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Date : 20160616


Dossier : IMM-5302-15

Référence : 2016 CF 674

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

FIRAS SALEM MUNEF AJAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Firas Salem Munef Ajaj est un citoyen du Yémen. Il a demandé le statut de réfugié au Canada en se fondant sur une crainte présumée de persécution découlant de sa conversion de l’islam au christianisme. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a conclu que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission a rejeté son appel de cette décision. Le juge Gascon a accueilli la demande de contrôle judiciaire soumise par M. Ajaj concernant la décision de juillet 2015 de la SAR.

[2]               La présente demande de contrôle judiciaire concerne le nouvel examen de l’appel de M. Ajaj, que la SAR a rejeté de nouveau dans une décision datée du 4 novembre 2015. M. Ajaj affirme que sa demande devrait être permise, car la SAR l’a privé de son droit d’équité procédurale à trois égards : (i) elle a rendu sa décision avant qu’il puisse retenir les services d’un avocat; (ii) elle a refusé de tenir une audience; et (iii) elle a omis d’évaluer un motif valable de sa demande d’asile.

[3]               Lors de l’audience tenue à Toronto le 26 mai 2016, l’avocat du ministre, dans son rôle de fonctionnaire judiciaire, a reconnu que la SAR avait commis une erreur susceptible de révision en omettant de tenir une audience conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR. Par conséquent, j’ai accueilli la demande de contrôle judiciaire pour les brefs motifs ci-dessous. Voici les motifs.

II.                Contexte

[4]               Les faits pertinents de la présente affaire peuvent être consultés dans la décision antérieure du juge Gascon (Ajaj c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 928) et ne seront pas examinés à fond en l’espèce.

[5]               M. Ajaj est un citoyen du Yémen et d’aucun autre pays. Avant son arrivée au Canada, il avait passé sa vie entière en Arabie saoudite. Toutefois, il n’est jamais devenu admissible à la citoyenneté saoudienne. Il possédait un permis de séjour temporaire qui était renouvelé tous les deux ans.

[6]               M. Ajaj a témoigné devant la SPR qu’il avait décidé de se convertir au christianisme après avoir étudié à l’université. Lorsqu’il a informé sa famille de sa décision d’abandonner l’islam, son père était furieux. Il a menacé de tuer M. Ajaj et de le dénoncer à la police religieuse. M. Ajaj a été forcé de quitter son domicile et de se cacher. Il s’est enfui de l’Arabie saoudite et est arrivé au Canada en novembre 2013.

[7]               M. Ajaj a demandé l’asile en décembre 2013 au motif qu’il serait persécuté au Yémen en raison de sa conversion au christianisme. Pendant qu’il était au Canada, il est devenu membre de l’église anglicane St. Matthew the Apostle Oriole et a été baptisé en février 2014.

[8]               La SPR a rejeté la demande de M. Ajaj au motif qu’il n’était pas crédible, puisqu’il n’était pas en mesure de répondre correctement à des questions de base concernant la foi chrétienne. Cette décision a été maintenue par la SAR.

[9]               À la suite du jugement du juge Gascon accueillant la demande de contrôle judiciaire, la SAR a fourni à M. Ajaj un délai de 20 jours supplémentaires pour présenter ses observations à l’égard du nouvel examen de son appel. M. Ajaj a informé la SAR qu’il soumettrait de nouveaux éléments de preuve : la mère de M. Ajaj lui avait récemment envoyé une copie d’un mandat d’arrestation et d’une lettre circulaire diffusée par les autorités yéménites contre lui. Sur demande, il a ensuite fourni à la SAR les documents originaux et leur traduction certifiée.

[10]           La SAR a rejeté l’appel de M. Ajaj le 4 novembre 2015 sans tenir d’audience.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[11]           La SAR a reconnu sa responsabilité quant à la réalisation d’une évaluation indépendante des éléments de preuve, en citant la jurisprudence applicable au moment de la décision (Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799). La SAR a néanmoins adopté les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, en soutenant que la SPR avait réalisé une évaluation réfléchie et équitable de l’authenticité de la conversion religieuse de M. Ajaj.

[12]           La SAR a admis le mandat d’arrestation et la lettre circulaire diffusée par les autorités yéménites comme nouveaux éléments de preuve conformément au paragraphe 110(4) de la LIPR, en faisant remarquer qu’ils étaient survenus après la décision de la SPR et qu’ils contenaient des renseignements pertinents quant à la demande de M. Ajaj. Toutefois, la SAR a déterminé que les deux documents présentaient des défauts d’impression visibles et des marques incohérentes. La SAR a conclu que :

[traduction] [47] En fonction des préoccupations soulevées par les deux documents soumis par l’appelant, la SAR conclut, suivant la prépondérance des probabilités, que les documents sont frauduleux. La SAR conclut également que ce constat mine sévèrement la crédibilité de l’appelant en ce qui concerne ses allégations de persécution en Arabie saoudite et au Yémen.

[13]           La SAR s’est rangée à l’avis de la SPR selon lequel la demande sur place de M. Ajaj doit être rejetée. La SAR a conclu que M. Ajaj n’avait pas fourni des éléments de preuve suffisants pour démontrer que les autorités yéménites étaient au courant de ses activités chrétiennes au Canada. En outre, puisqu’elle a conclu que sa conversion au christianisme n’était pas authentique, la SAR a conclu qu’il ne pratiquerait pas cette foi s’il retournait au Yémen.

[14]           La SAR a déterminé que les nouveaux éléments de preuve ne soulevaient pas une question sérieuse de crédibilité pouvant changer l’issue de la demande, car les éléments de preuve n’étaient ni crédibles, ni fiables. Par conséquent, la SAR a refusé la tenue d’une audience conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR.

IV.             Question en litige

[15]           La présente demande de contrôle judiciaire pourrait faire l’objet d’une décision en fonction d’une seule question, à savoir si la SAR a commis une erreur en ne tenant pas d’audience conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR.

V.                Analyse

[16]           M. Ajaj soutient que le droit à une audience est une question d’équité procédurale, et peut faire l’objet d’un contrôle par rapport à la norme de la décision correcte. Il se fonde sur l’application de la norme de la décision correcte par la Cour concernant la question analogue à savoir si un agent d’examen des risques avant renvoi doit tenir une audience en vertu de l’alinéa 113b) de la LIPR (voir, p. ex. Negrete Gudino c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 283, au paragraphe 17).

[17]           Toutefois, dans le contexte de la SAR, la Cour a conclu que le paragraphe 110(6) de la LIPR suppose un certain degré de discrétion (voir, p. ex. Siddiqui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1028, au paragraphe 104 (Siddiqui)). Plus récemment, dans la décision Ketchen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 388, au paragraphe 19, le juge Diner a conclu que la décision de la SAR quant à la tenue d’une audience requiert l’application du paragraphe 110(6) de la LIPR aux faits, et constitue ainsi une question mixte de fait et de droit faisant appel à la norme de la décision correcte. La Cour a adopté la même approche dans la décision Tchangoue c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 334, au paragraphe 12, et dans la décision Sanmugalingam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 200, au paragraphe 36.

[18]           Je suis convaincu que la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable. Toutefois, cette question n’est pas pertinente. Un manquement à l’équité procédurale entraînant une audience inéquitable est à la fois déraisonnable et incorrect.

[19]           Le droit à une audience devant la SAR dont bénéficie un demandeur est régi par l’article 110 de la LIPR et par l’obligation d’équité procédurale en common law. Le paragraphe 110(3) de la LIPR énonce que la SAR doit généralement procéder sans tenir d’audience. Cette disposition est sujette à l’exception figurant au paragraphe 110(6), qui énonce que la SAR doit tenir une audience lorsqu’il y a de nouveaux éléments de preuve :

110(6) […]

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

110(6) […]

(a) that raises a serious issue with respect to the credibility of the person who is the subject of the appeal;

(b) that is central to the decision with respect to the refugee protection claim; and

(c) that, if accepted, would justify allowing or rejecting the refugee protection claim.

[20]           Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 71 [Singh], le juge de Montigny a conclu que la SAR n’a pas l’obligation de tenir une audience simplement parce qu’elle admet de nouveaux éléments de preuve. Les trois critères énoncés au paragraphe 110(6) doivent encore être respectés. Dans l’arrêt Singh, la SPR a estimé que plusieurs aspects du témoignage du demandeur d’asile présentaient des lacunes, notamment en ce qui concerne l’établissement de son identité. En appel, l’appelant a cherché à présenter un nouvel élément de preuve pour confirmer son identité, soit un diplôme d’études secondaires. À la lumière des diverses lacunes relevées par la SPR et la SAR, le juge de Montigny a conclu qu’il était loin d’être assuré que les nouveaux éléments de preuve justifieraient d’accueillir la demande du demandeur. De façon semblable, dans la décision Siddiqui, aux paragraphes 102 à 114, le refus de la SAR de tenir une audience avait été considéré comme raisonnable puisque sa décision était fondée sur des conclusions relatives à la crédibilité défavorables non pertinentes de façon générale qui n’auraient pas changé en présence de nouveaux éléments de preuve pertinents seulement pour l’identité du demandeur.

[21]           Cela peut être mis en contraste avec la décision de la Cour dans Husian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684. Dans cette affaire, le juge Hughes a conclu que lorsque la SAR en arrive à de nouvelles conclusions sur la crédibilité, les parties doivent avoir la possibilité de présenter des observations.

[22]           Le mandat d’arrestation et la lettre circulaire soumis par M. Ajaj ont soulevé une nouvelle question de crédibilité qui n’était pas pertinente pour les conclusions relatives à la crédibilité défavorables de la SPR et de la SAR concernant l’authenticité de la conversion de M. Ajaj de l’islam au christianisme. Les nouveaux éléments de preuve jouaient un rôle clé dans la décision concernant sa demande sur place. Si les documents avaient été acceptés comme authentiques par la SAR, ils appuieraient la peur de persécution de M. Ajaj de la part des autorités du Yémen, et sa demande sur place pourrait éventuellement être accueillie. Pour ce motif, les critères du paragraphe 110(6) de la LIPR ont été respectés, et la SAR a commis une erreur en omettant de tenir une audience.

[23]           La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR constitué différemment pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5302-15

 

INTITULÉ :

FIRAS SALEM MUNEF AJAJ c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

Pour le demandeur

 

Brad Gotkin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anthony Navaneelan

Avocat

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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