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Date : 20160620


Dossier : IMM-5156-15

Référence : 2016 CF 684

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

LUZ NELLY OROZCO CORTES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté la demande d’asile au Canada présentée par Luz Nelly Orozco Cortes, décision fondée sur une conclusion défavorable en matière de crédibilité. Mme Cortes sollicite le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

[2]               Les conclusions relatives à la crédibilité sont décrites comme étant « l’essentiel » de la compétence de la SPR. La SPR a eu l’occasion d’entendre le témoignage de Mme Cortes et d’évaluer son comportement. Bien que Mme Cortes avance l’argument convaincant que la SPR a déraisonnablement écarté sa preuve corroborante pour motif que cette preuve « n’a aucune valeur probante », je suis d’avis que ces documents n’ont pas été rejetés seulement en raison de la conclusion défavorable quant à la crédibilité. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.                Contexte

[3]               Mme Cortes a 40 ans. Elle a fondé sa demande d’asile sur la peur qu’elle éprouve à l’égard des Formes armées révolutionnaires de Colombie (FARC), soit le groupe de guérilleros le plus important en Colombie. Son Formulaire de renseignements personnels (FRP) comprend les allégations suivantes.

[4]               En 2004, l’oncle de Mme Cortes a retenu ses services pour gérer trois salles de bingo qui étaient exploitées illégalement. Les FARC ont ordonné à l’oncle de Mme Cortes de verser un « paiement de protection ». Les salles de bingo ont fait faillite au milieu de l’année 2006. Puisque l’oncle de Mme Cortes a refusé de verser le paiement de protection aux FARC, le groupe a commencé à menacer la famille de Mme Cortes.

[5]               En janvier 2007, les FARC ont laissé une note à la résidence de Mme Cortes lui réclamant un paiement de trois millions de pesos. En avril 2007, les FARC ont envoyé une autre note à sa famille pour préciser que les membres de cette famille étaient maintenant une « cible militaire ». Le 25 mai 2007, le cousin de Mme Cortes a été abattu. Son autre cousin, qu’elle voyait plutôt comme un frère, s’est caché des FARC, mais elle a continué à travailler. En juin 2007, elle a pris un bref congé de son emploi en commerce extérieur pour se cacher elle aussi des FARC. Le 7 juillet 2007, l’oncle de Mme Cortes a fait une demande de protection auprès du bureau du procureur public en Colombie.

[6]               Le 6 août 2007, l’autre cousin de Mme Cortes a été abattu. Peu après, soit le 17 août 2007, deux membres des FARC en motocyclette ont tenté d’assassiner Mme Cortes pendant qu’elle conduisait.

[7]               En mars 2008, Mme Cortes a quitté son travail et a vécu dans la clandestinité jusqu’à ce qu’elle s’est enfuit au Mexique en décembre 2009. Elle s’est ensuite rendue aux États-Unis, où elle a habité pendant un an et quatre mois. Elle est arrivée au Canada le 18 avril 2010 et a fait une demande d’asile en franchissant la frontière.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[8]               Dans une décision datée du 20 octobre 2015, la SPR a refusé la demande d’asile de Mme Cortes au motif qu’elle n’est ni une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

[9]               La SPR a reconnu que Mme Cortes est citoyenne de la Colombie, et a aussi accueilli que certains membres de sa famille ont été assassinés par Autodefensas Unidas de Colombia (AUC), un autre groupe de guérilleros en Colombie. Cependant, la SPR a déterminé que l’élément central de la demande de Mme Cortes, soit qu’elle avait peur de faire l’objet d’extorsion par les FARC, n’était pas crédible. La SPR a fondé sa conclusion sur les omissions et les incohérences ci-dessous signalées dans ses éléments de preuve.

[10]           Premièrement, Mme Cortes n’a pas fait mention dans son FRP qu’elle a travaillé en tant que gestionnaire aux salles de bingo de son oncle pendant trois ans. La SPR a jugé qu’il s’agit d’une omission importante puisque la peur éprouvée par Mme Cortes à l’égard des FARC était, selon ses allégations, le résultat du non-paiement d’une dette découlant de l’exploitation de ces salles de bingo. La SPR souligne qu’elle a inclus cette activité professionnelle dans un FRP modifié soumis un mois plus tard. La SPR a interrogé Mme Cortes au sujet de cette omission, et elle n’était pas convaincue par son explication qu’elle pensait devoir énumérer dans le FRP seulement ses activités professionnelles légitimes, et non ses activités professionnelles illégales aux salles de bingo.

[11]           Deuxièmement, Mme Cortes a fourni des témoignages contradictoires concernant les dates d’ouverture et de fermeture des salles de bingo de son oncle. Elle a aussi fourni des réponses différentes lorsqu’on lui a demandé le nombre de menaces qu’elle a reçues par les FARC. Dans son FRP, elle a mentionné avoir reçu deux menaces en 2007. À l’audience, elle a témoigné que les FARC lui ont envoyé trois notes menaçantes. Lorsqu’on l’a interrogé sur une quatrième note incluse dans le dossier, elle a admis qu’il y avait en fait quatre menaces. Elle a aussi fourni des témoignages contradictoires à l’égard du moment où elle a reçu la dernière menace par les FARC. La SPR était insatisfaite de l’explication fournie par Mme Cortes, qui a justifié ces incohérences par le fait qu’elle était nerveuse et que sa mémoire avait été touchée par sa récente grossesse.

[12]           Troisièmement, Mme Cortes n’a pas fourni d’éléments de preuve corroborants pour appuyer ses allégations que les salles de bingo ont véritablement existées. La SPR reconnaît qu’il y a une présomption selon laquelle un témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est habituellement suffisant pour établir les faits sans preuve corroborante. Cependant, étant donné les préoccupations de la SPR quant à la crédibilité, la SPR a soutenu qu’une preuve corroborante était nécessaire pour appuyer les allégations de Mme Cortes à l’égard des salles de bingo.

[13]           Quatrièmement, la SPR a déterminé que la preuve corroborante soumise par Mme Cortes pour appuyer ses allégations n’avait aucune valeur probante. Ayant rejeté la crédibilité de Mme Cortes, la SPR a conclu que la preuve documentaire était insuffisante pour corroborer les allégations de la demanderesse.

[14]           Cinquièmement, la SPR a estimé que certaines des actions de Mme Cortes étaient illogiques compte tenu de sa prétendue peur des FARC. La SPR a observé qu’elle a continué à se présenter à son lieu de travail pendant plus d’un an après les meurtres de ses cousins, et après que les FARC avaient prétendument tenté de l’assassiner. Lorsqu’on l’a interrogée à cet égard, Mme Cortes a expliqué qu’elle se sentait en sécurité au travail puisque ce lieu lui offrait une protection. La SPR n’a pas accueilli cette explication et a jugé que ses déplacements quotidiens au travail allaient à l’encontre de son témoignage disant que les FARC étaient un groupe puissant qui pouvait la trouver n’importe où au pays.

[15]           Enfin, la SPR a examiné les documents que Mme Cortes a soumis après l’audience pour démontrer qu’une grossesse peut avoir des effets sur la mémoire à court terme d’une femme. Cependant, la SPR n’a pas été persuadée que la grossesse de Mme Cortes a nui à sa capacité de fournir des témoignages uniformes sur les faits historiques pertinents à sa demande.

IV.             Question en litige

[16]           La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

V.                Analyse

[17]           Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité exigent le plus haut degré de déférence; elles seront sujettes à une révision par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Tariq c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 692, au paragraphe 10).

[18]           Mme Cortes affirme que la SPR a procédé à une analyse microscopique des éléments de preuve, surtout en ce qui a trait à son omission d’inclure dans son FRP initial son emploi à temps partiel à titre de gestionnaire aux salles de bingo. Par contre, le fait qu’elle était gestionnaire des salles de bingo pour une période de trois ans était un élément fondamental de sa demande d’asile. En fait, elle avait avancé que c’est de là où provenait sa crainte d’être persécutée par les FARC. À mon avis, il était loisible à la SPR de voir ceci comme étant une omission importante.

[19]           Mme Cortes a aussi allégué qu’elle n’a pas fait mention des salles de bingo dans ses rapports à la police puisque ces établissements étaient exploités d’une façon illégale. Bien que cela semble être une explication raisonnable, elle n’a pas été fournie à la SPR au moment de l’audience. On ne peut donc pas reprocher la SPR de ne pas avoir accepté une explication qu’elle n’a jamais reçue.

[20]           La SPR a reconnu que les demandeurs peuvent être nerveux lors des audiences et peuvent avoir de la difficulté à se souvenir de dates exactes. Cependant, la SPR a signalé que Mme pouvait se rappeler les dates exactes d’autres événements dans son témoignage. Il a aussi été souligné que la demanderesse est une femme instruite. Il était loisible à la SPR de juger que son incapacité de répondre spontanément et de façon uniforme à des questions simples sur les dates d’événements importants a nui à sa crédibilité.

[21]           Il était aussi raisonnable pour la SPR de tirer une conclusion défavorable basée sur l’incapacité de Mme Cortes à se souvenir que les FARC lui avaient envoyé une quatrième note menaçante en 2007. La SPR a jugé que l’été de 2007 a été une période marquante dans la vie de Mme Cortes. Son cousin avait été assassiné, et les FARC avaient aussi tenté de la tuer. La SPR a raisonnablement conclu que le fait de ne pas faire mention de la quatrième note menaçante reçue des FARC peu après la tentative d’assassinat était une grave omission.

[22]           Les conclusions relatives à la crédibilité constituent « l’essentiel » de la compétence de la SPR (Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 7, [2003] ACF no 162 (C.F. 1re inst.). La SPR a eu l’occasion d’entendre le témoignage de Mme Cortes et d’évaluer son comportement. Il faut manifester une retenue élevée à l’égard des conclusions tirées par la SPR à l’égard de la crédibilité.

[23]           Mme Cortes avance un argument convaincant que la SPR aurait rejeté d’une façon déraisonnable sa preuve corroborante pour motif que cette preuve « n’a aucune valeur probante ». En se fondant sur la décision de la Cour dans la décision Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311, aux paragraphes 20 et 21, la demanderesse avance que la SPR a procédé au « raisonnement inversé ».

[24]           Il est vrai que la langue choisie par la SPR peut donner cette impression : [traduction] « n’ayant pas cru la demanderesse sur les aspects essentiels de sa demande, le tribunal juge qu’il n’y a aucune valeur probante dans les documents produits pour tenter de corroborer ses allégations ». Par contre, lorsque la décision est lue dans son ensemble, il est clair que les documents présentés pour corroborer les allégations de Mme Cortes n’ont pas été rejetés uniquement en raison de la conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[25]           Le dossier incluait des plaintes écrites déposées par Mme Cortes auprès de la police, une déclaration à la police faite par sa tante, et une copie de la plainte à la police formulée par son oncle après le meurtre de son cousin. Aucun de ces documents ne fait mention de l’exploitation des salles de bingo. La plainte de son oncle présentée à la police fait mention du groupe AUC, et non des FARC. Un des rapports de police a été déposé par Mme Cortes 24 heures avant son départ de la Colombie. Ce rapport ne fait aucune mention d’incidents précis.

[26]           La SPR a accordé peu de poids aux notes menaçantes que Mme Cortes aurait reçues des FARC puisque ces notes incluaient une liste de personnes ayant reçu l’ordre de quitter les lieux dans les 48 prochaines heures, et les noms de ses deux cousins figuraient sur cette liste. La SPR a conclu que les FARC auraient su qu’ils avaient déjà tué ces deux personnes et ne leur auraient pas ordonné de quitter la région. La SPR signale aussi que les notes menaçantes envoyées par les FARC ne faisaient pas mention de la dette qui était prétendument due par la famille de Mme Cortes.

[27]           La demanderesse affirme que ces conclusions semblent être hypothétiques et non fondées sur des éléments de preuve. Cependant, il y avait de nombreuses raisons pour lesquelles la SPR a accordé peu de poids à la preuve présentée pour corroborer les affirmations de Mme Cortes, et une hypothèse occasionnelle n’est pas suffisante pour justifier l’intervention de la Cour.

[28]           Enfin, Mme Cortes avance que la SPR n’a pas effectué une analyse distincte de ses allégations en vertu de l’article 97 de la Loi. En invoquant la décision que la Cour a rendue dans l’affaire Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, au paragraphe 41, elle affirme qu’une conclusion défavorable en matière de crédibilité, quoique déterminante en vertu de l’article 96 de la LIPR, ne le sera pas nécessairement en vertu de l’article 97.

[29]           La question de savoir si la SPR était tenue d’effectuer une analyse distincte relative à l’article 97 englobe des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, et ces questions appellent généralement l’application de la norme de la décision raisonnable (Dawoud c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1110, au paragraphe 33 [Dawoud]).

[30]           Les conclusions négatives tirées au sujet de la crédibilité sont suffisantes pour se passer d’une analyse fondée sur l’article 97 s’il n’existe pas d’éléments de preuve objectifs permettant de conclure que le demandeur serait exposé à un risque personnalisé. (Lopez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 102, au paragraphe 46; Dawoud, aux paragraphes 44 et 45). Mme Cortes n’a pas pu prouver qu’elle avait effectivement été menacée par les FARC ou qu’elle était exposée à un risque personnalisé quelconque. Je ne suis donc pas convaincu que la SPR était tenue d’effectuer une analyse distincte fondée sur l’article 97. La Cour a conclu que, si la preuve présentée à l’appui des deux volets de la demande est identique et que le demandeur d’asile n’a pas produit de renseignements additionnels concernant l’application de l’article 97, il n’est alors pas nécessaire de procéder à une analyse distincte fondée sur l’article 97 (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Nwodi, 2014 CF 520, au paragraphe 14, en citant la décision Ayaichia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 239, aux paragraphes 19 et 20).

VI.             Conclusion

[31]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé qu’une question soit certifiée aux fins d’appel.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5156-15

 

INTITULÉ :

LUZ NELLY OROZCO CORTES c. LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

John Grice

 

Pour la demanderesse

 

Kevin Doyle

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davis and Grice

Avocats

North York (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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