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Date : 20160601


Dossier : IMM-2214-16

Référence : 2016 CF 609

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 1er juin 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LEONEL ROMEO AVILES MONTENEGRO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

APRÈS avoir examiné la requête présentée par le demandeur qui sollicitait une ordonnance pour suspendre l’exécution d’une ordonnance d’expulsion au Chili prévue le 31 mai, en raison du refus de reporter cette ordonnance;

ET APRÈS avoir examiné la preuve et les observations contenues dans les dossiers de requête déposés par le demandeur et le défendeur;

ET APRÈS avoir entendu les observations orales des avocats du demandeur et du défendeur;

ET APRÈS avoir déterminé qu’un sursis ne sera accordé que si le demandeur parvient à convaincre la Cour (i) qu’il existe une question sérieuse à trancher, (ii) que le demandeur subirait un préjudice irréparable, et (iii) que la prépondérance des inconvénients associés à la délivrance d’une telle ordonnance joue en faveur du demandeur – Toth c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF) [Toth]; RJR – MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311);

ET APRÈS avoir déterminé que l’exécution d’un sursis est un redressement extraordinaire pour lequel le demandeur doit démontrer qu’il existe des circonstances spéciales et impérieuses qui justifieraient une intervention judiciaire exceptionnelle, et que le pouvoir discrétionnaire des agents de reporter le renvoi est très limité et assujetti à un examen selon la norme du caractère raisonnable – Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, paragraphes 66 et 67 [Baron]; Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148;

ET APRÈS avoir examiné la décision susmentionnée (la décision), soit de refuser de reporter le renvoi du demandeur, décision rendue le 28 mai 2016 par un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’agent);

Je ne peux conclure que le demandeur satisfait au critère de sursis à trois volets susmentionné, selon l’application des faits à la loi applicable, comme suit :

[1]               Selon les éléments de preuve dont dispose la Cour en l’espèce, le demandeur a de longs antécédents en matière d’immigration au Canada; il est arrivé au pays en janvier 1988. Il a également de longs antécédents criminels, dont une condamnation pour conduite avec facultés affaiblies, la possession de substances réglementées en vertu des annexes I et II et une agression commise en 2006.

[2]               De plus, des conditions de mise en liberté sous caution ont été imposées au demandeur en 2013 après qu’il a été arrêté et détenu, en août 2013, à la suite d’accusations de violence conjugale. Le demandeur est demeuré en détention, d’abord sous l’autorité provinciale, puis sous l’autorité des services d’immigration, jusqu’à sa libération en décembre 2013. En vertu de ses conditions de mise en liberté sous caution, il ne devait avoir aucun contact avec Mme Betel, et il devait habiter avec son frère (sa caution) en tout temps. Les accusations criminelles portées contre lui ont été retirées en novembre 2014.

[3]               Pour ce qui est de l’existence d’une question sérieuse, le demandeur allègue que l’agent a commis une erreur en insistant de façon excessive sur le fait que sa demande de parrainage n’avait été présentée qu’en avril 2015, en dépit du fait que lui et sa femme, une citoyenne canadienne, étaient mariés depuis 1997. Ainsi, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte de la principale raison pour laquelle il demandait un sursis, à savoir le fait qu’il s’occupe de sa femme, Mme Betel, qui est atteinte de sclérose en plaques et qui compte sur les soins qu’il lui fournit. Le demandeur allègue que l’agent a fait preuve d’une insistance excessive en abordant la question du parrainage en tant que premier élément de la décision.

[4]               Je ne suis pas d’accord avec le demandeur. Premièrement, rien ne m’indique que l’agent a fait preuve d’une insistance excessive ou qu’il s’est montré sélectif, à tort, en mettant l’accent sur le parrainage conjugal sans tenir compte de l’état de santé de la femme du demandeur. Ces deux questions ont été soulevées par le demandeur dans la demande de report, et elles ont été dûment, adéquatement et raisonnablement examinées par l’agent. En particulier, le recours sollicité par le demandeur dans la lettre de report visait à obtenir un délai suffisant aux fins de la première étape de la décision concernant la demande de parrainage conjugal. Il était donc tout à fait approprié que l’agent tienne compte du retard inhabituel dans la présentation de la demande de parrainage.

[5]               Deuxièmement, il manque des éléments de preuve pour appuyer les motifs invoqués par le demandeur dans la demande de report. Par exemple, le demandeur n’a pas fourni d’élément de preuve documentaire à l’appui d’une demande de parrainage conjugal. En fait, les seuls éléments de preuve indépendants fournis pour établir l’existence de Mme Betel sont une copie de la page de renseignements de son passeport canadien et une courte lettre d’un médecin au sujet de son état. On se serait attendu, à tout le moins, à ce que la femme du demandeur présente certains éléments de preuve quant au processus de parrainage, en particulier en raison des antécédents conjugaux du couple tels qu’ils sont décrits dans la décision.

[6]               De plus, ni Mme Betel ni les autres membres de la famille n’ont fourni aucun élément de preuve attestant les soins donnés par le demandeur ou d’autres faits. Par exemple, le demandeur n’a présenté que des copies des pages de renseignements des passeports de ses deux adolescents nés au Canada, sans aucun élément de preuve concernant ses communications avec eux ni aucun témoignage au sujet des soins qu’il donnait à leur mère ou des répercussions sur eux découlant de son expulsion.

[7]               Il manque également des éléments de preuve d’ordre médical pour étayer la déclaration du demandeur selon laquelle il devait rester pour s’occuper de sa femme. Comme il a été mentionné précédemment, une courte lettre au sujet de l’état de santé de Mme Betel a été présentée, mais cette lettre ne désigne pas le demandeur par son nom. Compte tenu de l’absence d’éléments de preuve concernant Mme Betel et la relation que le demandeur entretenait avec elle en général, l’agent disposait en fait de bien peu de renseignements reliant Mme Betel et le demandeur.

[8]               À l’audience, l’avocat du demandeur a déclaré que le manque d’éléments de preuve à l’appui était en grande partie attribuable au fait que le demandeur n’avait pas eu suffisamment de temps pour obtenir de tels éléments de preuve.

[9]               Il convient toutefois de noter que la lettre du médecin a été obtenue le 4 avril 2016, soit plus d’un mois avant que le demandeur reçoive un avis daté du 6 mai 2016 au sujet de l’expulsion du 31 mai 2016, et plus de cinq semaines avant qu’il soumette la demande de report ayant donné lieu à sa requête en sursis.

[10]           En bref, le demandeur n’a pas satisfait au critère lié à la question sérieuse à trancher, en particulier dans le contexte des circonstances exceptionnelles énoncées dans la décision Baron.

[11]           Conformément au critère énoncé dans l’arrêt Toth, résumé ci-dessus, le défaut de satisfaire au volet de la question sérieuse est suffisant, en soi, pour rejeter la demande de sursis. Je vais néanmoins me pencher sur la question du préjudice irréparable, deuxième volet du critère.

[12]           Dans le contexte d’une demande de report, le risque dont il faut tenir compte est le risque que la vie du demandeur soit menacée, ou que ce dernier soit exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain. L’agent a conclu que le seuil de risque n’a pas été atteint. L’analyse du préjudice irréparable, dans certains cas de sursis, a été étendue aux répercussions sur les membres de la famille, lorsque les éléments de preuve le justifient manifestement. Or, l’obtention d’un tel résultat ne découle pas uniquement des déclarations du demandeur. La Cour d’appel fédérale a déterminé que, pour « établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les éléments de preuve n’ont aucune valeur probante » : Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, paragraphe 31; voir également Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, paragraphes 15 et 16).

[13]           Autrement dit, aucun élément de preuve de cette nature n’a été présenté en l’espèce. On y a présenté plutôt de nombreuses hypothèses, conjectures et affirmations discutables qui n’ont aucune valeur si elles ne sont pas appuyées par des éléments de preuve. Je soulignerais que, même si la Cour disposait d’éléments de preuve selon lesquels le demandeur est toujours marié à sa conjointe présumée, étant donné que le dossier ne contient pas suffisamment de documents attestant l’état de santé de la conjointe ou les soins que doit lui donner le demandeur, les conséquences de l’expulsion du demandeur ne vont pas au-delà des difficultés qui accompagnent habituellement une séparation. Le juge Rennie (alors juge de la Cour) a conclu ce qui suit dans la décision Newman Kelly c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 906, aux paragraphes 4 et 5 :

[4]        Si l’on se tourne maintenant vers la question du préjudice irréparable, un agent d’exécution n’est pas un agent chargé d’examiner les demandes CH, et l’obligation lui incombant de prendre en compte l’intérêt supérieur du conjoint de fait canadien de la demanderesse est par conséquent très restreinte. On a soutenu de manière convaincante que constituaient un préjudice irréparable, en l’espèce, les répercussions accessoires ou indirectes du renvoi de la demanderesse sur la capacité de son conjoint de fait canadien de vivre de manière autonome et de continuer de prendre soin de lui-même alors qu’il est confronté à d’importants défis d’ordre médical.

[5]        Bien que le préjudice irréparable doive être subi en propre par les demandeurs, les tribunaux se penchent, par-delà l’intérêt des demandeurs, sur celui des conjoints et des enfants nés au Canada qui resteront au pays (Tesoro c. Canada (M.C.I.) 2005 CAF 148, paragraphe 34). La jurisprudence ne confine pas l’analyse du préjudice irréparable à celui du seul demandeur. Les conséquences sur un tiers du renvoi, c’est toutefois rarement davantage que les difficultés, la perte et le chagrin qui accompagnent habituellement une expulsion. Si l’on examine la question du point de vue du conjoint de fait, la possibilité que celui-ci – et j’insiste sur la nature hypothétique et prospective de cette possibilité – doive recourir à des infirmières, à des soins à domicile ou à une forme quelconque d’aide à la vie autonome par suite du renvoi de sa conjointe ne constitue pas un préjudice irréparable. C’est là en effet un défi auquel sont confrontés chaque jour des milliers d’autres Canadiens. Bien que cette situation soit difficile, il ne s’agit pas de circonstances spéciales du type dont la Cour a traité dans les affaires Baron et Simones.

[14]           Enfin, je soulignerais que le demandeur n’a pas démontré, devant la Cour, une « attitude irréprochable » (affaire Baron, paragraphe 65); entre autres, il a dressé un tableau sélectif de sa vie au Canada, a omis des faits importants quant à son immigration, à ses antécédents criminels et à ses antécédents conjugaux et n’a pas présenté, de toute évidence, assez d’éléments de preuve à l’appui. La présente décision est aussi fondée sur ce qui a été exclu du dossier que sur ce qui y a été inclus.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La requête en sursis à l’exécution d’une mesure d’expulsion soit rejetée.

2.                  L’intitulé de la cause soit modifié par rapport au contenu du dossier à l’appui de la requête initiale, qui n’indiquait pas le nom exact du ministre concerné.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-2214-16

 

 

INTITULÉ :

LEONEL ROMEO AVILES MONTENEGRO C. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MAI 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 MAI 2016

 

COMPARUTIONS :

John A. Agwuncha

 

Pour le demandeur

 

Hillary Adams

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John A. Agwuncha

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

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