Cour dans Tamachi, précité. Cette décision traite du moment où le délai d’un an commence à courir. À la différence de la présente affaire, la Cour dans Tamachi avait opiné que le « recours en révision et en appel exercé par Mme Tamachi n'était pas sans pertinence parce que, contrairement à l'affaire Zavery, la décision de rejet de sa demande de pension était un élément constitutif de la discrimination alléguée. » (para 14). Tel n’est pas le cas en notre espèce. Les recours entrepris pour bonifier la pension d’invalidité ne sont pas un élément de la discrimination alléguée. Elles constituent plutôt des évènements indépendants de la discrimination alléguée. Nous sommes plutôt dans les mêmes circonstances que la décision Zavery c Canada (Développement des ressources humaines), 2004 CF 929, où la juge Snider écrivait :

31        M. Zavery a également déposé des observations à l'égard de la question de la présentation en temps opportun. Son principal argument était qu'il n'a pas déposé une plainte plus tôt parce qu'il était [TRADUCTION] "engagé dans un recours auprès du Commissaire à la protection de la vie privée, recours qui avait pris beaucoup de temps et causé des retards". Le 29 juin 2000, M. Zavery a finalement obtenu la décision du Commissaire à la protection de la vie privée et a commencé à s'occuper de sa plainte à la Commission. À mon avis, le fait que M. Zavery poursuivait un "recours auprès du Commissaire à la protection de la vie privée" n'est pas pertinent. Son grief auprès du Commissaire à la protection de la vie privée, bien qu'ayant des liens, n'avait pas le même fondement que les allégations de sa plainte à la Commission. Chaque recours a été intenté afin d'obtenir une réparation à une plainte différente. Selon les faits de la présente affaire, le fait d'épuiser le premier recours ne pouvait raisonnablement pas être une exigence préalable au deuxième recours.

Le résultat de procédures pour améliorer une pension d’invalidité, une affaire complètement différente d’une plainte en vertu de la Loi pour acte discriminatoire, peut raisonnablement être exclu des faits sur lesquels la plainte pour acte discriminatoire est fondée : le résultat des procédures n’est pas en soi un acte discriminatoire. Qui plus est, la décision de la Cour d’appel fédérale dans Donoghue, précité, plus récente que Tamachi, s’impose à la Cour.

D.                Être entendu pleinement

[38]           Une note médicale en date du 16 avril 2015 a fait l’objet d’une tentative pour prétendre que le demandeur n’a pas été entendu pleinement. Il était tout à fait raisonnable de la part de la Commission de ne lui donner qu’un faible poids étant donné son contenu qui est décrit correctement comme étant une note qui « ne précise pas le délai pendant lequel le médecin estime que le plaignant était incapable de poursuivre une plainte en matière de droits de la personne et n’indique pas non plus que le plaignant a présentement la capacité de le faire maintenant. » Dit autrement, la note du médecin était équivoque et, quoi qu’il en soit, à l’évidence, l’état de santé du demandeur ne l’a pas empêché de prendre différents recours ailleurs. Je note qu’une nouvelle opinion médicale a été déposée au dossier après la décision de la Commission. En contrôle judiciaire, la preuve présentée ex post facto est rarement admissible (Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 et plus généralement Brown & Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, Carswell, feuilles mobiles, #6 :5300). Elle n’est pas davantage admissible en l’espèce.

[39]           Quant à la capacité de faire valoir son point de vue, il me semble évident que cet argument général ne peut être reconnu lorsque l’on prend connaissance des représentations; elles sont élaborées et fort bien présentées tant le 15 mai 2015 que le 23 juin 2015. Pour dire les choses carrément, le demandeur a dit ce qu’il avait à dire. J’ajoute que le demandeur n’en a touché mot à l’audience devant cette Cour et son mémoire est muet à cet égard. Par une référence à deux pages du dossier du demandeur, on peut soupçonner que le demandeur réfère à l’opinion médicale à laquelle allusion est faite au paragraphe précédent des présents motifs. Si tel est le cas, cette « preuve » n’était pas devant la Commission au moment où sa décision a été prise. Elle ne pouvait en tenir compte. Cette même preuve est inadmissible devant cette Cour : elle n’est de toute manière qu’une tentative de bonifier l’opinion médicale après que la Commission l’ait jugée déficiente.

E.                 Intelligibilité

[40]           Le demandeur a présenté un argument voulant que les motifs de la Commission ne soient pas intelligibles. Or, il est reconnu que les éléments se trouvant au rapport présenté à la Commission font partie des motifs de celle-ci, dans la mesure bien sûr où elle les entérine. Tel a été le cas en l’espèce. En cette matière, l’arrêt de principe est Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 [Newfoundland and Labrador Nurses' Union]. Ainsi, il est maintenant établi que l’arrêt Dunsmuir ne signifie pas que « l’insuffisance des motifs permet à elle seule de casser une décision, que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre sur le résultat. » (para 14). La Cour poursuit en conviant les cours de révision d’examiner les motifs avec le résultat pour décider si le résultat fait partie des issues possibles comme le demande le paragraphe 47 de Dunsmuir. On peut lire au paragraphe 15 de la décision :

15.       La Cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue des résultats et des motifs doit faire preuve de « respect (à l’égard) du processus décisionnel (de l’organisme juridictionnel) au regard des faits et du droit «  (Dunsmuir, paragraphe 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

[41]           En l’espèce, il n’est même pas besoin de recourir à l’effet curateur de Newfoundland and Labrador Nurses' Union. Cette Cour est convaincue du caractère raisonnable et, de fait, lorsque le rapport d’enquête est lu avec la décision de la Commission, il ne fait pas de doute de son intelligibilité. La Commission exprime clairement les raisons pour lesquelles le délai de prescription est acquis et elle refuse de proroger le délai. Cette explication suffit.

[42]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur doit être rejetée. Des dépens au montant de 500 $ sont octroyés au défendeur.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est rejetée. Des dépens au montant de 500 $ sont octroyés au défendeur.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1483-15

 

INTITULÉ :

ALAIN GRENIER (ANCIEN COMBATTANT) c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 mai 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Alain Grenier

 

Pour le demandeur

 

Me Pascale-Catherine Guay

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aucun

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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