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Date : 20160623


Dossier : IMM-2967-15

Référence : 2016 CF 710

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2016

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ITUA OSADOLOR IRIVBOGBE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre d’une décision rendue le 10 juin 2015 par la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, confirmant la conclusion de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu respectivement des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

Contexte

[2]               Le demandeur est citoyen du Nigeria. Il est arrivé au Canada le 29 décembre 2012 avec un visa d’étudiant. Il a ultérieurement présenté une demande de permis de travail pour effectuer un stage dans le cadre d’un programme d’alternance travail-études, puis une autre demande de permis de travail à la fin de ses études; ces deux demandes ont été accueillies. Le demandeur a par la suite demandé une prolongation de son permis de travail, mais sa demande a été rejetée le 17 octobre 2014. Le 31 octobre 2014, le demandeur a présenté une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle.

[3]               Selon l’information figurant sur son formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA), le demandeur est marié et a deux enfants. Le demandeur allègue que sa véritable orientation sexuelle, c’est-à-dire sa bisexualité, a été rendue publique au Nigeria le 26 octobre 2014, lorsque des photographies compromettantes du demandeur en compagnie d’un partenaire du même sexe ont été publiées. Il soutient que son partenaire a été battu et humilié par la communauté et que son orientation sexuelle a été divulguée à sa mère qui a menacé de le renier, et il craint d’être persécuté au Nigeria à cause de son orientation sexuelle.

[4]               Dans une décision datée du 7 janvier 2015, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur en se fondant essentiellement sur la crédibilité du demandeur. La SPR a noté que, sur son formulaire FDA signé le 31 octobre 2014, le demandeur avait omis de mentionner son partenaire actuel, Godwin Ogundipe (Ogundipe), qu’il disait avoir rencontré le 15 octobre 2014. La SPR n’a pas accepté les raisons invoquées par le demandeur pour expliquer cette omission, le demandeur ayant déclaré qu’il ne croyait pas que ce fait était de quelque manière lié à la persécution dont il faisait l’objet. Or, sa demande d’asile était entièrement basée sur sa bisexualité, et un tel élément de preuve aurait appuyé directement sa présumée bisexualité. La SPR a également jugé que la déclaration sous serment faite par Ogundipe le 30 décembre 2014, dans laquelle Ogundipe reconnaissait être le partenaire actuel du demandeur au Canada (affidavit d’Ogundipe), était évasive et trop peu détaillée. De plus, bien que le demandeur ait déclaré durant l’audience qu’Ogundipe témoignerait, ce dernier n’a pas été cité comme témoin. La SPR a donc accordé peu de poids à ce témoignage par affidavit non vérifié. La SPR a également noté que le demandeur n’avait produit qu’un seul message texte entre lui et Ogundipe, message qui a été envoyé le matin même de l’audience, et qu’il ne pouvait produire l’historique de leurs messages. De même, il n’a pu produire aucun autre message ni courriel. Eu égard à ces faits minant la crédibilité du demandeur, la SPR a tiré une conclusion défavorable relativement à l’allégation selon laquelle le demandeur entretenait une relation homosexuelle avec Ogundipe.

[5]               La SPR a aussi exprimé des réserves au sujet du temps choisi par le demandeur pour soumettre sa demande d’asile, celle-ci ayant été présentée 14 jours après que sa plus récente demande de prolongation de permis de travail lui eut été refusée. Le demandeur est devenu membre de diverses organisations LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres) de Toronto en novembre 2014, soit près de deux ans après son arrivée au Canada et un mois après avoir présenté sa demande d’asile. Le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas adhéré plus tôt à ces organisations parce que son orientation sexuelle n’était pas connue au Nigeria et qu’il cherchait à rester discret. Ce n’est donc qu’après que son orientation sexuelle a été rendue publique au Nigeria, en octobre 2014, qu’il est devenu membre de ses organisations.

[6]               La SPR a toutefois estimé que ce n’était pas un motif raisonnable pour expliquer les deux ans qui s’étaient écoulés avant que le demandeur entreprenne des démarches pour adhérer à des organismes de défense des minorités sexuelles et elle a conclu que le demandeur n’avait pas participé à des activités homosexuelles au Canada. La SPR a donc tiré une conclusion négative relativement à la crédibilité globale du demandeur, estimant que ces activités visaient à appuyer la demande d’asile du demandeur.

[7]               La SPR a reconnu que le demandeur avait assisté à des rencontres au sein de diverses organisations LGBT, mais elle a estimé qu’il l’avait fait dans le but principalement d’appuyer sa demande d’asile et ses allégations concernant son orientation sexuelle.

[8]               La SPR a aussi noté que le demandeur était incapable de se rappeler les noms de quelques endroits fréquentés par la communauté gaie, à l’exception des organisations dont il disait être membre. La SPR a jugé que les photographies présentées par le demandeur à l’appui de sa demande ne constituaient pas une preuve convaincante pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur est bisexuel; les photographies n’ont donc pas dissipé les réserves de la SPR quant à la crédibilité des allégations faites par le demandeur au sujet de son orientation sexuelle.

[9]               Quant à l’affidavit du 19 décembre 2014 de Tochukwu Nwachi (affidavit de Nwachi), dans lequel ce dernier disait avoir été témoin de l’incident qui s’était produit au Nigeria en octobre 2014 et qui mettait en cause le partenaire de même sexe du demandeur, ainsi qu’au courriel du 26 octobre du frère du demandeur qui exprimait sa déception et sa honte d’avoir appris que le demandeur était gai, la SPR a reconnu la cohérence entre ces deux documents et le témoignage du demandeur au sujet de la découverte de photographies compromettantes de lui et de son partenaire de même sexe. La SPR a toutefois estimé que ces deux documents n’étaient pas suffisamment détaillés et qu’ils ne dissipaient pas ses réserves quant à la crédibilité du demandeur. Elle leur a donc accordé peu d’importance pour confirmer la bisexualité du demandeur.

[10]           Enfin, la SPR a jugé non convaincant le rapport du psychologue présenté par le demandeur, car les allégations dans ce rapport étaient celles du demandeur. Or, comme la SPR avait déjà conclu à la non-crédibilité de ces mêmes allégations, elle n’a guère tenu compte de ce rapport pour établir l’orientation sexuelle du demandeur.

[11]           Après avoir tenu compte des éléments de preuve dans leur ensemble, et de ses réserves quant à la crédibilité du demandeur, la SPR a conclu selon la prépondérance des probabilités que le demandeur n’était pas un témoin crédible et que les éléments de preuve sur son orientation sexuelle n’étaient pas suffisamment convaincants et donc que le demandeur n’avait pu établir sa bisexualité.

Décision faisant l’objet du contrôle

[12]           En ce qui a trait au partenaire de même sexe du demandeur au Canada, la SAR a estimé que, si le demandeur avait véritablement entretenu une relation avec un partenaire de même sexe, il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il l’indique sur son formulaire FDA, puisque toute sa demande d’asile reposait sur sa bisexualité et que cette relation aurait été une preuve directe de cette bisexualité. De plus, au moment où il a présenté son formulaire FDA, le demandeur était représenté par un avocat qui savait l’importance d’inclure un tel renseignement. La SPR a aussi formulé d’autres conclusions qui ont miné l’allégation voulant que le demandeur entretienne une relation avec un partenaire de même sexe au Canada, mais le demandeur ne les a pas contestées. La SAR a toutefois déclaré, sur la base de son propre examen et de sa propre évaluation des éléments de preuve, qu’elle n’avait relevé aucune erreur dans les conclusions non contestées de la SPR. Pour ce motif, la SAR a appuyé la conclusion de la SPR qui mettait en doute la crédibilité de la présumée relation avec un partenaire de même sexe.

[13]           La SAR a noté que la SPR s’était basée sur un ensemble d’éléments (historique d’immigration du demandeur, moment choisi pour la présentation de la demande d’asile et témoignage concernant les activités du demandeur au Canada) pour tirer des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité des allégations du demandeur concernant son orientation sexuelle. La SAR n’a pas été convaincue par les motifs invoqués par le demandeur pour expliquer les deux ans qui s’étaient écoulés avant qu’il devienne membre d’organisations LGBT au Canada, estimant qu’il y avait beaucoup plus de risque que la famille du demandeur soit informée de son orientation sexuelle en raison de ses activités homosexuelles menées au Nigeria que par sa participation à des groupes de soutien LGBT au Canada.

[14]           La SAR a toutefois donné raison au demandeur, lorsque celui-ci a déclaré que la SPR avait commis une erreur en contestant sa crédibilité du fait qu’il avait été incapable de nommer des endroits fréquentés par la communauté LGBT, car la SPR avait omis d’expliquer pourquoi il serait raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur possède de telles connaissances. En dépit de cette erreur, la SAR a néanmoins conclu que les autres conclusions de la SPR étaient suffisantes pour miner la demande d’asile du demandeur fondée sur son orientation sexuelle. Se basant sur l’ensemble des conclusions défavorables et sur la prépondérance des probabilités, la SAR a appuyé la conclusion de la SPR qui estimait que le demandeur n’avait pas entretenu de relation homosexuelle au Canada et qu’il avait créé ce personnage dans le seul but d’appuyer sa demande d’asile.

[15]           Le demandeur a fait valoir auprès de la SAR que la SPR avait simplement rejeté les affidavits et d’autres éléments de preuve corroborants qu’il avait présentés à l’appui de sa demande d’asile. La SAR n’a toutefois pas été convaincue par cet argument, jugeant au contraire que la SPR avait fourni des justifications et ne s’était pas fondée uniquement sur ses conclusions concernant la crédibilité du demandeur pour déterminer le poids à accorder aux éléments de preuve. La SAR a noté qu’il était loisible à la SPR d’accorder peu de poids au rapport du psychologue, compte tenu de ses conclusions sur la crédibilité de la demande d’asile et du fait que ce rapport était basé sur les observations du demandeur. La SAR a déclaré qu’elle appuyait les conclusions de la SPR après avoir fait sa propre évaluation de la preuve.

[16]           En se basant sur la totalité de la preuve, la SAR a conclu, comme l’avait fait la SPR, que le demandeur n’avait pu établir sa bisexualité. Or, comme la demande d’asile reposait sur l’orientation sexuelle du demandeur, elle n’a pu être accueillie.

Questions en litige

[17]           Je suis d’avis que les points soulevés dans la présente demande de contrôle judiciaire peuvent se résumer à une seule question, à savoir la SAR a-t-elle fait une évaluation raisonnable des éléments de preuve et de la crédibilité du demandeur?

Norme de contrôle

[18]           Le demandeur soutient que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui doit s’appliquer à l’évaluation par la SAR des éléments de preuve, alors que l’interprétation et l’application que fait la SAR du droit commandent l’application de la norme de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008, CSC 9 [Dunsmuir]). Le défendeur soutient que l’évaluation par la SAR des conclusions de la SPR en matière de crédibilité commande l’application de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 51).

[19]           Je note que la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica CAF], après la décision rendue par la SAR en l’espèce. La Cour d’appel a conclu que la norme de contrôle que notre Cour devait appliquer aux décisions de la SAR est celle de la décision raisonnable (Huruglica CAF, au paragraphe 35; voir aussi  Gebremichael c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 646, au paragraphe 8; Ghauri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 548, au paragraphe 22 [Ghauri]; Voloshyn c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 480, au paragraphe 15 [Voloshyn]; Sui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 406, au paragraphe 14; Ketchen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 388, au paragraphe 20).

[20]           Dans Ghauri, le juge Gleeson a conclu ce qui suit à l’égard de la norme de contrôle appliquée par la SAR à la décision de la SPR :

[23]      La SAR doit appliquer la norme de contrôle de la décision correcte en examinant les conclusions de droit, ainsi que les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR qui ne soulèvent aucune question quant à la crédibilité de la preuve orale et elle doit apprécier au cas par cas le degré de retenue dont elle doit faire preuve à l’égard du poids relatif des témoignages et de leur crédibilité ou de l’absence de celle-ci (Huruglica, aux paragraphes 37, 69 à 71, 103).

[21]           En l’espèce, les parties n’ont fait aucune observation au sujet de la norme en vertu de laquelle la SAR devait examiner les décisions de la SPR, et le demandeur n’a pas fait valoir qu’une erreur avait été commise à cet égard. Je note que, d’entrée de jeu, la SAR, faisant référence à l’imprécision de l’état du droit à l’époque quant à son rôle, s’est basée sur la décision rendue dans Alyafi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 pour proposer que, face à cette incertitude, il était loisible à la SAR d’appliquer l’une ou l’autre approche à son examen des décisions de la SPR, tant que la question n’était pas tranchée par la Cour d’appel fédérale ou la Cour suprême du Canada. Par conséquent, la SAR a déclaré que, conformément à la décision rendue dans Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, elle mènerait sa propre évaluation de la décision de la SPR et ferait une évaluation indépendante pour déterminer si le demandeur a qualité de réfugié au sens de la Convention. La SAR peut respecter les conclusions de la SPR sur des questions comme la crédibilité ou d’autres questions, lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer ses conclusions. Il était loisible à la SAR de privilégier cette approche lorsqu’elle a rendu sa décision (Siliya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 120, au paragraphe 21; Djossou c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080, au paragraphe 91; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Alsha’bi, 2015 CF 1381, au paragraphe 36).

Analyse

Position du demandeur

[22]           Les observations du demandeur sont répétitives et de nature essentiellement générale, et elles incluent de nombreux renvois par mention de date d’adoption et plusieurs citations censés appuyer des principes, mais le défendeur n’a établi aucun lien entre ces principes et les faits en cause ou une présumée erreur susceptible de révision de la part de la SAR. Le demandeur fait essentiellement valoir que la SAR a omis d’évaluer le fondement de sa demande, c’est-à-dire sa crainte d’être persécuté à cause de son orientation sexuelle, et que cette omission constitue une erreur de droit. Il allègue également qu’il était inopportun pour la SAR de se baser sur des stéréotypes pour évaluer des demandes fondées sur l’orientation sexuelle (Ogunrinde c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760, au paragraphe 42). Le demandeur soutient par ailleurs que, malgré les éléments de preuve indiquant qu’il était recherché au Nigeria à cause de son orientation sexuelle, la SAR a examiné à la loupe son témoignage et la preuve documentaire et en a fait une évaluation déraisonnable. Il soutient également qu’il est toujours considéré comme bisexuel au Nigeria, ce qui l’expose à des risques, que son orientation sexuelle soit ou non établie de façon satisfaisante au Canada.

[23]           Le demandeur allègue qu’il était déraisonnable pour la SAR de faire abstraction de tous les éléments de preuve qui corroboraient sa demande et d’attaquer sa crédibilité parce qu’il ne participait pas à des activités homosexuelles et qu’il ne pouvait pas se rappeler le nom d’endroits à Toronto fréquentés par la communauté LGBT. Bien que le demandeur reconnaissance que le tribunal n’est pas tenu de faire référence à tous les éléments de preuve au dossier, il souligne que le tribunal ne peut adopter une approche sélective ni faire abstraction d’éléments présentés à l’appui d’une demande. Il estime donc que la décision de la SAR est déraisonnable, parce que la SAR n’a fourni aucun motif adéquat pour expliquer pourquoi ces éléments de preuve n’appuyaient pas sa demande.

[24]           Le demandeur soutient que la SAR a, de manière déraisonnable, omis de tenir compte du bien-fondé de sa demande, simplement parce qu’elle a estimé que la preuve documentaire présentée ne constituait pas une preuve crédible de son orientation sexuelle. Il estime toutefois que des incohérences mineures dans le récit d’un demandeur ne peuvent suffire pour rejeter l’ensemble de la preuve (Mahathmasseelan c. Canada (Emploi et Immigration), [1991] ACF no 1110 (CAF)). Il soutient également que les conclusions négatives de la SAR quant à son identité sexuelle ont teinté son évaluation globale et l’ont empêchée de statuer d’une manière juste ou raisonnable sur sa demande d’asile.

[25]           Le demandeur soutient enfin qu’une interprétation simple de l’alinéa 111(1)a) de la LIPR ne peut mener à l’interprétation qui a été faite par la SAR. La SAR avait qualité pour entreprendre sa propre analyse des éléments de preuve et pour annuler la décision contestée et y substituer la décision qui aurait dû être rendue. Le demandeur est d’avis que la décision de la SAR ne montre pas que celle-ci a pris en compte tous les éléments de preuve qui ont été présentés à la SPR, ni qu’elle a mené sa propre analyse.

Position du défendeur

[26]           Le défendeur estime que la SAR n’a pas fait d’erreur dans l’évaluation des conclusions de la SPR ni dans sa propre évaluation de la crédibilité du demandeur. La SAR a évalué les conclusions de la SPR sur la base de son propre examen des éléments de preuve et elle s’est dite d’accord avec la majorité des conclusions de la SPR. Il était raisonnable pour la SAR de rejeter les raisons invoquées par le demandeur pour expliquer pourquoi il avait omis de mentionner sa relation homosexuelle au Canada sur son formulaire FDA et pourquoi il avait attendu avant d’adhérer à divers organismes LGBT. Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en contestant sa crédibilité du fait qu’il ne connaissait pas d’endroits fréquentés par la communauté LGBT, mais la SAR a en fait renversé la conclusion de la SPR sur ce point mais estimé que les autres conclusions de la SPR étaient suffisantes pour mettre en doute la présumée orientation sexuelle du demandeur. Le défendeur estime que l’affirmation du demandeur, selon laquelle la SAR a omis d’examiner le fondement de sa demande, est sans fondement.

[27]           Le défendeur soutient par ailleurs que les affirmations du demandeur concernant le traitement de la preuve corroborante concernent essentiellement le poids accordé à cette preuve. Alors que le demandeur prétend que la SAR n’a accordé aucune importance à la preuve, le défendeur soutient au contraire que la SAR a dûment pris acte de certains aspects crédibles de sa demande mais a estimé qu’ils étaient insuffisants pour établir son orientation sexuelle. Et bien que le demandeur allègue que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire et de son témoignage et qu’elle en a fait un examen à la loupe, il ne précise les éléments de preuve qui ont été omis. Le demandeur soutient qu’il ne faut pas mettre en doute l’affidavit de son présumé partenaire de même sexe simplement parce que ce dernier n’a pas été contre-interrogé, mais il fait abstraction des autres faits sur lesquels la SPR et la SAR se sont fondées pour conclure à l’absence de crédibilité.

[28]           Enfin, le défendeur note que le demandeur soulève de nombreuses thèses juridiques et diverses allégations non fondées, mais que rien dans ses observations ne laisse croire à une erreur susceptible de révision.

Analyse

[29]           Conformément au paragraphe 111(1) de la LIPR, la SAR, après examen de l’appel, rend l’une des décisions suivantes : elle confirme la décision de la SPR (alinéa 111(1)a)), elle casse la décision de la SPR et y substitue la décision qui aurait dû être rendue (alinéa 111(1)b)) ou elle renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la SPR (alinéa 111(1)c)). En l’espèce, la SAR a déclaré qu’elle confirmait la décision de la SPR et qu’elle rejetait l’appel en application de l’alinéa 111(1)a). J’estime donc que l’allégation non corroborée du demandeur, selon qui la SAR a mal interprété l’alinéa 111(1)a), n’est pas fondée. Même s’il est vrai que la SAR est habilitée à annuler la décision de la SPR et à y substituer sa propre conclusion, refuser de le faire ne constitue pas, en soi, une erreur susceptible de révision.

[30]           Le demandeur soutient que la SAR n’a pas évalué le fondement de sa demande, c’est-à-dire sa crainte d’être persécuté à cause de son orientation sexuelle. Cette affirmation n’a toutefois aucun fondement. La SAR a pris acte de la mention de la SPR selon laquelle toute la demande d’asile était fondée sur la bisexualité du demandeur, et la décision de la SAR repose sur la crédibilité de la relation homosexuelle du demandeur au Canada et sur l’établissement de sa bisexualité. De même, la thèse du demandeur selon laquelle la SAR a fondé sa décision sur des stéréotypes et sur les critères occidentaux est sans fondement. Le demandeur ne lie cette affirmation à aucun aspect précis de la décision de la SAR. Je note toutefois que la SAR a expressément renversé la conclusion où la SPR a mis en doute la crédibilité du demandeur du fait que ce dernier ne pouvait nommer aucun autre endroit de Toronto fréquenté par la communauté LGBT. La SAR a estimé que la conclusion de la SPR sur ce point n’était pas corroborée par des motifs ou le dossier.

[31]           Le demandeur soutient que la SAR a omis de prendre en compte la preuve documentaire ou d’y [traduction] « faire référence adéquatement ». Il est un fait bien établi qu’en l’absence de preuve contradictoire n’ayant pas été mentionnée, on présume que le décideur a pris en compte tous les éléments de preuve; le décideur n’est toutefois pas tenu de faire référence à chaque élément au dossier (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [NL Nurses]; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 157 FTR 35 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 16). Le seuil à franchir pour conclure qu’une décision est déraisonnable parce que des éléments de preuve n’ont pas été mentionnés est élevé; les éléments de preuve doivent être liés à une question essentielle et être contraires à la conclusion du décideur (Voloshyn, aux paragraphes 17 et 18). Mais, comme le souligne le défendeur, le demandeur ne précise pas les éléments de preuve dont la SAR n’aurait semble-t-il pas tenu compte. Il est également difficile de concilier les affirmations du demandeur qui, d’une part, allègue que la SAR a examiné à la loupe les éléments de preuve et en a fait une évaluation déraisonnable et, d’autre part, soutient que la SAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve qu’il a présentés.

[32]           La SAR a également soulevé le fait, comme l’avait fait la SPR, que le demandeur n’a pas mentionné son présumé partenaire de même sexe sur son formulaire FDA. Comme toute la demande d’asile était fondée sur la bisexualité du demandeur, la SAR a conclu, suivant la conclusion de la SPR, qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur indique sur son formulaire FDA sa relation avec un partenaire de même sexe au Canada, s’il avait entretenu une telle relation, puisque cela aurait constitué une preuve directe de sa bisexualité. Je note que la jurisprudence a établi que des omissions dans le formulaire FDA peuvent justifier des conclusions défavorables en matière de crédibilité si ces omissions sont importantes ou substantielles ou si elles constituent un élément fondamental de la demande (Akhigbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 249, aux paragraphes 15 et 16 (C.F. 1re inst.); Samseen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 542, aux paragraphes 14 à 17). Bien que le demandeur ait raison lorsqu’il affirme que de légères incohérences ne sont pas des motifs pour miner sa crédibilité, il est clair que la SAR a estimé que ces incohérences étaient importantes. Comme l’a souligné la SAR, l’orientation sexuelle du demandeur est l’élément central de sa demande d’asile et, comme le demandeur était représenté par un avocat au moment de remplir son formulaire FDA, il aurait dû savoir l’importance d’étayer par des éléments de preuve cet aspect de sa demande. Je suis d’avis qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure ainsi et de conclure que cela mine la crédibilité du demandeur au sujet de sa présumée relation homosexuelle au Canada.

[33]           De même, il était raisonnablement loisible à la SAR de rejeter les motifs invoqués par le demandeur pour expliquer pourquoi il n’est devenu membre d’organisations LGBT que deux ans après son arrivée au Canada et un mois après avoir présenté sa demande d’asile, et le demandeur n’a pas contesté cette décision. Il était également raisonnablement loisible à la SAR, à la lumière de l’ensemble des conclusions défavorables et du dossier, d’être d’accord avec la SPR et de conclure que le demandeur n’a pas entretenu de relation homosexuelle au Canada et qu’il n’a créé ce personnage que pour appuyer sa demande d’asile.

[34]           La SAR a déclaré qu’elle respecterait les conclusions de la SPR en matière de crédibilité lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer ses conclusions. En souscrivant à la conclusion de la SPR concernant la crédibilité du demandeur, la SAR n’a toutefois pas précisé de quel avantage il pourrait s’agir. Dans l’ensemble de sa décision, la SAR a indiqué qu’elle avait mené sa propre évaluation indépendante de la preuve, comme en témoigne le fait qu’elle a renversé la conclusion défavorable de la SPR sur la crédibilité basée sur l’incapacité du demandeur de se rappeler les noms d’endroits fréquentés par la communauté LGBT, ainsi que les motifs qu’elle a invoqués pour rejeter l’explication du demandeur concernant le temps écoulé avant qu’il devienne membre de groupes de soutien LGBT. Cependant, comme le fait valoir le demandeur, la SAR a essentiellement repris le raisonnement et les conclusions de la SPR. Elle n’a pas précisé les éléments de preuve qu’elle avait pris en compte, outre les explications du demandeur qu’elle a rejetées et le rapport du psychologue, ni fait référence expressément à la transcription ou au témoignage du demandeur.

[35]           En ce qui a trait aux documents corroborants, la SAR a relevé les observations du demandeur selon lesquelles la SPR avait rejeté ces documents pour le motif que le demandeur n’était pas crédible et que la véracité des documents n’avait pas été vérifiée. La SAR a aussi noté que la SPR avait tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur concernant sa relation avec un partenaire du même sexe au Canada, sur la base des trois motifs suivants : le fait que le demandeur n’a pas mentionné son partenaire de même sexe canadien sur son formulaire FDA; les éléments de preuve limités attestant de cette relation et le fait que le demandeur n’a pas fait témoigner ce partenaire, même s’il avait déclaré que celui-ci était disposé et apte à témoigner. Devant la SAR, le demandeur n’a contesté que la conclusion de la SPR concernant son omission dans le formulaire FDA et, comme je l’ai indiqué précédemment, la SAR a fait sa propre évaluation de ce facteur et tiré sa propre conclusion défavorable. Cependant, la SAR a également déclaré, au terme de son propre examen et de sa propre évaluation des éléments de preuve, qu’elle n’avait relevé aucune erreur dans les conclusions non contestées. Bien qu’aucune mention à cet effet ne figure dans les motifs de la SAR, les éléments de preuve corroborant la présumée relation se limitaient à l’affidavit d’Ogundipe, et la SPR a jugé que cet élément n’était pas assez détaillé et convaincant pour dissiper ses préoccupations concernant la crédibilité du demandeur. Je suis d’avis que la SPR s’est fondée en partie sur son appréciation du témoignage du demandeur pour évaluer ce document. Dans sa décision, la SPR a mentionné le témoignage du demandeur au sujet d’Ogundipe, notamment l’absence de communications électroniques entre le demandeur et son présumé partenaire et le fait qu’Ogundipe n’a pas comparu comme témoin. C’est dans ce contexte que la SPR a tiré sa conclusion concernant la crédibilité de l’affidavit d’Ogundipe. Je suis donc d’avis, même si le demandeur n’a pas expressément contesté ces conclusions, qu’il était raisonnable pour la SAR de respecter ces conclusions ou d’y souscrire, puisque la SPR avait eu l’avantage d’entendre le témoignage du demandeur.

[36]           Quant au rapport du psychologue préparé après la présentation de la demande d’asile du demandeur, la SAR a estimé qu’il était loisible à la SPR d’y accorder peu de poids, puisque le rapport était fondé sur des observations faites par le demandeur et que la SPR avait mis en doute la crédibilité de ce dernier, et la SAR a appuyé la conclusion de la SPR après avoir fait sa propre évaluation de la preuve. Donc, contrairement à ce que soutient le demandeur, le rapport a été pris en compte. Il convient également de souligner que la SAR ne conteste pas le diagnostic de trouble dépressif majeur du demandeur, ni le fait qu’il a connu un épisode modéré de grande anxiété et qu’il a fait une crise de panique. Le demandeur n’a pas soutenu non plus que la SAR avait commis une erreur en ne tenant pas compte de l’impact qu’aurait ce diagnostic s’il devait retourner au Nigeria. Au contraire, compte tenu de l’absence de crédibilité et indépendamment du diagnostic, le rapport n’aide pas à établir la bisexualité du demandeur, comme l’ont conclu la SPR et la SAR. Je ne vois aucune erreur dans cette conclusion, car le récit des événements qui est fait à un psychologue ne rend pas ces événements plus crédibles (Rokni c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [1995] ACF no 182, au paragraphe 16; Danailov c. Canada (Emploi et Immigration), [1993] ACF no 1019, au paragraphe 2; Egbesola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 204, au paragraphe 12; Moya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315, au paragraphe 57).

[37]           Deux autres documents de corroboration cités par la SPR étaient l’affidavit de Nwachi et un courriel du frère du demandeur. La SPR a reconnu que ces documents concordaient avec le témoignage du demandeur concernant la publication de photos compromettantes au Nigeria. Elle a toutefois estimé que ces documents ne permettaient pas de dissiper ses autres réserves quant à la crédibilité du demandeur. Pour ce motif, la SPR a accordé peu de force probante à ces éléments pour établir l’orientation sexuelle du demandeur.

[38]           Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, à l’exception du rapport du psychologue, la SAR n’a fait référence à la preuve corroborante que d’une manière générale. Elle n’a fait aucune référence précise à l’affidavit de Nwachi, au courriel, aux photographies ou aux lettres présentés par le demandeur. La SAR a indiqué qu’après évaluation des éléments de preuve elle a conclu que [traduction] « avait fourni des justifications et ne s’était pas fondée uniquement sur ses conclusions concernant la crédibilité du demandeur pour déterminer le poids à accorder aux éléments de preuve ». Par la suite, dans ses motifs, la SAR a conclu, sur la base de l’ensemble de la preuve, que le demandeur n’avait pu établir sa bisexualité.

[39]           Selon l’affidavit de Nwachi et le courriel du frère du demandeur, c’est en octobre 2014 que la bisexualité du demandeur a été rendue publique au Nigeria. En plus de corroborer la bisexualité du demandeur, ces documents appuient la raison fournie par le demandeur pour expliquer le temps qui s’est écoulé avant qu’il devienne membre d’organisations LGBT à Toronto, car ils laissent croire que la communauté du demandeur au Nigeria n’a appris l’orientation sexuelle du demandeur qu’en octobre 2014. La SPR a reconnu la cohérence de ces documents, mais a estimé qu’ils n’étaient pas suffisamment détaillés pour dissiper ses réserves concernant la crédibilité du demandeur; elle y a donc accordé peu de poids. La SAR a déclaré qu’elle appuyait la conclusion de la SPR, après avoir fait sa propre évaluation des éléments de preuve. Même s’il aurait été préférable que la SAR explique pourquoi elle souscrivait à la décision de la SPR, elle n’a pas pour autant commis une erreur en ne répétant pas les motifs de la SPR. De plus, le fait que la SAR n’ait pas expressément mentionné les éléments de preuve n’empêche pas notre Cour de comprendre pourquoi la SAR est parvenue à cette conclusion ni de déterminer si la conclusion fait partie des issues acceptables (NL Nurses).

[40]           Pour ces motifs, je conclus que la décision de la SPR était raisonnable et je rejette la demande de contrôle judiciaire.

[41]           Le demandeur soumet la question suivante à des fins de certification au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR :

La conclusion quant à la crédibilité [sic] des activités homosexuelles du demandeur au Canada discrédite-t-elle, par extension, ses allégations quant à sa bisexualité au Nigeria?

[42]           Le défendeur s’oppose à la demande du demandeur de certifier une question et fait valoir que cette question ne satisfait pas au critère de certification (Gechuashvili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 365, au paragraphe 26).

[43]           Dans l’arrêt Lin Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, la Cour d’appel fédérale a de nouveau, au paragraphe 9, énoncé en ces termes le critère de certification :

[...] pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge.

(Voir aussi Varela c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145, aux paragraphes 28 à 30; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89, au paragraphe 11).

[44]           Je suis d’avis que la question telle que proposée ne transcende pas les intérêts des parties au litige ni ne porte sur des éléments qui ont des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Par conséquent, je refuse de certifier la question proposée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

3.      La question proposée par le demandeur n’est pas certifiée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2967-15

 

INTITULÉ :

IRIVBOGBE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Nicholas Owodunni

 

Pour le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet de Nicholas Owodunni

Avocats et notaires publics

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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