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Date : 20160623


Dossier : IMM-4507-15

Référence : 2016 CF 702

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ZHAOHUI CHEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur, Zhaohui Chen, à l’encontre d’une décision rendue le 20 août 2015 (la décision) par un agent d’immigration supérieur de la section d’examen des risques avant renvoi de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agent), qui a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur.

[2]               La demande est accueillie pour les motifs suivants.

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen de la Chine qui est arrivé au Canada le 19 novembre 2007, après avoir été parrainé comme résident permanent par sa belle-mère. Le 10 janvier 2012, il a été déclaré coupable d’homicide involontaire et condamné à cinq ans de prison. Le 13 novembre 2012, il a été déclaré interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001 ch. 27 (LIPR), et a fait l’objet d’une mesure d’expulsion.

[4]               Le 27 janvier 2014, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) dans laquelle il invoquait sa crainte d’être persécuté en Chine parce qu’il est de confession baptiste. Il a également allégué qu’il s’exposerait à des représailles de la famille, qui vit en Chine, de celui qu’il a tué. Il a en outre fait valoir qu’il risquerait une double incrimination étant donné que la Chine permet d’engager de nouvelles poursuites pour les crimes commis à l’étranger par des ressortissants chinois, même lorsque les ressortissants en question ont été reconnus coupables, condamnés et libérés.

[5]               Une décision défavorable relativement à la demande d’ERAR a été rendue le 12 juin 2014. Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision, lequel contrôle a été accueilli dans l’affaire Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 771. Le juge Zinn avait conclu à un manquement à l’équité procédurale parce que l’agent avait, de son propre chef, accédé à des renseignements sur le risque de double incrimination en Chine et s’était fié à ces renseignements sans donner au demandeur la possibilité de répondre à cette question. Par conséquent, la décision avait été renvoyée à un autre agent pour qu’il statue de nouveau sur l’affaire, et c’est la décision prise par ce dernier qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

II.                Décision contestée

[6]               Dans sa décision, l’agent a fait observer que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’article 36(1)a) de la LIPR et que, par conséquent, il ne procéderait à une évaluation que pour les motifs prévus à l’article 97 de la LIPR, et non pas les motifs prévus à l’article 96 qui se rapportent au statut de réfugié au sens de la Convention.

[7]               L’agent a admis que le demandeur était chrétien baptiste et a noté que l’évaluation des risques personnalisés en vertu des motifs prévus à l’article 97 incluait tous les risques découlant de son profil de chrétien baptiste. L’agent a ensuite examiné la preuve relative à la liberté de religion en Chine et a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque énoncé à l’article 97 s’il était renvoyé en Chine.

[8]               L’agent a fait remarquer que d’après le Département d’État des États-Unis, la liberté de religion existe en Chine, mais qu’elle est strictement réglementée par le gouvernement chinois, et il a cité un rapport du tribunal d’examen du statut de réfugié de l’Australie (Australian Refugee Review Tribunal) qui expliquait que la dénomination baptiste avait été abolie en Chine dans les années 1950. Le tribunal d’examen du statut de réfugié de l’Australie signalait que plusieurs des dénominations abolies demeuraient visibles, mais qu’en règle générale, les anciennes dénominations avaient disparu. Le tribunal d’examen du statut de réfugié de l’Australie faisait remarquer que si les églises non enregistrées étaient officiellement illégales en Chine, elles se distinguaient des autres groupes religieux et spirituels qui sont interdits en tant que « cultes du mal ». L’agent a indiqué que la foi baptiste ne figurait pas sur la liste des religions interdites.

[9]               L’agent a observé que d’après le tribunal d’examen du statut de réfugié de l’Australie et la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, le traitement des membres d’églises non enregistrées par le gouvernement chinois varie entre les régions et que, d’après le tribunal d’examen du statut de réfugié de l’Australie, la région du demandeur en Chine, la province du Fujian, est un centre d’activités chrétiennes où, malgré les répressions occasionnelles, les autorités locales font généralement preuve de tolérance à l’égard des groupes chrétiens non enregistrés. Cependant, l’agent a conclu que la preuve documentaire fournie par le demandeur avait également démontré qu’il y avait des restrictions quant à la liberté de religion dans la province du Fujian, se référant à la preuve que les maisons-églises au Fujian sont exposées au risque terrifiant d’être fermées, ou de voir leurs membres subir des sanctions.

[10]           Compte tenu de la preuve, l’agent a accepté le fait que la liberté de religion était sévèrement restreinte en Chine, mais a conclu que l’application des lois contre les églises non enregistrées variait d’une région à une autre. Malgré les restrictions, la répression et les mesures de harcèlement occasionnelles au Fujian, cette province est l’une des plus tolérantes. L’agent a également reconnu que les conséquences négatives incluent le harcèlement, l’intimidation, la destruction de biens et l’arrestation, mais a conclu que les dirigeants de maisons-églises sont la cible des sanctions les plus sévères. Si les simples membres d’églises clandestines peuvent facilement être la cible de mesures de répression officielles, l’agent a conclu que la plupart des cas de préjudice grave impliquaient des dirigeants d’église et que les chefs religieux, les militants et les membres de groupe qui sont identifiés comme membres d’un culte par le gouvernement chinois encourent des risques plus élevés de détention et de harcèlement que les membres ordinaires. Par conséquent, l’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé au risque personnalisé d’être persécuté, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie, ni au risque de traitements ou peines cruels et inusités en raison de son profil de chrétien s’il était renvoyé en Chine.

[11]           L’agent a également abordé la question de savoir si le demandeur serait exposé au risque d’être de nouveau poursuivi pour ses crimes ou au risque de représailles de la famille, qui vit en Chine, de celui qu’il a tué et il a rejeté ces motifs. Cependant, il n’y a rien de plus à ajouter sur ces motifs, car ils ne constituent pas le fondement des arguments soulevés par le demandeur dans le présent contrôle judiciaire.

III.             Question en litige et norme de contrôle

[12]           Le demandeur soulève une question, celle de savoir si l’agent a commis une erreur en limitant son analyse en vertu de l’article 97 à des dommages physiques et en n’examinant pas si la suppression de l’identité religieuse constituait un « traitement cruel et inusité ».

[13]           Le demandeur laisse entendre que cette question pourrait être qualifiée d’erreur de droit, susceptible de révision selon la norme de la décision correcte, mais il reconnaît que l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 peut exiger que la norme de la décision raisonnable soit appliquée. Je conclus que la norme de contrôle généralement applicable aux décisions d’ERAR est celle de la décision raisonnable (Thamotharampillai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 352, au paragraphe 18; Belaroui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 863, aux paragraphes 9 et 10; Wang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 799, au paragraphe 11) et que la question soulevée par le demandeur ne justifie pas une dérogation à cette norme.

IV.             Position des parties

A.                Observations du demandeur

[14]           La position du demandeur est que l’omission de l’agent d’examiner si une violation de la liberté de religion, à savoir la suppression de l’identité religieuse, constitue un traitement cruel et inusité est une erreur de droit. Il fait valoir que la suppression forcée de l’identité religieuse d’une personne par une interdiction légale, même si elle ne conduit pas à l’arrestation ou à l’agression des pratiquants, représente un traitement cruel et inusité.

[15]           Le demandeur cite l’arrêt R c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295 [Big M Drug Mart]; l’arrêt École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12; et la décision Fosu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994], 90 FTR 182 pour soutenir la proposition selon laquelle la liberté de religion exige d’une personne qu’elle soit en mesure de pratiquer ouvertement sa foi sans crainte de représailles. Il établit une analogie entre les circonstances en l’espèce et celles de la décision V.S. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1150 [V.S.], où il a été jugé que la suppression forcée de l’identité sexuelle constituait de la persécution.

[16]           Bien que le demandeur reconnaisse que la persécution est généralement examinée en vertu de l’article 96 de la LIPR, il fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte du chevauchement des articles 96 et 97 et, par conséquent, lorsque le recours à l’article 96 n’est pas possible, de la question de savoir si cette persécution constitue un traitement cruel et inusité conformément à l’article 97. Il fait valoir que dans la décision A.B. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 640 [A.B.], le juge Zinn a conclu que la notion de « traitement cruel et inusité » pouvait être plus large que celle de persécution. En l’espèce, la Cour a estimé que la conclusion de l’agent selon laquelle la discrimination subie par les homosexuels en Guyane ne constituait pas un traitement cruel et inusité était déraisonnable compte tenu de sa conclusion que la persécution aurait pu être établie.

[17]           Le demandeur se réfère à la jurisprudence examinant la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] pour appuyer sa position selon laquelle un traitement cruel et inusité renvoie à des actes qui « ne seraient pas compatibles avec la dignité humaine » (R c. Smith, [1987] 1 RCS 1045, au paragraphe 7), sont « tout simplement inacceptables » (United States c. Allard, 1987, 1 RCS 564, au paragraphe 572), « choqueraient la conscience » (États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, au paragraphe 68; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 RCS 779, à la page 850 [Kindler]) ou porterait atteinte « au sens de ce qui est juste et équitable au Canada » (Kindler, à la page 850). Il déclare que l’oppression d’un groupe religieux approuvée par l’État, même si elle ne conduit vraisemblablement pas, selon la prépondérance des probabilités, à des dommages physiques, choquerait la conscience des Canadiens et violerait les principes de justice fondamentale au Canada.

B.                 Observations du défendeur

[18]           La position du défendeur est que l’agent a correctement procédé à un ERAR restreint basé uniquement sur l’article 97. La question de savoir si le demandeur se heurterait à une possibilité sérieuse de persécution en Chine en vertu de l’article 96 n’a pas été examinée en raison de son interdiction de territoire pour grande criminalité et de sa peine d’emprisonnement de plus de deux ans (en vertu du paragraphe 112(3) et du sous-alinéa 113e)(i) de la LIPR). L’agent a seulement examiné si le demandeur serait personnellement exposé à un risque de torture ou à un risque pour sa vie ou un risque de traitements ou peines cruels et inusités en vertu de l’article 97.

[19]           Le défendeur soutient que les conclusions de l’agent en vertu de l’article 97 étaient raisonnables. L’agent a examiné la preuve documentaire concernant les restrictions quant à la liberté de religion en Chine, pour tirer des conclusions sur les risques visés à l’article 97 auxquels serait exposé le demandeur, et était sensible aux restrictions, mais a conclu que l’application des règles relatives à ces restrictions variait selon les régions. Le défendeur soutient qu’étant donné que les chrétiens continuent à pratiquer leur religion dans des églises non enregistrées et que le traitement des chrétiens varie d’une région à l’autre, la situation du demandeur se distingue de celle des personnes qui sont obligées de cacher leur orientation sexuelle.

[20]           Le défendeur se fonde sur la décision Kheloufi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 481 [Kheloufi], dans laquelle le juge Gagné a statué que l’analyse, dans le cadre d’une demande d’asile ou d’une demande d’ERAR, ne consiste pas à déterminer si les lois d’un pays donné seraient considérées comme conforme à la Charte.

[21]           En réponse à la position du demandeur selon laquelle il y a un chevauchement entre les articles 96 et 97 de la LIPR, le défendeur a fait valoir que les deux dispositions consacrent différents engagements du Canada à l’échelle internationale et font intervenir différents seuils de risque. L’agent a examiné les divers risques allégués par le demandeur et a appliqué le bon critère en concluant que ces allégations n’établissaient pas, selon la prépondérance des probabilités, un risque énoncé à l’article 97.

V.                Analyse

[22]           Dans sa plaidoirie, l’avocat du demandeur a expliqué sa position selon laquelle cette demande ne porte pas sur le fond de l’expression « traitement cruel et inusité » aux fins de l’application de l’article 97 de la LIPR aux affaires dans lesquelles il y a des allégations de suppression de l’identité religieuse. Son principal argument est plutôt que l’agent n’a pas tenu compte du risque qui a été soulevé par le demandeur. Ma décision d’accueillir la présente demande est fondée sur une conclusion selon laquelle le demandeur a raison de formuler cette dernière affirmation, à savoir que l’agent n’a pas analysé un risque particulier résultant du profil de chrétien baptiste du demandeur.

[23]           Le défendeur soutient que cet argument n’a pas été présenté à l’agent et qu’on ne peut donc pas s’attendre à ce que ce dernier l’ait examiné. Cependant, je suis d’avis que la question qui est soulevée par le demandeur dans le cadre de la présente demande a été présentée à l’agent par le demandeur.

[24]           À l’appui de l’ERAR, l’avocat du demandeur a présenté de nouveau les observations écrites qui avaient été faites dans le cadre de la précédente demande d’ERAR et s’est appuyé sur celles-ci. Dans ce document, le paragraphe d’ouverture qui figure sous l’en-tête [traduction] « Liberté de religion » relativement au risque stipule ce qui suit :

Le demandeur est un chrétien baptiste. Dans le cadre de sa pratique religieuse, il a le devoir de répandre la parole de Dieu et de faire du prosélytisme. Étant donné que les églises baptistes ne sont pas reconnues comme étant des églises officielles en Chine, s’il devait y retourner, il serait obligé de fréquenter des « maisons-églises » illégales ou de ne pas pratiquer sa foi du tout. L’incapacité de s’adonner librement à la religion de son choix est une forme de persécution. Le fait qu’il ne puisse s’adonner à sa religion qu’en fréquentant des églises clandestines et illégales pose un risque pour sa vie et son bien-être. La preuve documentaire indique que des personnes qui fréquentaient des églises en Chine ont été incarcérées, emprisonnées, envoyées dans des camps de rééducation. (Non souligné dans l’original.)

[25]           Les derniers paragraphes des observations portant sur ce motif de risque se concluent comme suit :

[traduction]

L’incapacité de pratiquer ouvertement sa foi est un acte manifeste de persécution en soi. L’agent ne devrait pas porter simplement son attention sur le risque de violence et d’incarcération, car l’analyse doit examiner si, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur sera en mesure de pratiquer sa religion ouvertement.

De toute évidence, l’existence même de lois de l’État contre les groupes religieux non approuvés entraîne ces groupes dans la clandestinité et constitue un acte de persécution. En outre, il est évident que l’emprisonnement de simples paroissiens devient de plus en plus répandu et que la capacité d’exprimer son identité religieuse devient encore plus difficile. (Non souligné dans l’original.)

[26]           Enfin, la conclusion de ces observations est la suivante :

La preuve documentaire indique clairement une aggravation de la situation pour les protestants en Chine qui ne font pas partie d’une église approuvée par l’État. Le demandeur est clairement un membre dévoué de sa congrégation baptiste, et il participe à de nombreuses activités organisées par son église. À la lumière des preuves, l’agent doit déterminer si, selon la prépondérance des probabilités, il sera en mesure de pratiquer ouvertement sa religion, y compris le prosélytisme, sans ingérence de la part de l’État. Nous estimons que s’il devait retourner en Chine, il ferait face à de graves persécutions fondées sur la religion. (Non souligné dans l’original.)

[27]           Ces paragraphes clés des observations écrites du demandeur identifient son argument, à savoir que l’existence même des lois qui restreignent la liberté de la religion représente un acte de persécution, et que le demandeur demande à l’agent d’examiner non seulement les risques de violence et d’incarcération, mais aussi les limites à sa capacité à pratiquer sa religion ouvertement, que le demandeur décrit également comme la capacité d’exprimer son identité religieuse.

[28]           Le défendeur fait valoir que ces paragraphes sont formulés en fonction de la « persécution » et non pas du « traitement cruel et inusité ». Le demandeur répond qu’il utilisait le terme de « persécution » de façon générique, pas pour appuyer un argument fondé sur l’article 96 de la LIPR, et il souligne le paragraphe qui conclut ses observations pour faire référence à une décision selon la prépondérance des probabilités, à savoir la norme applicable aux motifs prévus à l’article 97. Je suis d’accord avec le demandeur sur ce point, d’autant plus que l’agent menait un ERAR restreint portant uniquement sur l’article 97. Ces observations se rapportent clairement à la décision de l’agent de savoir si, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur serait exposé à un risque de torture, à un risque pour sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Chine.

[29]           Il est également clair que l’agent n’a pas examiné les arguments du demandeur selon lesquels la suppression par le droit chinois de son identité religieuse ou de sa liberté de religion pose un risque pour le demandeur, risque contre lequel il doit être protégé en vertu de l’article 97. En effet, je ne comprenais pas pourquoi le défendeur avait contesté ce point étant donné que son argument était que l’agent n’était pas tenu d’examiner ce risque puisqu’il n’avait pas été soulevé.

[30]           La conclusion de l’agent était que le demandeur n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait le profil d’un dirigeant d’église ou d’un chef religieux, d’un activiste, ou d’un membre d’une secte, et donc qu’il ne serait pas personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de peines cruelles et inusitées. Mon interprétation est que cette conclusion résulte de l’analyse faite par l’agent, à savoir que le demandeur n’était pas exposé au risque de préjudice grave et à un plus grand risque d’être détenu ou harcelé, risque auquel, du moins dans le Fujian, uniquement les chefs religieux, les activistes et les membres d’une secte sont plus susceptibles d’être exposés. Cependant, l’agent n’a pas examiné si le risque moindre de harcèlement et de détention, ou le risque de préjudices moins graves, auquel les membres ordinaires de maisons-églises sont exposés dans le Fujian, voire l’existence même de lois restreignant la liberté religieuse, représentait toujours une restriction quant à la liberté de religion, ce qui constitue un traitement cruel et inusité.

[31]           Je note que le défendeur a invoqué plusieurs affaires dans lesquelles le rejet des demandes d’asile et de protection, sollicitées par des demandeurs qui seraient renvoyés dans le Fujian, a été confirmé par la Cour. Toutefois, ces décisions comportent des conclusions, fondées éléments de preuve documentaire pris en compte dans chaque cas, en particulier quant aux conséquences minimales pour les chrétiens de la province du Fujian. Par exemple :

A.                Dans Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 941, au paragraphe 39, la Cour a noté que la Section de la protection des réfugiés (SPR) n’avait trouvé aucun document fiable indiquant que les membres ordinaires d’une maison-église avaient été arrêtés ou détenus au Fujian ou que leur culte avait été entravé de manière significative. Aux paragraphes 39 à 50, le juge Russell a examiné la preuve documentaire présentée à la SPR et a conclu que ses conclusions appartenaient aux issues possibles acceptables. Ce faisant, la Cour a examiné aux paragraphes 44 à 46 la conclusion du juge Shore dans la décision Liang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 65, à savoir que la destruction des maisons-églises dans la province du Fujian peut démontrer que les autorités chinoises se livrent à de la persécution en portant atteinte aux droits religieux fondamentaux dans la province du Fujian, mais a distingué cette affaire de celle qui l’occupait compte tenu de la façon dont la SPR avait évalué les éléments de preuve dont elle disposait;

B.                 Dans la décision He c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 44, au paragraphe 48, le juge Russell a confirmé le rejet par la SPR de la demande du demandeur, en se fondant sur la preuve que, de façon générale, le prosélytisme est toléré dans la province du Fujian dans la mesure où il n’est pas pratiqué en public et que, à certains endroits, même l’évangélisation en plein air est autorisée;

C.                 Dans la décision He c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 362, aux paragraphes 39 à 41, le juge De Montigny a noté que l’agent de la SPR avait choisi d’accorder peu de poids aux documents qui faisaient référence à la fermeture de maisons‑églises dans la province du Fujian. La Cour était d’accord avec le demandeur qu’il ne devrait pas être obligé de se cacher pour pratiquer sa religion de façon à éviter la persécution, mais a conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que, si la persécution pour des motifs religieux était courante dans la province du Fujian, les documents le mentionneraient;

D.                Dans la décision Chen c. Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 928, la juge Gleason a confirmé le rejet par la SPR de la demande du demandeur, concluant qu’il était raisonnable à la lumière des éléments de preuve qui avaient été présentés à la SPR. Voici l’analyse faite par la Cour au paragraphe 11 :

[11]      Enfin, s’il est vrai qu’une demande d’asile peut être fondée sur un cas de persécution religieuse n’allant pas jusqu’à une arrestation (voir p. ex. Zhang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1198, 182 ACWS (3d) 982), contrairement à ce qu’affirme le demandeur la Commission n’a pas fondé sa conclusion uniquement sur l’absence d’arrestations de chrétiens dans la province du Fujian. Elle a plutôt examiné la documentation de façon générale et a fait remarquer que, bien que les preuves soient partagées, il y avait peu de preuves récentes que l’on persécutait des catholiques laïques au Fujian. La Commission a fait remarquer que, même si certains comptes rendus faisaient état d’inquiétudes générales à propos des libertés religieuses au Fujian, ces comptes rendus manquaient de détails sur les problèmes que vivent les chrétiens dans cette province et, de ce fait, elle leur a accordé peu de poids. La SPR a donc conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il s’exposerait à un risque objectif quelconque s’il était renvoyé dans la province du Fujian.

E.                 Dans la décision Yu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 310, le juge Zinn a confirmé le rejet par la SPR de la demande du demandeur, faisant remarquer au paragraphe 33 que l’appréciation de la preuve documentaire par la SPR n’était pas déraisonnable. Cette preuve documentaire était mentionnée au paragraphe 32 de la décision et soutenait l’inférence selon laquelle aucune église clandestine n’avait jamais fait l’objet d’une descente dans la province du Fujian.

[32]           Alors que les conclusions de l’agent en l’espèce incluent le degré relatif de la liberté de religion dans la province du Fujian, l’agent a néanmoins également admis qu’il existait des restrictions quant à la liberté de religion dans la province du Fujian et des mesures de répression occasionnelles contre les églises dans cette province. À mon avis, dans la décision, les conclusions ne reflètent pas un degré aussi élevé de tolérance religieuse dans la province du Fujian que les conclusions des cas précités qui ont été prises en compte et certainement pas un degré aussi élevé que celui qui serait requis pour conclure que l’argument du demandeur selon lequel il s’exposerait à la suppression de sa liberté de religion et de son identité religieuse, ce qui constituerait un traitement cruel et inusité, n’est pas suffisamment fondé pour être examiné.

[33]           En ce qui concerne le bien-fondé de cet argument, je répète que je suis d’accord avec la position du demandeur selon laquelle cette demande ne porte pas sur le fond de l’expression « traitement cruel et inusité » aux fins de l’application de l’article 97 de la LIPR aux affaires dans lesquelles il y a des allégations de suppression de l’identité religieuse. Je ferai seulement observer que, en fonction du contexte factuel, je considère que la position du demandeur est suffisamment défendable pour mériter d’être examinée par l’agent.

[34]           À cet égard, je note que le défendeur a invoqué la jurisprudence entourant la protection constitutionnelle contre des traitements ou des peines cruels et inusités à l’article 12 de la Charte, arguant que cette jurisprudence ne supporte pas une interprétation du terme « traitement cruel et inhabituel » qui penche en faveur de l’argument du demandeur. Le défendeur a également invoqué la décision dans Kheloufi, qui portait sur l’argument selon lequel un agent d’ERAR n’avait pas pleinement pris en considération la preuve et les arguments liés à la contrainte exercée par l’État sur les minorités religieuses. Tout comme le demandeur en l’espèce, le demandeur dans Kheloufi avait invoqué la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Big M Drug Mart, relativement au droit à la liberté de religion garanti par la Charte. Au paragraphe 17 de Kheloufi, le juge Gagné a déclaré ce qui suit :

[17]      Dans le cadre d’une demande d’asile ou d’une demande d’ERAR, même si la Cour doit se fonder sur des concepts internationaux, la question n’est pas de savoir si toutes les lois d’un pays donné satisferaient aux critères des cours canadiennes et seraient jugées conformes à la constitution canadienne et à sa Charte des droits et libertés. Il s’agit plutôt de savoir si le demandeur a plus qu’une simple possibilité d’être exposé au risque de persécution, au risque de torture, à une menace pour sa vie ou au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités dans son pays en raison de ses croyances, activités ou pratiques religieuses.

[35]           D’autre part, le demandeur invoque également des affaires relatives à la Charte et des parallèles avec les décisions de la Cour, où celle-ci a examiné la suppression de l’orientation sexuelle dans A.B. et V.S. À mon avis, ces parallèles donnent lieu à des arguments crédibles, mais il y a aussi des facteurs distinctifs :

A.                Dans la décision V.S., l’agent qui examinait la demande de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui était visée par le contrôle avait rejeté la demande au motif que les difficultés auxquelles elle était confrontée pouvaient être gérées par la suppression de son identité sexuelle. Le juge Barnes a conclu que ce point de vue était insensible et faux. Toutefois, la décision visée par le contrôle en l’espèce ne repose pas sur l’hypothèse que le demandeur devrait supprimer son identité religieuse.

B.                 Dans la décision A.B., le juge Zinn examinait la signification de « traitements cruels et inusités » au sens de l’article 97 de la LIPR dans le contexte d’une conclusion tirée par l’agent d’ERAR selon laquelle le harcèlement des homosexuels en Guyane peut constituer une persécution. En l’espèce, l’agent n’a tiré aucune conclusion de la sorte.

[36]           Bien que les arguments respectifs des parties aident à formuler la question, à savoir dans quelle mesure la suppression de la liberté de religion ou de l’identité religieuse peut constituer un traitement cruel et inusité, à mon avis, la Cour ne devrait pas se prononcer davantage sur cette question compte tenu du vide factuel qui résulte de l’omission de l’agent d’examiner cette question dans la décision. Alors que l’agent a tiré certaines conclusions sur les restrictions quant aux libertés religieuses et les risques qui en résultent dans la province du Fujian, celles-ci n’ont pas été faites et appliquées, et la documentation sur la situation dans le pays en cause n’a pas été prise en compte, dans le contexte de l’argument du demandeur selon lequel la suppression de la liberté de religion ou de l’identité religieuse peut, en soi, constituer un traitement cruel et inusité. Cette question est une question mixte de fait et de droit, et une conclusion sur le bien-fondé d’un tel argument doit faire suite à un examen par un agent d’ERAR de la documentation sur la situation du pays relativement à cet argument. L’évolution de la jurisprudence sur cette question doit se faire dans le cadre des décisions prises par les décideurs de première ligne qui sont experts dans l’examen et l’application de la preuve documentaire.

[37]           En conclusion, j’accueille la présente demande au motif que la décision est déraisonnable du fait qu’elle n’aborde pas l’argument relatif au risque qui a été avancé par le demandeur.

VI.             Question certifiée

[38]           Le demandeur propose la question suivante aux fins de certification à titre de question grave de portée générale :

Lors de l’examen d’une demande d’ERAR, l’agent est-il tenu d’examiner si les facteurs de risque qui satisfont au critère de persécution constituent également un traitement cruel et inusité comme le prévoit l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27?

[39]           Le défendeur s’oppose à la certification de la question proposée.

[40]           Conformément à l’alinéa 74(d) de la LIPR, un appel ne peut être lancé auprès de la Cour d’appel fédérale que si le juge de la Cour fédérale, en rendant sa décision, certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci. Pour satisfaire au critère de la certification, la question « doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel et ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9).

[41]           Je refuse de certifier la question. Le demandeur a obtenu gain de cause dans la présente demande. De plus, le demandeur a obtenu gain de cause en raison du fait que l’agent n’a pas traité un argument relatif au risque qu’il a soulevé. Ma décision ne se fonde pas sur une analyse des arguments des parties quant à la relation entre la protection offerte par l’article 96 pour des motifs prévus par la Convention et la protection contre les traitements ou peines cruels et inusités offerte par l’article 97. Étant donné que ma décision est fondée sur les faits particuliers de cette affaire, aucune question grave de portée générale qui transcende les intérêts des parties à ce litige n’est soulevée, et la question en cause proposée par le demandeur ne serait pas déterminante dans l’issue de l’appel.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande, et la demande d’examen des risques avant renvoi du demandeur est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen conformément aux présents motifs. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4507-15

INTITULÉ :

ZHAOHUI CHEN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 MAI 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

LE 23 JUIN 2016

COMPARUTIONS :

Aadil Mangalji

Pour le demandeur

John Provart

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aadil Mangalji

Avocat

Long Mangalji LLP

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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