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Date : 20160620


Dossier : T-1342-15

Référence : 2016 CF 679

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2016

EN PRÉSENCE DE monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

LOREN MURRAY PEARSON

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Loren Murray Pearson a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une présumée décision rendue par la Conseillère juridique auprès du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes (CJ MDN/FC). Dans une lettre datée du 9 juillet 2015, la CJ MDN/FC a refusé la demande de M. Pearson visant à obtenir une solde, une pension et des avantages sociaux supplémentaires, aux termes de la Directive sur les réclamations et les paiements à titre gracieux (la Directive).

[2]               Le procureur général du Canada (procureur général) s’oppose à l’allégation voulant que la lettre du CJ MDN/FC soit une « décision » susceptible de contrôle judiciaire. Cette dernière affirme également que le recours judiciaire approprié dont dispose M. Pearson est la procédure de griefs.

[3]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’ai conclu que la lettre de la CJ MDN/FC n’est pas une « décision » susceptible de contrôle judiciaire. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.                Contexte

[4]               Le 21 septembre 2012, le directeur – Administration (Carrières militaires) [DACM] a déterminé que M. Pearson devait être libéré des Forces armées canadiennes pour cause d’inconduite sexuelle. Le DACM a informé M. Pearson qu’il serait libéré au plus tard le 21 octobre 2012, et qu’il n’aurait pas droit à une indemnité de départ.

[5]               Le 15 octobre 2012, M. Pearson a déposé un grief portant sur son droit à une indemnité de départ.

[6]               Le DACM a par la suite reporté la libération de M. Pearson au 25 octobre 2012. M. Pearson a été libéré et a en effet quitté le service militaire le 26 octobre 2012. Le gouverneur général a sanctionné sa libération le 23 mai 2013, conformément à l’alinéa 15.01(3)a) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC).

[7]               Le grief de M. Pearson concernant l’indemnité de départ a été renvoyé au Comité externe d’examen des griefs militaires (le Comité), lequel a recommandé que le grief soit accueilli et que réparation soit accordée. Dans ses « conclusions et recommandations », le Comité a souligné que seul le gouverneur général a le pouvoir de sanctionner la libération du plaignant et que, par conséquent, le DACM pouvait mettre en œuvre le processus, mais ne pouvait pas l’approuver :

[traduction] « En conformité avec l’alinéa 15.01(3)a) des ORFC, le gouverneur général est celui qui détient le pouvoir de sanctionner la libération du plaignant, puisque ce dernier est un officier autre qu’un élève-officier. Le chapitre 15 des ORFC ne prévoit pas que le gouverneur général puisse déléguer ce pouvoir […] ».

Par conséquent, je dois conclure que la décision prise par le DACM le 21 septembre 2012 selon laquelle « [traduction] (le plaignant) devait être libéré en vertu de l’article 15.01 des ORFC, point 5(f) – Inapte à continuer son service militaire », est en fait une mise en œuvre du processus de libération plutôt qu’une approbation de la libération. En outre, la preuve confirme que le gouverneur général a sanctionné la libération du plaignant le 23 mai 2013.

[8]               Les conclusions et recommandations du Comité contiennent également « l’observation » suivante :

« [traduction] Bien qu’il ne s’agisse pas d’une question litigieuse soulevée par le plaignant, je me sens obligé d’observer que le processus de libération administratif actuel ne semble pas prendre en compte que l’autorité de libération, selon les règlements, est le gouverneur général, et non le DACM. Sur le plan juridique, cela signifierait que le message relatif à la libération que le DACM a transmis est, tout au plus, une recommandation de libération. Aussi, puisque le paragraphe 15.03(2) des ORFC permet à l’« autorité qui sanctionne la libération » d’en fixer la date, je suis préoccupé que des officiers, notamment le plaignant, soient libérés avant que l’autorité approbatrice, soit le gouverneur général, ait sanctionné leur libération. […] ».

[9]               Le 24 octobre 2014, le chef d’état-major de la Défense, en sa qualité d’autorité de dernière instance à l’égard de la procédure de griefs, a accepté d’entendre le grief de M. Pearson et il a reconnu le droit de ce dernier à l’indemnité de départ.

[10]           Le 27 septembre 2015, M. Pearson a fait parvenir une lettre à la CJ MDN/FC pour réclamer une solde, une pension et des avantages sociaux supplémentaires. Selon l’analyse qui se trouve dans les conclusions et recommandations du Comité, il a soutenu qu’une solde aurait dû lui être versée jusqu’à la date où sa libération a été sanctionnée par le gouverneur général (23 mai 2013), plutôt que jusqu’à la date de sa libération des Forces armées canadiennes (le 26 octobre 2012). M. Pearson a demandé qu’on lui verse sa solde pour sept mois supplémentaires et qu’on lui accorde une augmentation relative à ses prestations de pension et de retraite, de même que les intérêts et les frais judiciaires. Sa demande est fondée sur l’alinéa 15.03(2)a) des ORFC, qui prévoit que la date de libération d’un officier des Forces armées canadiennes doit être fixée par l’autorité approbatrice.

[11]           Le 9 juillet 2015, la CJ MDN/FC a fait parvenir une lettre à M. Pearson qui contenait notamment ce qui suit :

« [traduction] J’ai pris connaissances des documents que vous nous avez fournis et d’autres documents que j’ai recueillis relatifs [à] la présente affaire et je conclue qu’aucune indemnité ne peut être accordée puisque la responsabilité de l’État n’est pas engagée ».

[12]           La CJ MDN/FC a souligné qu’aux termes de l’article 208.31 des ORFC, la solde d’un membre des Forces armées canadiennes qui n’accomplit aucun service militaire peut être supprimée. Elle a fait valoir que M. Pearson avait cessé son service militaire le 26 octobre 2012, soit à la date de sa libération, et que la date de la sanction de sa libération par le gouverneur général ne modifiait pas cet état de fait.

[13]           La lettre de la CJ MDN/FC porte la mention « Sans préjudice », et elle réserve explicitement à Sa Majesté la Reine du chef du Canada le droit d’opposer tout moyen de défense dont elle dispose en droit à l’encontre de la demande de M. Pearson, y compris tout délai de prescription applicable.

[14]           Le 13 août 2015, M. Pearson a présenté une demande de contrôle judiciaire de la lettre de la CJ MDN/FC, datée du 9 juillet 2015.

[15]           Le 14 octobre 2015, le procureur général a déposé une requête en vertu de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, afin d’obtenir la radiation de la demande de contrôle judiciaire de M. Pearson. La juge Martine St-Louis a rejeté la requête au motif que la demande de M. Pearson n’était manifestement pas irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie (Loren Murray Pearson c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1286 [Pearson]).

III.             Question en litige

[16]           La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la lettre de la CJ MDN/FC, datée du 9 juillet 2015, est une « décision » susceptible de contrôle judiciaire, en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, ch. F-7 (la Loi).

IV.             Analyse

[17]           Le procureur général affirme que notre Cour n’a pas la compétence pour rendre une décision à l’égard de la demande de contrôle judiciaire de M. Pearson puisque la présumée décision n’a pas été rendue par un « office fédéral ». Pas plus qu’elle ne constituait une « décision définitive » susceptible de contrôle judiciaire.

A.                Offices fédéraux

[18]           L’article 18.1 de la Loi prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée à l’égard d’une décision ou d’une ordonnance rendue par un office fédéral. L’article 2 de la Loi définit un « office fédéral » comme tout « [c]onseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale [...] ».

[19]           « La mission du Bureau de la conseillère juridique MDN/FC est de fournir des conseils et des services juridiques objectifs au ministère de la Défense nationale et aux Forces armées canadiennes » (Pearson, au paragraphe 3). Afin de déterminer si la CJ MDN/FC agissait à titre d’« office fédéral », il faut déterminer : a) la source de la compétence exercée par la CJ MDN/FC; et b) la nature de cette compétence (La Nation innue c. Pokue, 2014 CAF 271, au paragraphe 11 [la Nation innue]).

[20]           Dans l’affaire Pearson, aux paragraphes 37 et 38, la juge St-Louis a conclu que la compétence de la CJ MDN/FC était dans la Directive. De même, dans l’affaire Sandiford c. Canada (Procureur général), 2009 CF 862, au paragraphe 10 [Sandiford], le juge Kelen a conclu que « [l]e pouvoir [...] de conclure des règlements en réponse à des demandes d’indemnité au nom du ministère de la Défense nationale découle de la Politique sur les réclamations et paiements à titre gracieux du Conseil du Trésor », la prédécesseure de la Directive.

[21]           Le procureur général n’est pas d’avis que le pouvoir de la CJ MDN/FC de régler ou de refuser des demandes puise sa source dans la Directive. Il affirme que la CJ MDN/FC joue un rôle d’avocate-cliente auprès de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes. Le seul pouvoir exercé est par conséquent celui prévu à l’article 5 de la Loi sur le ministère de la Justice, LRC, 1985, ch. J-2 (Loi sur le MJ), qui prévoit que le procureur général « est chargé des intérêts de la Couronne et des ministères dans tout litige où ils sont parties [...] ».

[22]           La position du procureur général veut que la lettre datée du 9 juillet 2015 soit une communication « sous toute réserve » de la position juridique de la Couronne concernant sa responsabilité potentielle à l’égard de M. Pearson. Se fondant sur ces prémices, la CJ MDN/FC n’exerce pas un pouvoir de droit public conféré par une loi, mais elle négocie plutôt un règlement possible d’une poursuite civile, en sa qualité d’avocate de la Couronne. Le procureur général qualifie cette fonction comme étant de « nature privée » (citant Air Canada c. Administration Portuaire De Toronto, 2011 CAF 347, au paragraphe 52 [Air Canada]).

[23]           Je suis d’avis que la source du pouvoir de la CJ MDN/FC de régler ou de refuser des demandes se trouve dans la Loi sur le MJ de même que dans la Directive, lequel pouvoir est attribué en vertu de l’article 7 de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC, 1985, ch. F-11. Dans tous les cas, le pouvoir de la CJ MDN/FC est issu d’une loi fédérale.

[24]           Lorsque la CJ MDN/FC a rejeté la demande de M. Pearson (« [traduction] je conclue qu’aucune indemnité ne peut être accordée puisque la responsabilité de l’État n’est pas engagée »), son choix de mots laissait entendre qu’elle exerçait ou était censée exercer des pouvoirs prévus par une loi fédérale. Rien ne laissant entendre que la CJ MDN/FC agissait selon des instructions ou faisait part de la position de son client à titre d’avocate. Elle s’est plutôt présentée comme la décideuse de fait. À cet égard, il est raisonnable de supposer que la CJ MDN/FC agissait à titre « d’office fédéral », au sens de la Loi.

[25]           Cependant, la question n’est pas tranchée. Le dossier complet à l’appui de la position de la CJ MDN/FC, selon laquelle « [traduction] aucune indemnité ne pouvait être accordée puisque la responsabilité de l’État n’était pas engagée. », n’a pas été fourni à la Cour. Dans les présentes circonstances, je ne suis pas prêt à rejeter la demande de M. Pearson au seul motif que la CJ MDN/FC n’agissait pas à titre « d’office fédéral ».

B.                 Décision « définitive »

[26]           La position du procureur général veut que la Directive n’accorde aucun droit à M. Pearson de recevoir une offre de règlement. Le procureur général prétend que la Directive joue un « rôle administratif ». Elle n’a pas force de loi et n’accorde aucun droit à quiconque.

[27]           La juge Tremblay-Lamer de notre Cour a conclu que la prédécesseure de la Directive actuelle était une politique qui n’avait pas force de loi (Byer c. Canada, 2002 CFPI 518, au paragraphe 3, [2002] ACF no 672, confirmée par 2002 CAF 430, autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée). Citant la décision de notre Cour dans l’affaire Girard c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (1994), 79 FTR 219, [1994] ACF no 420, elle a conclu que les tribunaux ne devaient pas intervenir pour sanctionner l’application d’une norme qui est de nature administrative.

[28]           Dans Sandiford, une affaire qui s’apparente à la présente, le juge Kelen a indiqué, au paragraphe 29, que la Directive n’a pas force de loi :

« Je conclus à titre incident que le directeur de Réclamations et contentieux des affaires civiles tient son pouvoir de régler des demandes d’indemnité au nom du ministère de la Défense nationale d’une politique qui n’a pas force de loi. Il s’agit d’une politique visant à éviter des poursuites en justice inutiles. Mais s’il est décidé de ne pas négocier de règlement en réponse à une demande d’indemnisation, cette décision ne constitue pas une décision définitive affectant les droits du demandeur. Celui‑ci a le droit d’exercer les autres recours qui lui sont ouverts en vertu de la loi, et il peut notamment introduire une action devant le tribunal compétent. »

[29]           M. Pearson affirme que la lettre qu’il a reçue de la CJ MDN/FC est une décision définitive puisqu’elle entraîne l’épuisement des recours administratifs internes dont il dispose. Il qualifie la lettre de « décision exécutoire » rendue par la seule entité autorisée à lui accorder une indemnisation pour les pertes subies au titre de la solde et des avantages. Il prétend que sa capacité à engager une action dans la présente affaire n’est pas pertinente à l’égard de la présente demande de contrôle judiciaire.

[30]           Dans l’affaire Air Canada, le juge Stratas a souligné « qu’il y a de nombreuses situations où, en raison de sa nature ou de son caractère, la conduite d’un organisme administratif ne fait pas naître le droit de présenter une demande de contrôle judiciaire. Une de ces situations est celle où la conduite attaquée dans une demande de contrôle judiciaire n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ni d’entraîner des effets préjudiciables [...] ». (Air Canada, aux paragraphes 28 et 29).

[31]           De même, dans l’arrêt Démocratie en surveillance c. Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15, la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 10, qu’une lettre n’ayant aucune force obligatoire, présentée par le Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, « n’était pas susceptible de contrôle judiciaire puisqu’elle ne constituait ni une ordonnance ni une décision [...]. Les actes administratifs qui ne portent pas atteinte aux droits des demandeurs ou n’entraînent pas de conséquences juridiques ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire [...] ».

[32]           En l’espèce, le refus de la CJ MDN/FC de régler la demande de M. Pearson ne portait pas atteinte aux droits reconnus par la loi ou en common law de ce dernier. M. Pearson ne possède pas de droit prévu par la loi visant le règlement de sa demande, et la CJ MDN/FC n’est pas tenue par la loi de faire une offre de règlement. Un exposé de la position juridique de la CJ MDN/FC n’a aucune répercussion d’ordre juridique sur le droit de M. Pearson de déposer un grief ou d’intenter une action contre la Couronne, pas plus qu’il ne met fin à la possibilité de parvenir à un règlement à l’amiable du litige, à l’avenir.

[33]           Je suis donc d’avis que la lettre de la CJ MDN/FC, datée du 9 juillet 2015, n’est pas une « décision » susceptible de contrôle judiciaire.

[34]           Vu la présente conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner la position du procureur général selon laquelle le recours judiciaire approprié dont dispose M. Pearson est la procédure de griefs. M. Pearson peut demander réparation soit par voie de grief ou, si cette procédure ne s’offre pas à lui, soit par voie d’action civile. Il peut également continuer de tenter d’obtenir un règlement à l’amiable à l’égard de sa demande.

V.                Conclusion

[35]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le procureur général a demandé les dépens, mais il n’a pas soumis de mémoire de frais ou abordé la question à l’audience, comme prévu à l’Avis aux parties et à la communauté juridique de notre Cour, daté du 30 avril 2010. J’exerce par conséquent mon pouvoir discrétionnaire d’accorder les frais et dépens, que j’ai fixés à 1 000 $, y compris les débours.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire avec dépens, fixés à 1 000 $, y compris les débours.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1342-15

 

INTITULÉ :

LOREN MURRAY PEARSON c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE :

Le 20 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Loren M. Pearson

Pour son propre compte

 

Pour le demandeur

 

Sarah Jiwan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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