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Date : 20160624


Dossier : T-1596-15

Référence : 2016 CF 722

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2016

En présence de MONSIEUR LE JUGE EN CHEF

ENTRE :

JANETTE YUEN SHAN WU

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il existe des situations où la sécurité du public voyageur a préséance sur les intérêts d’une personne à conserver son emploi. C’est le cas même si la personne a pris des mesures importantes pour se distancier de la source du risque pour le public voyageur.

[2]               Le contexte factuel qui sous-tend la présente demande en est une démonstration.

[3]               La demanderesse, Mme Wu, a perdu son habilitation de sécurité, puis son emploi, après que certains faits ont été découverts concernant son précédent mariage avec un membre en règle des Hells Angels et les communications constantes entre ces derniers en lien avec leurs deux enfants.

[4]               En l’espèce, Mme Wu cherche à obtenir une ordonnance infirmant la décision d’annuler cette habilitation de sécurité (la « décision »), au motif que cette dernière était déraisonnable et inéquitable sur le plan de la procédure.

[5]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la décision n’était ni déraisonnable ni inéquitable sur le plan de la procédure. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

I.                   Contexte

[6]               En 2008, Mme Wu a commencé à travailler pour les Airport Terminal Services (« ATS ») à l’aéroport international de Vancouver. À ce moment, elle a obtenu l’habilitation de sécurité requise et sa carte d’identité de zones réglementées (« CIZR »), laquelle était valide pour cinq ans. En 2013, elle a demandé et obtenu une nouvelle CIZR.

[7]               En janvier 2015, Mme Wu a reçu une lettre du directeur, Programmes de filtrage de sécurité à Transports Canada (« TC »), l’informant que son habilitation de sécurité faisait l’objet d’un contrôle, compte tenu de certains renseignements que TC avait reçus de la part de la GRC, sous la forme d’un rapport de vérification des antécédents criminels (« rapport de VAC »).

[8]               Entre autres, cette lettre de TC informait Mme Wu que TC avait été informé des faits suivants :

                                i.            son ex-conjoint est un membre en règle des Hells Angels (bande de motards criminalisée [BMC]) du chapitre du quartier est à Kelowna, en Colombie‑Britannique (« Hells Angels »);

                              ii.            des dossiers judiciaires indiquent que cet individu est [traduction] « associé à des gangs » depuis 2002 et qu’il a un casier judiciaire sans condamnations qui compte huit accusations, dont les plus sérieuses sont voies de fait (deux accusations), agression armée, voies de fait infligeant des lésions corporelles, profanation de menaces (trois accusations) et possession d’une substance désignée;

                            iii.            cet individu entretient toujours un lien étroit avec Mme Wu.

[9]               En outre, la lettre de TC laissait entendre que l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité (« Organisme consultatif ») serait appelé à formuler une recommandation pour le ministre des Transports (le « ministre »), concernant l’habilitation de sécurité de Mme Wu. En conclusion, la lettre invite Mme Wu à fournir tous renseignements ou toutes explications, y compris à l’égard de circonstances atténuantes, dans les 20 jours.

[10]           Après que Mme Wu a fourni des renseignements à TC et qu’elle a eu par la suite une autre occasion de produire des renseignements supplémentaires, l’Organisme consultatif a recommandé l’annulation de son habilitation de sécurité, en se fondant sur le rapport de VAC. Entre autres choses, l’Organisme consultatif a mentionné que Mme Wu n’avait pas fourni suffisamment de renseignements pour dissiper ses préoccupations.

[11]           Avant que l’Organisme consultatif n’ait formulé cette recommandation, TC avait refusé la demande de Mme Wu pour une rencontre en personne, « au besoin ».

II.                Dispositions législatives pertinentes

[12]           Le régime législatif régissant l’habilitation de sécurité en matière de transport dans les aéroports est prévu dans la Loi sur l’aéronautique, LRC 1985, ch. A-2 (la « Loi »), et dans le Règlement canadien de 2012 sur la sûreté aérienne, DORS/2011-318 (le « Règlement »).

[13]           L’article 4.8 de la Loi prévoit ce qui suit : « Le ministre peut, pour l’application de la présente loi, accorder, refuser, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité. »

[14]           En application de l’article 165 du Règlement, « [i]l est interdit à toute personne d’entrer ou de demeurer dans une zone réglementée [d’un aérodrome, c.-à-d. un aéroport,] à moins qu’elle ne soit, selon le cas : a) titulaire d’une carte d’identité de zone réglementée; [ou] b) en possession d’un document d’autorisation, autre qu’une carte d’identité de zone réglementée, pour la zone réglementée ».

[15]           En application de l’article 146 du Règlement, « [i]l est interdit à l’exploitant d’un aérodrome de délivrer une carte d’identité de zone réglementée à une personne à moins qu’elle [...] [ne] elle possède une habilitation de sécurité » [...].

[16]           Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 4.8 de la Loi, le ministre se fonde sur la politique établie dans le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport (« PHST »).

[17]           L’objet du PHST est énoncé à son article I.1, soit de « prévenir les actes d’intervention illicite dans l’aviation civile en accordant une habilitation aux gens qui répondent aux normes dudit programme ». Il est davantage question du PHST dans les motifs exposés ci-dessous.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[18]           En août 2015, à la lecture du dossier de Mme Wu, y compris les renseignements que cette dernière a fournis et la recommandation de l’Organisme consultatif, la directrice générale de la sûreté aérienne de TC, Mme Brenda Hensler-Hobbs, a informé Mme Wu que le ministre avait annulé son habilitation de sécurité.

[19]           Après avoir brièvement mentionné les faits résumés au paragraphe 27 ci-dessous, Mme Hensler-Hobbs a conclu qu’elle avait des raisons de croire, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Wu pouvait être amenée ou incitée à commettre un acte, ou à aider ou encourager une personne à commettre un acte qui pourrait illégalement interférer avec l’aviation civile.

IV.             Questions en litige

[20]           Par la présente demande, Mme Wu a soulevé les deux questions litigieuses suivantes :

                                i.            La décision était-elle raisonnable?

                              ii.            La décision a-t-elle été rendue de manière inéquitable sur le plan de la procédure?

V.                Norme de contrôle

[21]           Il est acquis de part et d’autre que la norme de révision applicable à la première question en litige soulevée par la présente demande est la décision raisonnable, et que la question de savoir si la décision a été rendue de manière inéquitable sur le plan de la procédure est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[22]           Je souscris à cet argument.

[23]           Bien qu’il semble exister un certain désaccord au sein de la Cour d’appel fédérale quant à savoir si les questions relatives à l’équité procédurale doivent toujours être examinées selon la norme de la décision correcte, les autorités de contrôle maintiennent que de telles questions doivent être examinées selon cette norme, en faisant preuve de retenue à l’égard du choix du décideur (Henri c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 (« Henri »), au paragraphe 16; Walsh v Canada (Attorney General), 2016 FCA 157, au paragraphe 9; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office nationale de l’énergie), 2014 CAF 245, au paragraphe 81).

VI.             Analyse

A.                 La décision était-elle déraisonnable?

[24]           Mme Wu prétend que la décision était déraisonnable pour des motifs pouvant être classés selon les trois catégories suivantes : (i) le ministre a omis de prendre en considération diverses questions ou de leur accorder suffisamment de poids; (ii) il n’existe aucun élément de preuve à l’appui de certaines conclusions auxquelles est arrivé le ministre, et (iii) rien ne suggère que les renseignements qu’elle a fournis ont été pris en compte dans le cadre de la décision.

(1)               Défaut allégué d’avoir examiné diverses questions

[25]           Mme Wu maintient que le ministre, en rendant sa décision, a omis de tenir compte d’un certain nombre de questions pertinentes ou de leur accorder suffisamment de poids, notamment : le fait que sa relation continue avec son ex-conjoint n’est pas volontaire, mais maintenue pour se conformer à une ordonnance de la Cour quant à la garde de leurs enfants; le fait qu’elle a communiqué avec la police à deux reprises alors qu’il l’aurait menacée; les mesures qu’elle a prises pour se distancier de lui après avoir découvert son implication auprès des Hells Angels; son rendement satisfait pendant ses nombreuses années de service au sein d’ATS; et son mariage actuel avec un shérif adjoint qui vit et travaille dans l’État de Washington.

[26]           Je suis d’avis que l’absence de mention de ces questions dans la décision ne la rend pas déraisonnable. En résumé, aucune d’elles n’est fondamentalement contraire aux conclusions de fait dont il est mention ou à la conclusion définitive rendue, au point de nécessiter d’être expressément abordées dans la décision. Cette dernière conclusion indiquait que Mme Wu était sujette ou pouvait être incitée à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile ou à aider ou à inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile. Même si les questions précitées avaient été considérées, individuellement ou collectivement, de la manière la plus favorable à Mme Wu, elles ne sont pas centrales au fondement de la conclusion ou ne le minent pas de manière significative. Par conséquent, il était raisonnablement loisible à la représentante du Ministre, Mme Hensler-Hobbs, de choisir de ne pas aborder ces questions (Cepeda-Guttierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF 1425, aux paragraphes 16 et 17 (« Cepeda-Guttierrez »); Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16 (« Newfoundland Nurses »).

[27]           La conclusion qu’a tirée la représentante du Ministre se fondait sur quatre motifs principaux, à savoir :

                                i.            Mme Wu à des échanges constants avec son ex-conjoint, qui est un membre en règle des Hells Angels, en raison de l’entente de garde conjointe concernant leurs deux jeunes enfants;

                              ii.            son ex-conjoint est associé aux gangs depuis « au moins 2002 », soit quatre ans avant la fin de leur mariage;

                            iii.            vers la fin de leur mariage, elle savait que son ex-conjoint souhaitait devenir membre des Hells Angels, et il est raisonnable de croire qu’elle était au courant de sa participation à un mode de vie criminel des années avant leur séparation éventuelle – ce qui soulève des craintes sérieuses quant à son jugement;

                            iv.            les Hells Angels sont réputés utiliser l’intimidation, la violence et la manipulation pour parvenir à leurs fins criminelles; l’ex-conjoint de Mme Wu a clairement eu recours à ces tactiques avec elle et avec d’autres dans le passé, et il peut, par conséquent, encore employer ces tactiques contre elle à l’avenir, afin de permettre aux Hells Angels de parvenir à leurs fins, compte tenu de l’accès de cette dernière aux zones réglementées de l’aéroport international de Vancouver.

[28]           Mme Wu ne conteste pas les déclarations selon lesquelles les Hells Angels sont réputés utiliser l’intimidation, la violence et la manipulation pour parvenir à leurs fins criminelles, et que son ex-conjoint a clairement eu recours à ces tactiques avec elle dans le passé.

[29]           Que les échanges constants entre Mme Wu et son ex-conjoint ne soient pas volontaires, et qu’ils doivent se tenir dans les limites définies par l’entente de garde ne nie ni ne contredit le fait qu’il continuera d’avoir des occasions régulières et constantes d’user d’intimidation à l’égard de Mme Wu et de tenter de l’inciter de la manière décrite dans la décision. La préoccupation explicite mentionnée dans la décision était que l’ex-conjoint de Mme Wu pourrait utiliser les mêmes tactiques auxquelles il a eu recours contre elle dans le passé, afin de parvenir aux fins des Hells Angels. Dans la décision, il est implicite que l’on a jugé que ce risque existe, du moins en partie, en raison des occasions offertes à l’ex-conjoint de Mme Wu, lesquelles découlent de leurs échanges constants, qu’ils aient lieu de manière volontaire ou conformément à une ordonnance de garde. Un second fondement à l’appui de la préoccupation du ministre à cet égard résidait dans la preuve du comportement intimidant de l’ex-conjoint de Mme Wu à l’endroit de cette dernière dans le passé, comme il est discuté ci-dessous.

[30]           En ce qui concerne les plaintes que Mme Wu a déposées auprès de la police lorsque son ex-conjoint l’a prétendument menacée, elle allègue que ces éléments de preuve démontrent qu’elle communiquera avec les autorités policières si jamais il l’a menaçait de nouveau, plus précisément s’il le faisait afin de faciliter les objectifs poursuivis par les Hells Angels.

[31]           Cependant, il appert évident du dossier certifié qui a été présenté au ministre que l’ex‑conjoint de Mme Wu n’a pas menacé ou intimidé cette dernière seulement aux deux occasions où elle a porté plainte à la police. Plus précisément, dans l’affidavit qu’elle a déposé dans le cadre de sa procédure de garde à la Cour suprême de la Colombie-Britannique, elle a mentionné qu’elle s’était sentie [TRADUCTION] « intimidée et mal traitée par » par son ex‑conjoint et la nouvelle conjointe de ce dernier; elle voulait le moins d’échanges possible avec lui [TRADUCTION] « en raison de ses tactiques d’intimidation et de sa violence verbale »; elle ne veut pas qu’il sache où elle travaille ou ce qu’elle fait parce qu’elle [TRADUCTION] « craint qu’il la harcèle ou qu’il harcèle ses collègues de travail et ses amis », elle se sent « extrêmement persécutée par » lui; et elle ne veut pas qu’il ait son numéro de téléphone parce qu’elle [TRADUCTION] « craint qu’il la harcèle ». Vu cette preuve, il n’était pas déraisonnable de la part du ministre de s’abstenir de faire référence aux deux cas où Mme Wu a effectivement communiqué avec la police en lien avec le comportement de son ex-conjoint à son égard. En dépit de ces deux cas, il demeure que son ex-conjoint a d’importants antécédents en matière de comportement menaçant et intimidant à son égard, et il aura des occasions constantes de continuer à se comporter de cette manière avec elle. Elle en est d’ailleurs elle-même inquiète.

[32]           Quant aux mesures qu’elle a prises pour se distancier de son ex-conjoint, Mme Wu soutient qu’elle a mis fin à leur relation lorsqu’elle a appris qu’il entretenait des relations avec les Hells Angels.

[33]           La preuve à cet effet ne comportait que le passage qui suit, contenu dans un courriel qu’elle a envoyé à TC :

[traduction]
« J’ai découvert, vers la fin de mon mariage, que mon ex-conjoint tentait de devenir membre des Hells Angels. J’ai protesté contre cette décision avec un profond dégoût et j’ai exprimé ma désapprobation. Il a compris ma contrariété, mais il a choisi de devenir un membre en règle. Peu après la naissance de ma fille, j’ai mis un terme à ma relation avec lui pour l’intérêt supérieur de mes enfants et du mien. »

[34]           Lors de l’audience de la présente demande, l’avocat de Mme Wu a de fait reconnu que ce passage n’établit pas clairement qu’elle a quitté son ex-conjoint immédiatement après avoir découvert ses relations avec les Hells Angels, ou peu après. Il est tout à fait possible qu’elle soit restée avec lui pendant un certain temps. Malheureusement, le dossier de la preuve n’est pas clair sur ce point.

[35]           Mme Wu a eu l’occasion de fournir une preuve claire et non équivoque à l’appui de sa position à cet égard. Elle ne l’a pas fait. Dans ce contexte, et attendu qu’il lui incombait de démontrer qu’elle n’était pas en fait une « proche associée » de son ex-conjoint, il n’était pas déraisonnable que la représentante du Ministre choisisse de ne pas aborder explicitement les mesures qu’elle a prises pour se distancier de son ex-conjoint après avoir découvert son implication auprès des Hells Angels. C’est particulièrement le cas, vu les échanges constants qu’elle a avec son ex-conjoint, les antécédents d’intimidation de ce dernier à son égard et son implication continue avec les Hells Angels.

[36]           Quoi qu’il en soit, ces mesures n’ont pas été au cœur de la conclusion qu’a tirée la représentante du Ministre, selon laquelle il était raisonnable de croire que Mme Wu connaissait le mode de vie criminel de son ex-conjoint des années avant leur séparation éventuelle, et que cela a soulevé des craintes sérieuses quant au jugement de cette dernière. En outre, lesdites mesures n’ont pas été au cœur de la conclusion définitive voulant que la représentante du Ministre avait des raisons de croire, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Wu pouvait être amenée ou incitée à commettre un acte, ou à aider ou encourager une personne à commettre un acte qui pourrait illégalement interférer avec l’aviation civile.

[37]           Concernant les antécédents de travail de Mme Wu, le fait qu’elle ait maintenu un bon historique de rendement auprès d’ATS pendant toutes ses années de service n’est pas particulièrement pertinent à l’évaluation à laquelle a procédé le ministre. L’évaluation consistait à déterminer si Mme Wu pouvait être amenée ou incitée à l’avenir à commettre un acte de la manière décrite dans la décision, si elle était victime d’intimidation, de manipulation ou de menaces de la part de son ex-conjoint d’une nouvelle façon qui mettrait en cause son milieu de travail. En l’absence de preuve que Mme Wu a réussi, dans le passé, à résister aux tentatives de son ex-conjoint d’utiliser l’accès de cette dernière aux zones réglementées à des fins illégitimes, son bon historique de rendement pendant une période où les tactiques d’intimidation de son ex‑conjoint n’impliquaient pas son travail a peu d’incidence sur ladite évaluation.

[38]           De même, le seul fait que Mme Wu est maintenant mariée à un shérif adjoint qui a consacré 22 ans de sa vie à veiller au respect de la loi a également peu d’incidence sur cette évaluation.

[39]           En conclusion, pour les motifs précités, il était raisonnablement justifié de la part de la représentante du Ministre de s’abstenir d’aborder expressément les diverses questions précitées, contrairement à la prétention de Mme Wu selon laquelle elles auraient dû être abordées dans la décision.

(2)               L’absence alléguée d’éléments de preuve justifiant la décision

[40]           Mme Wu prétend que les éléments de preuve ne justifiaient pas la décision. Plus précisément, elle affirme qu’aucun élément de preuve ne justifiait la conclusion selon laquelle elle connaissait la participation de son ex-conjoint à un mode de vie criminel des années avant leur séparation éventuelle. En outre, elle fait valoir qu’il n’y avait aucun élément de preuve à l’appui de la déclaration indiquant que son ex-conjoint avait eu recours à des tactiques d’intimidation, de violence et de manipulation contre d’autres personnes (sauf elle), dans le passé. Elle soutient également qu’il n’y avait aucun élément de preuve appuyant la conclusion que son ex-conjoint, dont le comportement menaçant dans le passé s’était limité à leur relation familiale, reproduirait ce comportement sur son lieu de travail.

[41]           Je ne suis pas d’accord.

[42]           Relativement à sa connaissance de la participation de son ex-conjoint à un mode de vie criminel, la représentante du Ministre a mentionné ce qui suit dans la décision :

[traduction]
Je note également que l’ex-conjoint de la demanderesse est associé aux gangs depuis au moins 2002, soit quatre (4) ans avant la fin de leur mariage. En outre, je note que la demanderesse mentionne qu’elle était au courant que son ex-conjoint souhaitait devenir membre des Hells Angels, pendant les dernières années de son mariage. Je note qu’il est raisonnable de croire que la demanderesse connaissait la participation de son ex-conjoint à un mode de vie criminel des années avant leur séparation éventuelle, ce qui a soulevé des craintes sérieuses quant au jugement de cette dernière.

[43]           Les renseignements fournis dans la première phrase précitée provenaient du rapport de VAC et de la réponse de Mme Wu à la première lettre qu’elle a reçue de TC, dans laquelle elle mentionnait qu’elle s’était séparée de son ex-conjoint le 1er juin 2006. En particulier, le rapport de VAC indiquait que la police avait déterminé que l’ex-conjoint de Mme Wu était un membre en règle des Hells Angels, et que les dossiers judiciaires spécifiaient qu’il était associé à des gangs depuis 2002. Ces renseignements ainsi que les autres renseignements provenant du rapport de VAC, qui sont résumés au paragraphe 8 ci-dessus, ont été communiqués à Mme Wu dans la première lettre que TC lui a envoyée afin de l’informer que son habilitation de sécurité faisait l’objet d’un contrôle. Les renseignements contenus dans la seconde phrase de la citation provenaient de Mme Wu elle-même.

[44]           En l’absence de renseignements supplémentaires fournis par Mme Wu concernant ce qu’elle savait et quand elle l’a appris, on peut simplement tirer des inférences fondées sur l’expérience et le sens communs. Je suis d’avis qu’il était entièrement raisonnable de la part de la représentante du Ministre de mentionner qu’il était raisonnable de croire que la demanderesse connaissait la participation de son ex-conjoint à un mode de vie criminel des années avant leur séparation éventuelle. Il s’agissait d’une inférence qu’il était tout à fait plausible de tirer du contexte factuel en l’espèce (Thep-Outhainthany c. Canada (Procureur général), 2013 CF 59 (« Thep-Outhainthany »), au paragraphe 26).

[45]           La première lettre envoyée à Mme Wu par TC l’invitait à fournir des renseignements supplémentaires, « décrivant les circonstances entourant les associations et les incidents précités, de même qu’à fournir d’autres explications ou renseignements pertinents, y compris des circonstances atténuantes » [Non mis en italique dans l’original.]. Elle ne l’a pas fait. Elle a aussi omis de se prévaloir d’une seconde occasion de le faire, laquelle occasion lui a été communiquée verbalement le 7 avril 2015.

[46]           Il n’incombait pas au ministre de justifier davantage l’inférence très plausible pouvant être tirée des renseignements disponibles. Il revenait à Mme Wu de fournir des renseignements supplémentaires qui auraient pu écarter les préoccupations concernant son association avec son ex-conjoint et sa connaissance de la participation de ce dernier à un mode de vie criminel avant leur séparation (Lorenzen c. Canada (Transport), 2014 CF 273, aux paragraphes 51 et 52). Bien que je reconnaisse que la première lettre qu’elle a reçue de TC n’expliquait pas ce qu’il entendait par [TRADUCTION] « associé à des gangs », il ressortait très clairement que TC était préoccupé par le mode de vie criminel de son ex-conjoint, qui remonte à 2002.

[47]           Qu’il n’était pas clair dans la lettre ou dans le rapport de VAC si les chefs d’accusation mentionnés avaient été portés avant que Mme Wu se soit séparée de son ex-conjoint ne change en rien au fait qu’elle a été informée que les dossiers judiciaires faisaient état de l’association de ce dernier à des gangs depuis 2002. Malheureusement pour Mme Wu, elle ne s’est pas prévalue de l’occasion qui lui a été offerte pour expliquer ce qu’elle savait de cette association aux gangs et quand elle l’avait appris.

[48]           Contrairement aux prétentions de Mme Wu, en l’absence d’éléments de preuve spécifiques, au-delà de ce qui est reproduit au paragraphe 33 précité, je ne suis pas d’avis que la décision remet en question de quelque façon que ce soit sa crédibilité quant à ce qu’elle savait sur la participation de son ex-conjoint à un mode de vie criminel avant leur séparation.

[49]           Concernant la déclaration contenue dans la décision selon laquelle son ex-conjoint avait eu recours à des tactiques d’intimidation, de violence et de manipulation contre d’autres (en plus d’elle) dans le passé, Mme Wu prétend que cela semble être fondé entièrement sur le dossier judiciaire de son ex-conjoint, lequel ne comporte aucune condamnation. Elle mentionne que son ex-conjoint n’a pas jamais été reconnu coupable de quoi que ce soit et que, par conséquent, rien n’a jamais été prouvé en cour. Elle ajoute qu’une accusation criminelle, sans le plus simple résumé des allégations sous-jacentes, est à peine utile.

[50]           Je ne suis pas d’accord.

[51]           L’article 4.8 de la Loi confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire en matière de suspension ou d’annulation d’une habilitation de sécurité (Li c. Canada (Transports), 2016 CF 206, au paragraphe 14 [« Li »]). Ce vaste pouvoir discrétionnaire doit être traité avec grande déférence. Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, le ministre se fonde sur le PHST, dont « l’objectif [...] est de prévenir l’entrée non contrôlée dans les zones réglementées d’un aéroport énuméré de toute personne que [, entre autres choses,] le ministre croit [raisonnablement], en s’appuyant sur les probabilités, être sujette ou susceptible d’être incitée à commettre un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile [...] ou [à] aider ou inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile ». À mon avis, il s’agit d’une autre manière d’indiquer que le ministre doit avoir des motifs raisonnables de le croire, et que les éléments de preuve à l’appui de ces motifs doivent être établis selon la prépondérance des probabilités. Quoi qu’il en soit, on n’exige pas du ministre qu’il croit qu’un risque soit plus probable qu’improbable. Le seuil de risque applicable est « peu exigeant » (Kaczor c. Canada (Transport), 2015 CF 698, au paragraphe 32 [« Kaczor »]).

[52]           Cette interprétation est également appuyée par le paragraphe II.29(2) du PHST, qui prévoit que « [l]orsque certains renseignements obtenus soulèvent des doutes quant à l’à-propos du maintien de l’habilitation par son détenteur, le Directeur, programmes de filtrage de sécurité pourra suspendre ladite habilitation et en avisera le détenteur et l’exploitant de l’aérodrome ». [Non mis en italique dans l’original.] De tels doutes peuvent raisonnablement surgir devant une preuve de la moralité ou des propensions du détenteur d’un certificat de sécurité ou d’une personne avec qui ce détenteur entretient un lien étroit (Kaczor, précitée, au paragraphe 30).

[53]           Dans le cadre législatif et politique prospectif précité, le ministre peut suspendre ou annuler une habilitation de sécurité à plusieurs fins, dont la promotion de la sécurité aérienne (Kaczor, précitée, au paragraphe 29). Dans ce contexte, les intérêts du public en matière de sécurité ont préséance sur les intérêts d’un détenteur d’une habilitation de sécurité à conserver cette dernière et, bien entendu, son emploi dans une zone réglementée d’un aéroport. Autrement dit, le ministre est autorisé à favoriser la sécurité publique (Brown c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1081 (« Brown »), au paragraphe 71).

[54]           En outre, « l’accès aux zones réglementées [d’un aéroport] est un privilège, et non un droit » (Thep-Outhainthany, précitée, au paragraphe 17).

[55]           Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi et prévu dans le PHST, le ministre peut prendre en compte tout facteur qu’il juge pertinent, y compris les dossiers judiciaires qui dressent une liste des accusations à des infractions criminelles n’ayant pas mené à des condamnations (Kaczor, précitée, au paragraphe 30; Brown, précitée, aux paragraphes 68 à 71; Thep-Outhainthany, précitée, aux paragraphes 19 et 20. Voir aussi l’arrêt Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, (Farwaha), aux paragraphes 97 à 99). Il importe peu que la personne accusée soit celle dont l’habilitation de sécurité est annulée ou soit un tiers avec qui le détenteur de l’habilitation de sécurité entretient un lien étroit (Brown, précitée, aux paragraphes 70 à 74; Kaczor, précitée, au paragraphe 30). En effet, le ministre peut aussi se fonder uniquement sur la preuve démontrant des relations actuelles ou passées avec des gangs, notamment les Hells Angels (Kaczor, précitée, au paragraphe 33; Li, précitée, au paragraphe 15).

[56]           Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le dossier judiciaire de l’ex-époux de Mme Wu fournissait effectivement au ministre un fondement probant lui permettant de croire raisonnablement, en s’appuyant sur la prépondérance des probabilités, que ce dernier avait usé de tactiques d’intimidation, de violence et de manipulation à l’égard de tiers dans le passé, outre sa relation avec Mme Wu. C’est ainsi, malgré le fait que les diverses accusations énumérées dans ce dossier semblent avoir été suspendues, et, que de toute façon, elles n’ont pas mené à des condamnations. Je mentionne en passant que ce fait a été expressément reconnu dans le compte rendu de l’Organisme consultatif, lequel fait partie intégrante du compte rendu de décisions de la présente demande (Mitchell c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1117, au paragraphe 28).

[57]           Le dossier judiciaire fournit un tel fondement raisonnable puisque les accusations qui s’y trouvent comprennent plusieurs accusations pour des infractions liées à la violence et à la profération de menaces. Aux fins de la Loi et du PHST, il s’agit d’une preuve solide que l’ex‑conjoint de Mme Wu a eu recours à des tactiques d’intimidation, de violence et de manipulation à l’égard de tiers dans le passé, outre sa relation avec Mme Wu.

[58]           En tout état de cause, je conclus que la décision était raisonnable, lorsque lue dans son ensemble et vu les éléments de preuve présentés à la représentante du Ministre, peu importe que le dossier judiciaire fournisse ou non un fondement raisonnable à la déclaration particulière, indiquant que l’ex-conjoint de Mme Wu a eu recours à des tactiques d’intimidation, de violence et de manipulation à l’égard de tiers dans le passé, outre sa relation avec cette dernière. J’en viens à cette conclusion parce que la préoccupation soulignée dans la décision était que l’ex-conjoint de Mme Wu pouvait faire usage de telles tactiques à l’égard de cette dernière dans le but de parvenir aux fins des Hells Angels, vu son accès aux zones réglementées de l’aéroport international de Vancouver. Il y avait amplement d’éléments de preuve au dossier démontrant qu’il avait effectivement agi de cette manière.

[59]           À l’égard de la conclusion selon laquelle l’ex-conjoint de Mme Wu pourrait reproduire ses tactiques d’intimidation et de menaces, utilisées dans le passé, sur le lieu de travail de cette dernière, elle fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de la représentante du Ministre de présumer que ce comportement adopté dans le contexte d’une relation de couple se prolongerait à son emploi. Elle ajoute qu’aucun élément de preuve ne laisse entendre que cette éventualité est probable.

[60]           Cependant, il y avait une telle preuve, à savoir les renseignements contenus dans l’affidavit qu’elle a déposé au dossier de sa procédure de garde. Comme il a été dit au paragraphe 31 ci-dessus, Mme Wu a mentionné dans cet affidavit, qu’elle a fourni à TC, qu’elle ne veut pas que son ex-conjoint sache où elle travaille ou ce qu’elle fait parce qu’elle [traduction] « craint qu’il la harcèle ou qu’il harcèle ses collègues de travail et ses amis ».

[61]           Quoi qu’il en soit, je conclus qu’il était raisonnable de la part de la représentante du Ministre de déduire du fait que l’ex-conjoint de Mme Wu s’était livré à des tactiques d’intimidation et d’intimidation à l’égard de cette dernière dans le passé, quoique dans le contexte de leur relation de couple, qu’il existait un risque qu’il puisse recourir à ces tactiques à l’avenir, afin de favoriser les desseins des Hells Angels dans les zones réglementées de l’aéroport international de Vancouver.

[62]           En résumé, pour les motifs précités, je conclus qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve à l’appui des conclusions énoncées dans la décision, y compris à l’égard des questions abordées ci-dessus.

(3)               Défaut allégué d’avoir examiné les documents présentés

[63]           Enfin, Mme Wu prétend qu’il n’y avait aucune preuve laissant entendre que les documents qu’elle a présentés ont été examinés par la représentante du Ministre dans sa prise de décision.

[64]           Pour appuyer cette position, Mme Wu reprend des prétentions qui ont été abordées ailleurs dans les présents motifs et qu’il n’y pas lieu de revoir.

[65]           Toujours à l’appui de sa position sur ce sujet, Mme Wu se fonde sur l’affaire Ho c. Canada (Procureur général), 2013 CF 865. Toutefois, cette affaire se distingue du fait que le demandeur avait fourni des renseignements qui touchaient directement les préoccupations exprimées par le représentant du Ministre, mais qui n’avaient pas été abordés dans la décision d’annuler l’habilitation de sécurité en matière de transport du demandeur. Mme Wu n’a fourni aucun renseignement de la sorte, en l’espèce.

(4)               Conclusion liée au caractère raisonnable de la décision

[66]           Pour tous les motifs énoncés aux sections VI.A.(1) à (3) précitées, je conclus que la décision n’était pas déraisonnable. En effet, elle « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » et elle était correctement justifiée, transparente et intelligible (Dunsmuir c. New-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

[67]           Contrairement à l’affirmation de Mme Wu, la décision explique en effet pourquoi elle a été rendue et permet à notre Cour de déterminer si elle appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16).

B.                 La décision était-elle inéquitable sur le plan de la procédure?

[68]           Mme Wu prétend qu’elle n’a pas eu droit à l’équité procédurale parce que la décision a été rendue sans égard aux documents présentés.

[69]           Cependant, rendre une décision sans tenir compte des documents au dossier constitue un motif de contrôle distinct de celui de l’équité procédurale, et ce motif est susceptible de contrôle selon la norme du caractère raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 45 et 46).

[70]           À moins que la décision ne contienne aucun motif, le caractère suffisant des motifs fournis dans la décision est une question qui doit être examinée en regard de la norme de la décision raisonnable (Newfoundland Nurses, précité, aux paragraphes 20 à 22). Pour les motifs que j’ai énumérés, la décision était raisonnable.

L’équité procédurale à laquelle Mme Wu avait droit comprenait le droit d’être informée des motifs du contrôle de son habilitation de sécurité et le droit d’avoir une occasion de présenter ses commentaires avant qu’une décision défavorable ne soit rendue (Doan c. Canada (Procureur général), 2016 CF 138, au paragraphe 17; Kaczor, précitée, aux paragraphes 8 et 9). Ces droits lui ont été accordés et elle s’en est prévalue. Elle ne pouvait se prévaloir du droit supplémentaire de présenter des observations en personne.

VII.          Conclusion

[71]           Pour les motifs précités, la demande de Mme Wu est rejetée.

[72]           Aucuns dépens ne sont adjugés.

[73]           La Cour accueille la demande de la défenderesse voulant que l’intitulé de la cause soit modifié pour indiquer que la bonne défenderesse est la procureure générale du Canada et non le « ministre des Transports ».

 


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1596-15

 

INTITULÉ :

JANETTE YUEN SHAN WU c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Scott R. Wright

Sutherland Jette, Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la demanderesse

 

Michele Charles

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Scott R. Wright

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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