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Date : 20160607


Dossier : T-706-16

Référence : 2016 CF 634

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 juin 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

KEITH NIGEL MADELEY et MATHEW YEAGER

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Les demandeurs, M. Keith Madeley et M. Mathew Yeager, demandent une injonction interlocutoire mandatoire afin de permettre à M. Yeager d’avoir accès à cinq pénitenciers durant la période allant du 20 au 23 juin 2016.

[2]               M. Madeley est détenu dans l’un de ces établissements, notamment celui de Warkworth, les autres pénitenciers étant ceux de Millhaven, de Bath, de Joyceville et de Collins Bay. En ce qui concerne l’établissement de Joyceville et celui de Collins Bay, on demande d’accéder à des secteurs à sécurité moyenne et minimale. Dans les sept établissements, tous situés en Ontario, M. Yeager désire se présenter sur place pour faire la rencontre de détenus à l’occasion du salon prélibératoire annuel organisé par la Société John Howard.

[3]               Essentiellement, M. Yeager désire assister aux salons pour renseigner les détenus au sujet de leur admissibilité aux libérations conditionnelles, des préparatifs en vue d’une audience, de l’élaboration des plans de mise en liberté, de la possibilité de représentation au cours de l’audience de libération conditionnelle, du niveau de sécurité institutionnelle, des questions concernant les agents de sécurité, la discipline et autres, comme les visites familiales privées. (Voir l’affidavit à l’appui de la demande, au paragraphe 23.)

[4]               La présente instance provient d’un avis de requête déposé conformément à l’article 18 et au paragraphe 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, ch. F-7, et concerne une [traduction] « déclaration sur le droit de M. Madeley d’être en présence de M. Yeager et d’entrer en relation avec lui, à titre de visiteur professionnel de passage à l’établissement de Warkworth, et une injonction à l’endroit du Service correctionnel du Canada pour autoriser M. Yeager à prendre part aux salons prélibératoires parrainés par la Société John Howard ».

[5]               Cet avis de requête a été déposé auprès de la Cour fédérale le 4 mai 2016. En l’espèce, les demandeurs sollicitent l’équivalent de la mesure demandée, à savoir que la Cour accorde une injonction interlocutoire autorisant M. Yeager à prendre part aux salons prélibératoires de l’année en cours.

[6]               Essentiellement, les demandeurs veulent bénéficier d’une déclaration et d’une injonction pour l’année en cours, sans présenter un dossier complet; en effet, seul un affidavit a été déposé au nom des demandeurs, et un autre, au nom du défendeur, sur la base des critères bien connus relativement aux injonctions interlocutoires, alors qu’il manque au dossier une déclaration pleine et entière de l’étendue de leurs droits.

[7]               Étant donné que M. Yeager s’est vu refuser l’accès aux salons de juin 2015, le fait que les poursuites n’aient pas été engagées bien avant le 4 mai 2016 demeure inexpliqué, alors qu’il reste moins de deux mois avant la tenue des salons. Par conséquent, une mesure interlocutoire est demandée, mais elle s’appuie sur un dossier incomplet.

I.                   Les demandeurs

[8]               À l’occasion du salon qui doit avoir lieu à l’établissement de Warkworth, M. Madeley aimerait faire la rencontre de M. Yeager pour discuter, si je comprends bien, de son audience de libération conditionnelle. Je remarque l’absence d’un affidavit de la part de M. Madeley et il semblerait, au mieux, que M. Yeager parle au nom du détenu dans son affidavit. M. Madeley purge une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération avant 25 ans. M. Yeager indique dans son affidavit qu’il ne reste à M. Madeley [traduction] « qu’un peu plus d’une année de détention avant d’être admissible à la libération conditionnelle ». Cet énoncé pourrait ne pas être tout à fait exact, comme nous le verrons.

[9]               Pour ce qui est de M. Yeager, il se dit criminologue. D’après son curriculum vitæ, il a étudié la criminologie à l’Université de Californie à Berkeley, avec majeure en criminologie. Pour ce qui est de sa maîtrise, il l’a obtenue de l’Université de l’État de New York à Albany, avec majeure en justice pénale. Il aurait obtenu un autre certificat de l’Université de Californie à Los Angeles en études sur l’alcool et les drogues et il détient un doctorat en sociologie de l’Université Carleton à Ottawa.

II.                Qu’est-ce qu’un salon prélibératoire?

[10]           Ces salons prélibératoires ont lieu dans les établissements carcéraux fédéraux de l’Ontario au mois de juin et semblent être organisés par la Société John Howard. Il manque au dossier un affidavit dans lequel un représentant de la Société John Howard expliquerait la nature de ces activités. La Cour devrait plutôt se fonder sur les éléments de preuve fournis par M. Miguel Costa, agent principal de projet au Service correctionnel du Canada (SCC). Dans son affidavit, M. Costa décrit le salon prélibératoire comme suit :

[traduction]
14.       Le salon prélibératoire de la Société John Howard offre aux détenus qui seront bientôt mis en liberté les ressources nécessaires pour réussir leur réinsertion sociale. Parmi les types de services, de programmes et de soutiens offerts, mentionnons les possibilités d’emploi et les renseignements sur la façon d’accéder aux programmes d’aide personnelle offerts dans la collectivité, par exemple les Alcooliques Anonymes.

(Affidavit de M. Miguel Costa, paragraphe 14)

M. Costa affirme au paragraphe 16 que ces salons sont axés sur les services offerts aux détenus pour qui l’heure de la mise en liberté approche. Ils ne s’adressent pas aux fournisseurs de services potentiels et ne sont pas censés renseigner les détenus sur les libérations conditionnelles ou les préparer en vue d’une audience devant la Commission des libérations conditionnelles. Bien que ces salons soient organisés par la Société John Howard, il revient au SCC d’en décider du contenu et de s’assurer que tous les participants ont l’autorisation nécessaire pour y participer. Par conséquent, la Société John Howard n’accorde pas les autorisations nécessaires pour prendre part à ces salons, et le fait de faire parvenir un formulaire ne constitue pas une approbation des services offerts par le demandeur.

[11]           L’affidavit de M. Yeager contient une description de ces salons qui ressemble beaucoup à celle contenue dans l’affidavit de M. Costa. Cependant, au paragraphe 23 de son affidavit, il y décrit la contribution qu’il a apportée lors des salons auxquels il a participé dans le passé. Il est évident que ses participations passées avaient trait à l’admissibilité aux libérations conditionnelles, aux niveaux de sécurité des établissements, aux questions concernant les agents de sécurité et la discipline et à d’autres questions connexes. Comme je l’ai mentionné lors de l’audience, si l’on accepte que la tenue des salons vise à fournir aux détenus des renseignements sur les types de services, de programmes et de soutiens offerts, y compris les possibilités d’emploi et la façon d’accéder aux programmes d’aide personnelle offerts dans la collectivité, ces salons n’ont pas pour but de fournir le type de renseignements que M. Yeager se propose d’offrir, soit des renseignements sur des questions prélibératoires; ils ne concernent donc pas les ressources dont disposent les détenus après leur mise en liberté. M. Yeager veut aider les détenus à obtenir leur libération conditionnelle. Ce genre d’initiative n’est pas répréhensible en soi. Par contre, cette initiative ne cadre pas avec ces salons d’après la description qui en a été faite à notre Cour. Selon les éléments de preuve présentés à notre Cour, il est évident que M. Yeager désire participer à ces salons à des fins autres que celles qui y sont prévues, car ceux-ci sont axés sur l’après-libération et M. Yeager s’intéresse à l’avant-libération.

[12]           Je remarque que ni la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi), ni son règlement, ni les Directives du commissaire ne prévoient la tenue de ces salons. Cependant, selon le témoignage de M. Costa, ces salons se veulent une aide à la réadaptation des personnes incarcérées dans un établissement fédéral et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois. Cette affirmation est tout à fait conforme à l’objectif du système correctionnel, qui est énoncé à l’article 3 de la Loi :

3 Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

3 The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by

(a) carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

(b) assisting the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law-abiding citizens through the provision of programs in penitentiaries and in the community.

 

[13]           Je ne voudrais pas qu’on en déduise qu’il est interdit d’offrir de l’aide pendant les audiences de libération conditionnelle. Bien au contraire, la Loi prévoit qu’une aide de ce genre soit offerte pendant une audience devant la Commission :

140(7) Dans le cas d’une audience à laquelle assiste le délinquant, la Commission lui permet d’être assisté d’une personne de son choix, sauf si cette personne n’est pas admissible à titre d’observateur en raison de l’application du paragraphe (4).

140(7) Where a review by the Board includes a hearing at which the offender is present, the Board shall permit the offender to be assisted by a person of the offender’s choice unless the Board would not permit the presence of that person as an observer pursuant to subsection (4).

(8) La personne qui assiste le délinquant a le droit :

8) A person referred to in subsection (7) is entitled

a) d’être présente à l’audience lorsque le délinquant l’est lui-même;

(a) to be present at the hearing at all times when the offender is present;

b) de conseiller le délinquant au cours de l’audience;

(b) to advise the offender throughout the hearing; and

c) de s’adresser aux commissaires au moment que ceux-ci choisissent en vue du bon déroulement de l’audience.

(c) to address, on behalf of the offender, the members of the Board conducting the hearing at times they adjudge to be conducive to the effective conduct of the hearing.

Il ne faut pas pour autant en déduire qu’une personne qui assiste un détenu pendant une audience devant la Commission a le droit de participer à des salons dont l’objectif est de préparer les détenus à la vie après la mise en liberté. Comme le démontrent les éléments de preuve, le salon prélibératoire n’est pas le lieu pour discuter des questions de libération conditionnelle, mais plutôt une activité qui a lieu avant la mise en liberté pour informer les détenus des services et des programmes à leur disposition après leur mise en liberté.

III.             Refus d’accès en 2015

[14]           M. Yeager relève dans son affidavit qu’il s’est vu refuser l’accès aux salons en 2015, alors qu’il y avait assisté en 2013. Dans la lettre du 29 juin 2015 expliquant le refus, l’un des motifs invoqués serait l’application de l’article 70 de la Loi :

70 Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

70 The Service shall take all reasonable steps to ensure that penitentiaries, the penitentiary environment, the living and working conditions of inmates and the working conditions of staff members are safe, healthful and free of practices that undermine a person’s sense of personal dignity.

Le directeur de l’établissement de Warkworth, où est incarcéré M. Madeley, a écrit le même jour à M. Yeager pour l’informer que sa participation au salon prélibératoire, comme il le proposait, [traduction] « n’était pas conforme à l’intention ou à l’objet des salons prélibératoires ».

[15]           L’accès de M. Yeager a été refusé pour deux raisons. Il s’agirait, d’une part, de raisons de sécurité et, d’autre part, de la différence entre les objectifs prévus pour les salons et les objectifs proposés par M. Yeager.

[16]           L’affidavit relève les raisons de sécurité qui justifient, selon le défendeur, le refus d’accès; M. Yeager a été avisé par écrit de chacun des incidents de sécurité suivants :

  • En 2003, M. Yeager a tenté de pénétrer dans le pénitencier de Kingston et celui de Warkworth sans approbation préalable;
  • En février 2005, M. Yeager s’est opposé à la fouille de son porte-documents à l’entrée de l’établissement de Collins Bay. Alors qu’il assistait, dans l’établissement, à une réunion d’un groupe de sensibilisation pour détenus à perpétuité, il a dit que le membre du personnel était [traduction] « un nazi qui devrait se retrouver derrière les barreaux pour violation des droits de la personne ».
  • Entre 2011 et 2013, il semble que M. Yeager entretenait une correspondance avec des détenus en inscrivant parfois sur l’enveloppe [traduction] « secret professionnel de l’avocat ». Depuis lors, et encore très récemment, il a utilisé les termes [traduction] « correspondance juridique confidentielle » pour désigner sa correspondance.

[17]           L’affidavit de M. Costa explique en quoi ces actes sont inquiétants. Dans l’environnement carcéral, l’autorité du personnel ne peut être minée; les détenus qui purgent une peine à perpétuité, nous dit-on, [traduction] « seraient des membres très influents au sein de la population carcérale » (affidavit de M. Miguel Costa, paragraphe 30). Le fait de désigner sa correspondance comme étant protégée par le privilège est perçu comme une façon de contourner les mesures de sécurité.

[18]           Je m’inquiète du fait que M. Yeager se fait passer pour un [traduction] conseiller juridique. Dans la lettre présentée en tant que pièce dans l’affidavit de M. Yeager, M. Madeley, qui s’adressait à son avocat en l’espèce, considérait M. Yeager comme son [traduction] « conseiller juridique pour la prochaine audience de libération conditionnelle ». Comme je l’ai déjà mentionné, il écrit sur les pièces de correspondance les mots « secret professionnel de l’avocat » et « correspondance juridique confidentielle ». M. Yeager n’est pas membre du Barreau du Haut-Canada ni même d’un autre barreau au Canada. Il ne prétend pas avoir une formation en droit. Il dit, en effet, dans son affidavit, au paragraphe 43, [traduction] « qu’il n’exerce pas les fonctions de conseiller juridique ». Il ajoute cependant que son rôle serait [traduction] « plutôt celui d’un mandataire autorisé à fournir des conseils juridiques et des renseignements dans un domaine très spécialisé du droit correctionnel, de l’administration correctionnelle et des droits des détenus ». Cette affirmation n’est pas étayée par des éléments de preuve. Il est inquiétant, à mon avis, de voir une personne admettre ne pas être avocat tout en osant affirmer qu’elle est autorisée à fournir des conseils juridiques. Il s’agit d’une proposition inhabituelle qui ne bénéficie d’aucune explication.

[19]           Il convient de remarquer que M. Madeley n’a pas été coupé des voies de communication. L’affidavit de M. Costa relève que depuis 2010, M. Madeley et M. Yeager se sont parlé au téléphone à 47 reprises. De plus, M. Yeager n’a jamais fait de demande pour rendre visite à M. Madeley. Rien ne vient expliquer pourquoi M. Madeley et M. Yeager devraient se parler au salon de Warkworth, étant donné qu’ils se parlent au téléphone et que M. Yeager n’a fait aucune demande de visite. En ce qui concerne les visites, le paragraphe 71(1) de la Loi prescrit ce qui suit :

71 (1) Dans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier, le Service reconnaît à chaque détenu le droit, afin de favoriser ses rapports avec la collectivité, d’entretenir, dans la mesure du possible, des relations, notamment par des visites ou de la correspondance, avec sa famille, ses amis ou d’autres personnes de l’extérieur du pénitencier.

71 (1) In order to promote relationships between inmates and the community, an inmate is entitled to have reasonable contact, including visits and correspondence, with family, friends and other persons from outside the penitentiary, subject to such reasonable limits as are prescribed for protecting the security of the penitentiary or the safety of persons.

La Cour n’est pas saisie de la question d’un refus de visite en vertu du paragraphe 71(1). La question à trancher concerne plutôt la possibilité, pour une personne agissant à titre de professionnel compétent, d’avoir accès aux salons dans le but de fournir des renseignements prélibératoires.

IV.             Question préliminaire

[20]           Le défendeur en l’espèce remet en cause l’utilisation d’une injonction interlocutoire mandatoire pour avoir accès aux salons. De l’avis du défendeur, la mesure préférable aurait été la délivrance d’un bref de mandamus. Il est bien connu qu’un mandamus a ses propres exigences qui font en sorte qu’il pourrait être plus difficile pour le demandeur d’obtenir un mandamus qu’une injonction interlocutoire.

[21]           Le défendeur n’a pas avancé d’argument selon lequel une injonction mandatoire est interdite là où un mandamus serait recevable.

[22]           Il est bien connu qu’une injonction interlocutoire ne peut être accordée si le triple critère de l’arrêt RJR – MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR – MacDonald], n’est pas satisfait :

  1. Il existe une question sérieuse à juger.
  2. Le demandeur subira un préjudice irréparable.
  3. La prépondérance des inconvénients penche du côté du demandeur.

Dans le cas d’un mandamus, les auteurs Brown et Evans affirment dans Judicial Review of Administrative Action in Canada (éd. Carswell, feuilles mobiles) qu’il existe [traduction] « un droit clair et licite de faire accomplir la chose dont on demande l’exécution, de la manière demandée, et par la personne qui fait l’objet de la demande de redressement » (no 1:300). La Cour d’appel fédérale a énoncé le principe applicable au mandamus dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général) (1993), [1994] 1 RFC 742 (CAF) [Apotex Inc.]. Il faut non seulement une obligation légale d’agir à caractère public, mais aussi un droit clair d’obtenir l’exécution.

[23]           Si une question sérieuse doit être jugée, après avoir établi qu’elle n’est ni futile ni vexatoire, ce qui est généralement le cas des injonctions interlocutoires, il est possible de faire valoir que la norme à appliquer pour une injonction est moins stricte que dans le cas d’un mandamus, et ce, à l’avantage du demandeur qui n’a pas à satisfaire au critère rigoureux du « droit clair et licite ».

[24]           Dans leur mémoire des faits et du droit, les demandeurs étaient d’avis que la norme des questions vexatoires et frivoles s’appliquait et que le volet de la question sérieuse du critère serait satisfait si la question en litige n’était ni frivole ni vexatoire.

[25]           Si je comprends l’argument présenté, le défendeur affirme qu’une injonction interlocutoire se doit de préserver ou de rétablir le statu quo. Ensuite, si une mesure est requise, la bonne procédure à suivre serait celle du mandamus.

[26]           À mon avis, la position du défendeur nous amène à conclure à l’inexistence des injonctions interlocutoires mandatoires. Tel n’est pas l’état actuel du droit. Ce n’est pas parce qu’une injonction interlocutoire mandatoire est rarement accordée que cette mesure n’existe pas en droit. C’est plutôt parce qu’il n’est pas facile de satisfaire au triple critère. Dans son ouvrage marquant Injunctions and Specific Performance (4e éd., Canada Law Book), Robert Sharpe indique qu’il est [traduction] « particulièrement difficile d’obtenir une injonction interlocutoire mandatoire » (2.640). Il fait référence à une vieille décision de la Haute Cour de justice de l’Ontario dans laquelle le juge Proudfoot déclarait [traduction] : « Je pense qu’on ne peut douter du principe général selon lequel la Cour a le droit de s’ingérer au moyen d’une injonction mandatoire ou d’une demande interlocutoire. Là où elle le fait, toutefois, le droit doit être incontestable. » (Toronto Brewing and Malting Co v Blake, (1882) 2 OR 175).

[27]           L’auteur Sharpe affirme que, de par la nature de l’injonction interlocutoire mandatoire, il est difficile de satisfaire aux volets du critère concernant le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients :

[traduction]
Dans une requête interlocutoire, comme le défendeur doit faire des gestes positifs, les éventuels inconvénients sont habituellement considérables. En effet, rarement le risque de préjudice causé au défendeur sera-t-il moindre que celui causé au demandeur lorsque la Cour ordonne un sursis jusqu’à la tenue du procès.

(no 2640)

En fait, l’auteur est d’avis, jurisprudence à l’appui, que le volet de la question sérieuse est remplacé par l’exigence de présenter une preuve prima facie :

Comme nous l’avons noté, le demandeur devra normalement présenter une preuve prima facie.

(no 2650)

[28]           Ce n’est pas sans rappeler les demandes de sursis en droit de l’immigration, dans lesquelles la mesure interlocutoire, en l’occurrence le sursis d’exécution d’une mesure de renvoi, est la même que celle visée par la demande de contrôle judiciaire sous-jacente qui conteste le refus du sursis d’exécution de la mesure de renvoi. Dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 RFC 682, le juge Pelletier, alors juge de notre Cour, s’exprimait ainsi :

10        La Cour suprême du Canada a déclaré que le critère d’une « question sérieuse à trancher » consiste tout simplement dans la détermination que la question soulevée n’est pas futile : RJR--MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, au paragraphe 44, [1994] A.C.S. no 17. Par contre, pour obtenir gain de cause dans le cadre du contrôle judiciaire sous-jacent, le demandeur doit démontrer que la décision de ne pas différer l’exécution doit faire l’objet d’un contrôle par suite d’une erreur de droit, d’une erreur quant à la compétence, d’une conclusion de fait erronée tirée de façon arbitraire ou d’un déni de justice naturelle : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, paragraphe 18.1(4). En conséquence, si le sursis est accordé, la réparation aura été obtenue sur une conclusion que la question soulevée n’est pas futile. Si le sursis n’est pas accordé et que la demande de contrôle judiciaire est examinée, le demandeur devra démontrer au fond qu’il y a un motif d’accorder la réparation demandée. La structure du processus fait que le demandeur peut obtenir la réparation sollicitée dans sa demande interlocutoire sur une base moins exigeante, nonobstant le fait que cette réparation est justement celle qui est sollicitée dans le cadre du contrôle judiciaire. C’est le fait qu’on sollicite la même réparation dans la demande interlocutoire et dans la demande finale qui me porte à conclure que, comme on sollicite la même réparation, on devrait l’obtenir sur une même base. Par conséquent, je suis d’avis que dans les affaires où une requête de sursis est présentée à la suite du refus de l’agent chargé du renvoi d’en différer l’exécution, le juge saisi de l’affaire doit aller plus loin que l’application du critère de la « question sérieuse » et examiner de près le fond de la demande sous-jacente.

Évidemment, cela est conforme à l’exception relative au volet du critère de la question sérieuse énoncé par la Cour suprême à la page 338 de l’arrêt RJR – MacDonald Inc. susmentionné.

[29]           Dans la mesure où le demandeur peut satisfaire au critère, même s’il est rehaussé par rapport à la question sérieuse à juger, il semblerait que rien n’entrave une injonction mandatoire interlocutoire, surtout lorsque le défendeur lui-même affirme qu’il est évident qu’un mandamus ne peut pas être accordé en requête interlocutoire (paragraphe 23, mémoire des faits et du droit; voir également Apotex Inc., précité). Manifestement, les deux mesures ne sont pas identiques.

[30]           Le défendeur se préoccupe également du fait que, dans le cas d’une injonction interlocutoire où le dossier est déficient, le bien-fondé de l’affaire doit être déterminé. Il n’est pas évident de quelle façon ces préoccupations pourraient empêcher la délivrance d’une injonction interlocutoire, qu’il s’agisse d’une injonction interlocutoire ordinaire visant à conserver le statu quo ou encore d’une injonction mandatoire interlocutoire, car les préoccupations devraient normalement s’appliquer à la mesure. Après tout, il n’est pas possible de statuer sur le bien-fondé de l’affaire sous-jacente avec la seule conclusion que la question en litige n’est ni vexatoire ni frivole ou, dans le cas d’une injonction mandatoire interlocutoire, qu’une preuve prima facie doit être présentée. C’est plutôt l’examen approfondi du préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients qui font en sorte que seules les demandes méritantes sont accueillies.

[31]           Le défendeur n’a pas convaincu la Cour que cette mesure n’existe pas. À l’inverse, comme je vais tenter de l’expliquer, le demandeur n’a pas non plus convaincu la Cour que le triple critère a été satisfait.

V.                Analyse

[32]           À l’audience de cette cause, l’avocat des demandeurs a reconnu que, pour avoir gain de cause, il doit présenter une preuve prima facie démontrant qu’il existe une question sérieuse à juger. Il a également admis qu’un gain de cause ne constituerait pas une décision sur le bien-fondé et qu’une déclaration serait toujours nécessaire. J’ai choisi d’examiner les deux autres volets du critère en premier. Même si je concluais que la probabilité d’un gain de cause est faible, ce que d’autres appellent l’impression défavorable des chances de succès, et que, par conséquent, il n’y a pas de question sérieuse à juger, il serait plus prudent d’examiner les deux autres facteurs plutôt que de rejeter d’emblée la demande en fonction du seuil.

[33]           Au cœur de la demande se trouve la notion que M. Yeager serait [traduction] « un professionnel compétent en matière de programmes de prélibération approuvés par le SCC » (Mémoire des faits et du droit, paragraphe 36). Il n’existe donc pas de motif raisonnable ou légal de lui en refuser l’accès. Qui plus est, l’affaire est centrée sur le besoin de M. Madeley de voir M. Yeager pour lui parler à l’avance de sa demande de libération conditionnelle, une question pour laquelle le SCC a une certaine responsabilité.

[34]           Les demandeurs ont réuni une série de propositions :

  • Les salons prélibératoires offrent aux spécialistes et aux détenus un cadre qui favorise l’éducation et la sensibilisation à l’égard des questions portant sur la prélibération.
  • M. Yeager a participé à des salons dans le passé et a donné des renseignements aux détenus sur la libération conditionnelle et l’admissibilité des détenus.
  • En vertu de l’article 5 de la Loi, M. Yeager devrait être autorisé à y participer, compte tenu de son expertise sur les questions de libération conditionnelle.
  • M. Yeager serait autorisé, en tant que conseiller, à offrir des conseils juridiques et à donner des renseignements dans le domaine très spécialisé du droit correctionnel.

[35]           Le fondement factuel de cette argumentation serait que M. Yeager est un professionnel compétent autorisé à offrir des conseils juridiques pour certaines questions correctionnelles. Il a été autorisé à participer à des salons prélibératoires à ce titre. Les services qu’il peut offrir devraient être autorisés en vertu de l’article 5 de la Loi. Les demandeurs considèrent que ces services sont conformes aux objectifs d’un salon prélibératoire. Par conséquent, selon leur façon de penser, il n’y a pas de raison de refuser à M. Yeager l’accès dont il a besoin pour s’entretenir avec M. Madeley, lequel aurait en quelque sorte un droit constitutionnel à communiquer avec M. Yeager dès son entrée à l’établissement de Warkworth.

[36]           Aucune de ces propositions n’est exacte. Les salons prélibératoires ne concernent pas les questions de libération conditionnelle. Il est vrai que M. Yeager a participé aux salons de 2013, mais les éléments de preuve présentés à notre Cour indiquent que son accès a été refusé en 2008 et en 2015 et qu’il n’y a pas participé depuis 2008. L’accès lui a été effectivement refusé en 2015 parce que, entre autres choses, il a été conclu que sa contribution n’était pas conforme à un programme qui a pour but d’offrir des renseignements et des conseils sur les services et programmes offerts après la libération. Comme la preuve présentée à la Cour tend à le démontrer, ces salons sont qualifiés de prélibératoires en raison du moment de leur tenue, c’est‑à‑dire avant la libération. Il est indéfendable, dans ce dossier, de prétendre que ces salons s’intéressent à ce qui se produit avant la libération, comme les audiences ou les questions de discipline.

[37]           M. Yeager n’a pas de formation en droit. Il déclare être un professionnel compétent, mais aucun élément de preuve ne soutient ses présumées compétences à donner des conseils juridiques. De plus, j’ai demandé à trois reprises au cours de l’audience ce que signifiait une [traduction] « pratique clinique en criminologie ». Ces questions sont demeurées sans réponse. Il ne fait aucun doute qu’il est hautement formé dans l’étude scientifique du crime. Il fait peu de doute qu’il serait probablement jugé apte à témoigner en tant qu’expert sur le crime organisé, comme le démontrent ses nombreuses publications dans le domaine et sur les délinquants dangereux. Il pourrait apporter un certain soutien en matière de prévention des récidives, mais, en l’espèce, M. Yeager souhaite interagir avec M. Madeley en prévision des audiences de libération conditionnelle qui n’auront lieu que dans de nombreux mois. De plus, il n’est pas question dans cette rencontre de donner des conseils sur la vie après la libération; ce sont les salons eux-mêmes qui s’en occupent. Il s’agit plutôt d’offrir des conseils sur la façon de monter un dossier de libération conditionnelle. M. Madeley aurait indiqué dans la lettre qu’il a envoyée à son avocat que M. Yeager l’assisterait au cours des audiences de libération conditionnelle (comme cela est permis; voir le paragraphe 140(7) de la Loi).

[38]           Pour terminer, aucun argument solide n’a été présenté pour soutenir que M. Yeager pourrait utiliser l’article 5 de la Loi d’une certaine façon pour insinuer que le défendeur doit le laisser prendre part aux salons. L’article 5 est semblable à de nombreuses autres lois fédérales dans lesquelles le Parlement définit les fonctions et les responsabilités de ses entités, autrement dit leur mandat législatif. L’argent tiré du trésor ne peut être dépensé que dans les limites des responsabilités conférées par le Parlement à une organisation donnée. Rien n’indique à l’article 5 que certains programmes ayant des plans prescrits doivent être créés par le SCC. Que M. Yeager souhaite que les services qu’il veut offrir soient reconnus par le SCC est une chose. Que ces services soient mandatés au moyen d’une ordonnance est toute autre chose. Les services qu’offre M. Yeager ne sont pas conformes aux objectifs des salons tels qu’ils ont été institués; l’article 5 de la Loi n’aide en rien les demandeurs.

[39]           Par conséquent, la valeur de l’ensemble des propositions est au mieux très faible. Leur position s’affaiblit encore davantage à l’examen de la preuve au dossier, selon laquelle les demandeurs se sont entretenus à au moins 47 reprises depuis 2010, que M. Yeager n’a jamais tenté de visiter M. Madeley, et ce, même si le paragraphe 71(1) de la Loi énonce clairement que « le Service reconnaît à chaque détenu le droit [...] d’entretenir, dans la mesure du possible, des relations, notamment par des visites ou de la correspondance, avec sa famille, ses amis ou d’autres personnes de l’extérieur du pénitencier [...] », que l’admissibilité à la libération conditionnelle n’arrive qu’en 2017 (semi-liberté) et en avril 2020 (libération conditionnelle totale).

[40]           La question qui se pose à présent est de savoir, d’une part, s’il existe un préjudice irréparable et, d’autre part, de quel côté penche la prépondérance des inconvénients.

[41]           Les affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable. Comme l’affirme le juge Stratas dans l’arrêt Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, « elles ne prouvent rien » (paragraphe 15). Le juge Stratas avait déjà énoncé l’année précédente les exigences pour établir l’existence d’un préjudice irréparable. Dans l’arrêt Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, il s’exprime ainsi :

31        Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante (Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, au paragraphe 14; Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, au paragraphe 12; Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au paragraphe 17).

Il me semble que la nécessité de produire des éléments de preuve probants est bien démontrée dans l’affaire dont est saisie la Cour. Comme l’indique l’arrêt Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232.

48        [...] Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.

[42]           Ces exigences ne changent pas lorsqu’il y a allégation d’une violation de la loi constitutionnelle. Dans l’arrêt International Longshore and Warehouse Union c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 3, le juge en chef Richard l’exprime avec éloquence :

23        Les syndicats allèguent qu’ils subiront un préjudice irréparable s’ils n’obtiennent pas d’exemption constitutionnelle provisoire les dispensant de se conformer au Règlement et s’il n’est pas sursis provisoirement à l’exécution de l’ordonnance du CCRI, mais ils n’ont pour ainsi dire présenté aucun élément de preuve indiquant en quoi consisterait exactement le préjudice ou, fait plus important, quelles seraient, pour leurs membres, les répercussions concrètes, autres que financières, qui ne pourraient être compensées par l’attribution de dommages‑intérêts.

[...]

26        Les syndicats font état d’une atteinte déraisonnable à la vie privée. Notre Cour a clairement indiqué que, pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable conformément au critère tripartite de l’arrêt RJR-MacDonald, il n’est pas suffisant de simplement affirmer de la sorte qu’il y a inconstitutionnalité (notamment une atteinte à la vie privée contraire à l’article 8 de la Charte) (Groupe Archambault Inc. c. CMRRA/SODRAC Inc., [2005] A.C.F. no 1718, 2005 CAF 330, au par. 16).

[43]           Comme je l’ai indiqué précédemment, M. Madeley n’a pas produit d’éléments de preuve à cet égard. Il est allégué en l’espèce que ce serait M. Madeley qui subit un préjudice. Au sens strict, rien ne prouve l’existence d’un préjudice. Affaire classée. S’il existe un préjudice, en fin de compte, ce serait de ne pas pouvoir rencontrer M. Yeager pendant le salon pour discuter de l’audience de libération conditionnelle à venir. Voilà qui n’est pas un préjudice irréparable. De plus, il est bien difficile de déceler et de formuler ce préjudice. Il n’y a certainement pas de préjudice irréparable si M. Madeley ne s’entretient pas des audiences avec M. Yeager pendant le salon. Cela ne relève pas de la magie que les salons prélibératoires soient dédiés à l’après-libération et qu’ils n’abordent pas les questions précédant la libération, comme les dossiers de libération conditionnelle. M. Yeager a la possibilité de rendre visite à M. Madeley, sous réserve, bien sûr, de limites raisonnables ayant pour but de ne pas mettre en danger la sécurité d’une personne ou du pénitencier. Préjudice irréparable? Lequel? Les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve. Voilà qui suffirait à rejeter leur demande, mais la situation s’aggrave à l’examen de la prépondérance des inconvénients.

[44]            Si, en l’espèce, j’accueillais l’injonction mandatoire interlocutoire pour autoriser M. Madeley à faire la rencontre, à l’occasion du salon prélibératoire tenu à l’établissement de Warkworth, d’une personne qui ne lui a jamais rendu visite au cours des nombreuses années durant lesquelles ils ont pourtant eu des conversations, il incomberait au défendeur de revoir les mesures de sécurité qui ont déjà été prises.

[45]           Il ne s’agit pas là d’un inconvénient banal. La preuve offerte par M. Costa est sans ambiguïté (affidavit, paragraphe 38). De plus, les salons, qui ont été conçus avec l’objectif de présenter les services offerts après la mise en liberté, doivent aborder un thème assez différent, soit la façon d’obtenir une libération conditionnelle. Le contraste de ces thèmes constitue l’un des motifs de refus d’accès aux salons de juin 2015, délivré à la suite de l’octroi du même accès en 2013. C’est pour de bonnes raisons que l’auteur Robert Sharpe argumente dans son livre que [traduction] « en effet, rarement le risque de préjudice causé au défendeur sera-t-il moindre que celui causé au demandeur lorsque la Cour ordonne un sursis jusqu’à la tenue du procès » (no 2.640). Le statu quo n’est pas maintenu. L’inconvénient que subirait le demandeur, M. Madeley, est bien moindre que celui que subirait le défendeur.

[46]           Ayant déjà conclu que deux des trois volets du critère tripartite n’ont pas été satisfaits par les demandeurs, il pourrait ne pas être nécessaire d’aborder le volet de la question sérieuse à juger pour décider si le critère exige une preuve prima facie probante ou si les demandeurs ont convaincu la Cour que la question en litige n’est ni vexatoire ni frivole.

[47]           Cependant, pour une raison qui reste inconnue, les demandeurs ont fait appel, dans leur argumentation sur le préjudice irréparable, à la liberté d’expression et à la liberté d’association, deux garanties de la Charte canadienne des droits et libertés, d’après les valeurs exprimées à l’alinéa 10b), soit le droit, en cas d’arrestation ou de détention, d’avoir recours à l’assistance d’un avocat. On aurait pu penser que la question sérieuse à juger en l’espèce serait de savoir s’il y a eu violation de la liberté d’expression et d’association en raison du refus d’autoriser la participation au salon, dont le but n’est pas conforme au motif de cette participation, c’est-à-dire de traiter d’un sujet qui ne cadre pas avec le salon.

[48]           Je vais donc me prononcer sur cette présumée violation à la lumière du dossier restreint présenté à la Cour.

[49]           La non-pertinence de l’alinéa 10b) devrait aller de soi. Même si M. Yeager se dit être [traduction] « un mandataire autorisé à fournir des conseils juridiques et des renseignements dans un domaine très spécialisé du droit correctionnel », il faut admettre qu’il n’est tout simplement pas un « avocat » (« counsel » en anglais). L’autorité qui l’aurait habilité à offrir des conseils juridiques n’est pas connue. La loi permet toutefois qu’un détenu reçoive de l’assistance au cours d’une audience de libération conditionnelle. L’alinéa 10b) garantit le droit constitutionnel d’avoir recours à l’assistance d’un avocat en cas d’arrestation et de détention.

[50]           Si le critère consiste à présenter une preuve prima facie, les demandeurs sont déboutés. Leur appel à la liberté d’expression et à la liberté d’association n’avait qu’une portée générale et la question en litige n’a jamais été abordée de front. En fait, quel que soit le traitement de la liberté d’expression, la question de la liberté d’association n’a jamais été soulevée lors de l’audience, et l’avocat des demandeurs, s’étant fait poser une question à ce sujet, s’est contenté d’invoquer la plaidoirie écrite. Il n’y avait, en fait, aucun argument dans le mémoire des faits et du droit qui faisait appel à la liberté d’association. La liberté d’association était intégrée à la liberté d’expression. Leur différence est évidente et l’une ne fait pas partie de l’autre. Il n’appartient pas à la Cour de formuler un argument, mais bien aux parties de présenter leur meilleur argument.

[51]           Quant à la liberté d’expression, la Cour attend toujours un argument convaincant qui démontrerait que la liberté d’expression de M. Madeley a été compromise d’une certaine façon par le fait que M. Yeager n’a pas été autorisé à assister à une activité dont le rôle n’est pas conforme aux services offerts par M. Yeager.

[52]           Beaucoup de temps et d’efforts ont été consacrés pour faire valoir que les détenus ont le droit de se préparer en vue des audiences de libération conditionnelle et qu’il ne faut pas leur refuser un accès aux ressources et au personnel pertinents (mémoire des faits et du droit, paragraphe 72). Mais là n’est pas la question. Les demandeurs doivent produire une preuve prima facie qui démontre que leur liberté d’expression est compromise et qui va plus loin qu’une simple affirmation. D’après le dossier actuel et l’argumentation présentée, les chances de réussite sont faibles. D’après l’argumentation présentée, j’aurais dû conclure que la question sérieuse présentée à l’égard du seuil abaissé ne démontrait pas que la question en litige n’était ni frivole ni vexatoire. Encore une fois, le fardeau de la preuve repose sur les demandeurs, qui doivent convaincre la Cour que la question litigieuse n’est ni vexatoire ni frivole. L’argumentation ne semble pas s’élever au-dessus de la simple demande faite au gouvernement de faire venir M. Yeager au moment et à l’endroit où M. Madeley aimerait avoir une conversation avec lui. Cette proposition très audacieuse n’est appuyée par aucune jurisprudence et je n’en connais aucune qui puisse le faire. M. Madeley n’a pas d’entrave à sa liberté d’expression. Il s’agirait plutôt de la possibilité de l’absence de M. Yeager à une activité à laquelle M. Madeley participera, en raison de la non-contribution de M. Yeager à l’objectif et à la raison d’être de cette activité.

[53]           Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que je dois restreindre ma conclusion en l’espèce à ce qui a été établi. Le fardeau de la preuve repose sur les demandeurs. D’après le dossier actuel, la Cour n’a pas été convaincue que la question en litige est différente d’une question frivole et vexatoire. Il se pourrait que la question prenne une coloration différente avec un dossier mieux étoffé, ce qui explique pourquoi je n’ai pas tranché sur la question du bien-fondé. Comme l’auteur Sharpe le dit :

[traduction]
D’autre part, la norme applicable à une injonction mandatoire interlocutoire ne doit pas être assimilée au critère applicable aux jugements sommaires comme étant le critère se rapportant à la décision finale du litige : « La requête est plutôt évaluée selon la solidité de la cause du demandeur tout en considérant les questions de préjudice irréparable et de prépondérance des inconvénients ».

(no 2.650)

Comme on peut le voir, la cause n’est pas solide et l’est encore moins à l’examen du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients. Dans l’ensemble, l’espèce ne mérite pas qu’on lui accorde la mesure par voie d’une injonction mandatoire interlocutoire.

[54]           Que la norme soit celle de la preuve prima facie ou celle d’une question jugée ni frivole ni vexatoire, la décision ne sera pas indicative du bien-fondé de la cause, une fois que les faits d’espèce auront été présentés et plaidés de façon exhaustive.

[55]           Si, comme je le crois, la question en litige est de décider si M. Yeager peut participer à un salon qui n’est pas conforme au motif qu’il invoque pour y assister, soit de s’entretenir avec M. Madeley qui doit y être présent, la cause présentée à cette étape est insuffisante au point de ne pas être une question sérieuse à juger. J’ajoute, pour faire bonne mesure, que le salon doit avoir lieu dans un pénitencier. Lorsque la raison invoquée par les demandeurs pour demander la présence de M. Yeager est examinée plus à fond, il est possible de constater que M. Yeager ne peut pas démontrer qu’il a le droit de participer à une activité créée à une fin particulière. Si l’on considère que les demandeurs ont communiqué entre eux fréquemment et qu’un demandeur n’a fait aucune tentative pour rendre visite à l’autre, il faut conclure que l’argumentation dans ce dossier est des plus faibles. Il ne suffit pas de soulever une question, encore faut-il que le demandeur démontre qu’elle est sérieuse.

[56]           En l’espèce, les demandeurs n’ont pas réussi à convaincre la Cour du préjudice irréparable qu’ils subiraient si l’injonction mandatoire interlocutoire ne leur était pas accordée. La prépondérance des inconvénients favorise le défendeur. Cela pourrait suffire à statuer sur l’affaire. Néanmoins, la Cour aurait également conclu que les faits d’espèce présentés par les demandeurs ne s’élèvent pas au niveau d’une preuve prima facie. Une simple allégation de violation d’un droit constitutionnel ne suffit pas. Il faut expliquer de quelle façon la Charte des droits et libertés a été violée dans les circonstances de l’espèce. On ne défend pas à M. Madeley de communiquer avec M. Yeager. En fait, M. Yeager n’a pas l’autorisation d’assister au salon prélibératoire auquel M. Madeley sera présent. Le salon est organisé à des fins qui ne correspondent pas aux services que M. Yeager veut offrir. Le recours des demandeurs s’appuie sur le fait que M. Yeager a en quelque sorte le droit d’y assister. Or, tel n’est pas le cas. La question présentée de cette façon est même frivole et vexatoire, car elle repose sur une base inexistante. Il n’existe pas de droit qui autorise les demandeurs à se parler à l’occasion d’un salon prélibératoire parce que la présence de M. Yeager n’est pas nécessaire, sa contribution n’étant pas conforme aux fins particulières du salon.

[57]           En conséquence, la requête en injonction mandatoire interlocutoire est rejetée. Le défendeur a présenté l’ébauche d’un mémoire de frais qui était incomplet. Les demandeurs ont fait valoir qu’un règlement forfaitaire de 3 500 $ serait adéquat si leur recours était accueilli. Ce montant semble raisonnable, peu importe le parti qui aura gain de cause. Par conséquent, j’octroie en faveur du défendeur les dépens d’une valeur de 3 500 $.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la requête en injonction mandatoire interlocutoire soit rejetée. J’octroie en faveur du défendeur les dépens d’une valeur de 3 500 $.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-706-16

 

INTITULÉ :

KEITH NIGEL MADELEY ET AL. c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er juin 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Yavar Hameed

 

Pour le demandeur

KEITH NIGEL MADELEY ET AL.

 

Mathew Johnson

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

KEITH NIGEL MADELEY ET AL.

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

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