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Date : 20160705


Dossier : T-1313-15

Référence : 2016 CF 750

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Boswell

DANS L’AFFAIRE INTÉRESSANT une demande présentée en vertu de l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, telle que modifiée;

et

ET DANS L’AFFAIRE INTÉRESSANT l’article 2(1) de la Loi sur les Indiens L.R.C. (1985), ch. I-5, telle que modifiée;

et

ET DANS L’AFFAIRE INTÉRESSANT une demande de renvoi présentée par le chef Brian Francis au nom du Conseil de bande de la Première Nation d’Abegweit et de la Première Nation d’Abegweit sur des questions se rapportant à la validité constitutionnelle des règles sur les élections selon la coutume en ce qui concerne le chef et le Conseil de bande de la Première Nation d’Abegweit;

ENTRE :

CHEF BRIAN FRANCIS AU NOM DU CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION D’ABEGWEIT ET DE LA PREMIÈRE NATION D’ABEGWEIT

demandeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le chef Brian Francis, au nom du Conseil de bande de la Première Nation d’Abegweit et de la Première Nation d’Abegweit, présente cette demande de renvoi en vertu de l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. En particulier, les demandeurs sollicitent que la Cour tranche la question suivante :

Les règles qui régissent les élections du chef et du Conseil de bande de la Première Nation d’Abegweit contreviennent-elles à l’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, étant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, ch. 1 [la Charte]], en ce sens qu’elles ne permettent pas le vote par les membres de la Bande vivant hors réserve?

[2]               Pour les motifs suivants, je conclus que la Cour n’a pas compétence pour accueillir cette demande et, conséquemment, il ne sera pas répondu à la question des demandeurs. Par conséquent, l’avis de demande modifié des demandeurs est rejeté.

I.                   Contexte

[3]               La Première Nation d’Abegweit est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985) ch. I-5, située à l’Île-du-Prince-Édouard. Elle est composée de 180 membres et englobe trois réserves : Scotchfort, Rocky Point et Morrel. Le 31 juillet 2015, 110 membres de la Bande résidaient dans l’une de ces trois réserves; les 70 autres membres résidaient hors réserve.

[4]               Aux fins de l’élection d’un chef et du Conseil de bande, la Première Nation d’Abegweit [la Bande] est considérée comme étant une « bande coutumière », en ce sens que ses élections sont régies par les coutumes électorales de la Bande, et non par la Loi sur les Indiens, notamment le règlement Election Regulations of Abegweit Band Custom System for Election of Chief and Council [le Règlement sur les élections]. L’article 2 du Règlement sur les élections énonce que pour être admissible à voter aux élections de la Bande, un électeur doit être un [traduction] « membre de la Bande âgé de 18 ans ayant résidé à temps plein dans l’une des réserves de la Bande d’Abegweit pendant au moins six mois consécutifs immédiatement avant la date de l’élection ».

[5]               En 2009, le Conseil de bande a entamé un processus visant à modifier le Règlement sur les élections de sorte qu’il cadre avec deux décisions récentes rendues par les cours de justice, dans lesquelles elles ont jugé qu’il était inconstitutionnel de limiter l’habileté à voter aux élections de la Bande uniquement aux membres qui habitent dans une réserve. En juin 2009, une séance de participation communautaire a été tenue afin que les membres de la Bande fournissent de l’information pertinente et traitent de la question du vote hors réserve. Le 19 novembre 2009, la Bande a tenu un plébiscite, ouvert à tous les membres de la Bande, afin d’examiner si le Règlement sur les élections devrait être modifié pour permettre aux membres de la Bande qui résident hors réserve de voter lors des élections de la Bande. Seulement 81 membres de la Bande ont voté à ce plébiscite; 39 de ceux-ci ont voté pour l’extension du droit de vote aux membres de la Bande résidant hors réserve, et 41 de ceux-ci ont voté pour le maintien du droit de vote à ceux qui résident dans une réserve (il y avait un bulletin détérioré). La Cour a demandé à l’audition de l’espèce combien de membres dans une réserve par rapport à hors réserve avaient voté au plébiscite de 2009, mais cette ventilation est inconnue.

[6]               L’article 22 du Règlement sur les élections énonce ce qui suit : [traduction] « Le règlement sur les élections peut être modifié avec l’appui de 75 % des voix exprimées à un plébiscite tenu en vue d’obtenir l’autorisation des modifications proposées ». Les demandeurs croient que les membres de la Bande qui résident hors réserve devraient être habilités à voter aux élections, mais à l’audition de l’instance, ils ont indiqué qu’il est peu probable que ce seuil de 75 % puisse être atteint pour une modification au Règlement sur les élections visant à éliminer l’exigence de résidence sur réserve. Par conséquent, en plus de la demande portant sur l’examen de la question énoncée ci-dessus, les demandeurs tentent également d’obtenir une ordonnance de la Cour déclarant que les mots [traduction] « ayant résidé à temps plein dans l’une des réserves de la Bande d’Abegweit pendant au moins six mois consécutifs immédiatement avant la date de l’élection », qui se trouvent à l’article 2 du Règlement sur les élections, sont nuls, non avenus et sans effets. Cependant, puisque la Cour a déclaré qu’il ne sera pas répondu à la question de référence proposée en l’espèce, cette ordonnance ne peut être prononcée.

II.                Questions en litige

[7]               La présente demande soulève deux questions : premièrement, la compétence de la Cour pour instruire le renvoi proposé concernant le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales doit être examinée. Ce n’est que si la question préliminaire est répondue par l’affirmative que la Cour se penchera sur la deuxième question et tranchera si l’article 2 du Règlement sur les élections contrevient à l’article 15(1) de la Charte en n’incluant pas les membres de la Bande qui résident hors réserve en tant que personnes habilitées à voter aux élections de la Bande.

III.             Analyse

A.                La Cour a-t-elle compétence pour entendre la question conformément au paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales?

[8]               Le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit qu’un office fédéral peut renvoyer devant la Cour fédérale pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure « à tout stade de leurs procédures ». Le paragraphe prévoit ce qui suit :

Renvoi d’un office fédéral

18.3 (1) Les offices fédéraux peuvent, à tout stade de leurs procédures, renvoyer devant la Cour fédérale pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure. [soulignement ajouté]

Reference by federal tribunal

18.3 (1) A federal board, commission or other tribunal may at any stage of its proceedings refer any question or issue of law, of jurisdiction or of practice and procedure to the Federal Court for hearing and determination. [emphasis added]

[9]               Les demandeurs soutiennent, et je suis d’accord avec eux, qu’un Conseil de bande créé soit en vertu de la Loi sur les Indiens, soit par le pouvoir coutumier propre à une Première Nation, est un « office fédéral » pour les besoins de la Loi sur les Cours fédérales, et est par conséquent habileté à renvoyer une question à la Cour pour examen conformément au paragraphe 18.3(1) : Gamblin c. Conseil de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536, au paragraphe 40, 424 F.T.R. 125.

[10]           Les demandeurs soutiennent également que cette demande de renvoi porte sur une pure question de droit, à savoir si l’article 2 du Règlement sur les élections viole l’article 15(1) de la Charte, et qu’il s’agit donc d’une question pertinente aux fins d’une décision suivant le paragraphe 18.3(1). Plus précisément, les demandeurs prétendent qu’il n’y a pas de contestation au sujet des faits qui sous-tendent la demande de renvoi en l’espèce puisque la preuve est claire : le Règlement sur les élections empêche les membres de la Bande qui résident hors réserve de voter aux élections de la Bande.

[11]           À l’audition de l’instance, les demandeurs ont affirmé que la présente demande de renvoi découle de la gouvernance en cours de la Bande qui, selon les demandeurs, est une procédure aux fins du paragraphe 18.3(1). Les demandeurs ont plaidé, par ailleurs, que le court délai pour tenir des élections joue contre l’examen de la question en litige durant une période électorale. Ils ont ensuite noté qu’il s’agit d’une application nouvelle en ce sens que c’est la Bande et son Conseil et non un membre individuel de la Bande qui remettent en question l’exigence de résidence sur la réserve pour être habileté à voter aux élections de la Bande. Selon les demandeurs, la question qu’ils proposent à la Cour de trancher n’est pas une question académique et, contrairement à la décision Clifton c. Hartley Bay (Président d’élection), 2005 FC 1030, [2006] 2 R.C.F. 24 [Clifton], elle n’inclut pas de demande pour mettre une élection de côté parce que les droits de vote de membres hors réserve ont été niés.

[12]           Les demandeurs soutiennent donc que la Cour a en fait la compétence pour instruire et trancher cette affaire de renvoi aux termes du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

[13]           Je ne suis pas de cet avis. À mon avis, la Cour n’a pas compétence pour instruire et pour trancher cette affaire en application du paragraphe 18.3(1), et ce, pour deux raisons : premièrement, la question que les demandeurs demandent à la Cour de trancher ne provient pas d’une procédure précise en cours et, deuxièmement, la demande est dépourvue du fondement factuel nécessaire pour trancher adéquatement la question.

[14]           Pour que la Cour puisse exercer sa compétence en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour d’appel fédérale a conclu que la question proposée doit découler d’une controverse actuelle; elle ne peut être simplement académique ou hypothétique. Dans la décision Alberta (Attorney General) v. Westcoast Energy Inc. (1997), 208 N.R. 154, au paragraphe 16 (F.C.A), [1997] F.C.J. No. 77, la Cour d’appel a déclaré ce qui suit :

[traduction]

16        La Cour a rejeté sans équivoque la possibilité qu’un tribunal déposant un renvoi en vertu de l’article 18.3 et du paragraphe 28(2) de la Loi sur les Cours fédérales, un renvoi qui, comme en l’espèce, n’aurait que sa propre vie – la réponse à la question posée n’étant susceptible de n’avoir aucun effet immédiat et direct sur quelque procédure que ce soit ci-dessous. La Cour n’a pas le pouvoir d’examiner des questions de droit académiques ou de se pencher sur des hypothèses; son rôle est de statuer, par opposition à simplement considérer (voir Re Public Service Staff Relations Board (1973), 38 D.L.R. (3d) 437 (F.C.A.); Martin Service Station Ltd., [1974] 1 C.F. 398; In re Canadian Arctic Gas Pipeline Ltd. et al, [1976] 2 F.C. 20, infirmée pour d’autres motifs, [1978] 1 S.C.R. 369).

[15]           En l’espèce, aucune procédure sous-jacente n’existe, comme une élection, en cours devant la Bande ou tout autre différend actuel que le Conseil de bande tente de résoudre. Il n’y a aucune preuve voulant qu’un membre de la Bande ait contesté l’article 2 du Règlement sur les élections ni aucune preuve qu’un membre de la Bande, y compris les demandeurs, ait tenté de contester les résultats des élections de 2015 au motif que les membres hors réserve n’étaient pas admissibles à voter à cette élection. La prochaine élection de la Bande n’est pas prévue avant août 2019. Tout au plus, les références proposées sont prématurées jusqu’à ce que ces élections aient lieu.

[16]           Bien que les demandeurs soient manifestement d’avis que l’article 2 du Règlement sur les élections est en violation de l’article 15(1) de la Charte et qu’ils souhaitent que les élections prévues en 2019 soient tenues conformément à la Charte, le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales n’autorise pas les offices fédéraux à demander l’examen d’une question de droit simplement parce qu’ils souhaitent élucider la question. Plutôt, le paragraphe 18.3(1) n’est prévu que pour la résolution de questions qui découlent d’une procédure en cours devant un office fédéral. Ce n’est pas le cas en l’espèce; donc, pour ce seul motif, la Cour doit rejeter le traitement de la question proposée par le renvoi des demandeurs.

[17]           Par ailleurs, les demandeurs n’ont pas été en mesure de démontrer que le renvoi proposé satisfait aux exigences d’un renvoi dans la mesure prévue dans la décision Loi sur l’Immigration (Canada) (RE) (1991), 137 N.R. 64, au paragraphe 2 (C.A.F.), [1991] A.C.F. no 1155, dans laquelle la Cour fédérale énonce ce qui suit :

2          La jurisprudence de la Cour établit clairement qu’une question de droit, de juridiction ou de procédure ne peut faire l’objet d’un renvoi en vertu du paragraphe 28(4) de la Loi sur la Cour fédérale [maintenant paragraphe 18.3(1)] à moins que les conditions suivantes ne soient remplies :

1.   la question doit en être une dont la solution peut mettre fin au litige dont le tribunal est saisi;

2.   la question doit s’être soulevée au cours de l’instance devant le tribunal qui effectue le renvoi;

3.   la question doit résulter de faits qui ont été prouvés ou admis devant le tribunal; et

4.   la question doit être renvoyée à la Cour par une ordonnance du tribunal qui, en plus de formuler la question, doit relater les constatations de faits qui y ont donné naissance.

[18]           Il est clair que le renvoi proposé ne mettrait pas fin pour autant à toute procédure en cours devant la Bande puisqu’il n’y a aucune procédure de ce genre à clore. De même, la question n’a pas été soulevée dans le cours d’une procédure précise, notamment une élection, ni n’est-elle fondée sur des faits démontrés ou admis dans le cours d’une telle procédure.

[19]           L’argument des demandeurs voulant que les procédures pertinentes en question en l’espèce portent sur la gouvernance en cour de la Bande n’est pas convaincant. À mon avis, la référence à « à tout stade de leurs procédures » du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales signifie à n’importe quel stade dans le cours d’une procédure précise devant un office fédéral avant que cette procédure ne soit close. Dans le contexte actuel, cela inclurait toute question soulevée pendant ou avant la fin de l’élection de la Bande et de l’expiration de tout appel visé à l’article 17 du Règlement sur les élections.

[20]           De plus, l’argument des demandeurs selon lequel le court délai pour tenir des élections de Bande milite contre l’examen de la question en litige pendant une période électorale est également non convaincant. La question pourrait certainement être soulevée après les élections de bande, comme dans le cas de la décision Clifton, où la Cour avait reçu une demande de contrôle judiciaire de plusieurs décisions ou ordonnances du directeur des élections après les élections, dans ce cas, dans lequel les membres hors réserve de la bande n’avaient pas eu le droit de voter.

[21]           Même si cela est suffisant pour statuer sur la demande de renvoi des demandeurs, je suis d’avis que cette demande devrait également être rejetée parce qu’elle est dépourvue de fondement factuel sur lequel la question peut être résolue de façon appropriée : voir Re Air Canada (1999), 163 F.T.R. 278, au paragraphe 13 (C.A.), 241 N.R. 157; Canada (Registraire, Registre des Indiens) c. Sinclair, 2003 CAF 265, au paragraphe 5, [2004] 3 R.C.F. 236. La preuve substantielle déposée par les demandeurs est tout simplement ceci : 1) l’article 2 du Règlement sur les élections interdit aux membres de la Bande qui résident hors réserve de voter aux élections du chef et du Conseil; et 2) il y a des membres de la Bande qui résident hors réserve. Les demandeurs n’ont déposé aucun élément de preuve permettant de déterminer comment les intérêts des membres de la Bande qui habitent hors réserve sont touchés par les représentants élus de la Bande ou qui démontrent en quoi l’article 2 du Règlement sur les élections est discriminatoire envers les membres de la Bande qui résident hors réserve.

[22]           Plutôt, les demandeurs semblent se reposer entièrement sur le verdict de la Cour suprême dans Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, 173 D.L.R. (4th) 1 [Corbiere], pour établir que l’article 2 du Règlement sur les élections est discriminatoire. En particulier, les demandeurs invoquent la conclusion de la Cour suprême dans Corbiere (au paragraphe 18) pour affirmer que l’article 77 de la Loi sur les Indiens, comme l’article 2 du Règlement sur les élections, perpétue le stéréotype que les membres d’une bande qui vivent hors réserve ne souhaitent pas maintenir un lien avec leur identité autochtone ou avec leur communauté et son avenir.

[23]           La difficulté avec cette approche tient du fait que les conclusions tirées dans Corbiere (aux paragraphes 17 et 19) étaient fondées sur des éléments de preuve qui démontraient comment les intérêts des membres de la bande qui habitaient hors réserve étaient touchés par les décisions des dirigeants de la bande, particulièrement à propos de l’utilisation du territoire traditionnel de la bande et de l’engagement de dépenses au profit de tous les membres de la bande. Il n’existe pas de tels éléments de preuve en l’espèce. Il est donc impossible pour la Cour de déterminer adéquatement si les intérêts des membres de la Bande, qu’ils résident ou non dans une réserve, sont touchés de la même manière que dans l’arrêt Corbiere ou si les conclusions de la Cour suprême sont applicables en l’espèce ou si elles devraient être distinguées.

[24]           Il y a bien sûr quelques décisions dans lesquelles Corbiere a été cité pour faire valoir qu’empêcher les membres de la bande qui résident hors réserve de voter aux élections de la bande est fondamentalement discriminatoire : voir, par exemple, Thompson c. Première Nation Leq’á:mel, 2007 CF 707, au paragraphe 17, 333 F.T.R. 17; Cockerill c. Première nation No 468 de Fort McMurray, 2010 CF 337, au paragraphe 33, 363 F.T.R. 213; et Joseph c. Première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk), 2013 CF 974, aux paragraphes 43 à 48, 57 et 58, 439 F.T.R. 226. Ces décisions suggèrent qu’il n’est pas nécessaire pour un demandeur d’établir comment une disposition qui empêche les membres hors réserve d’une bande de voter aux élections de la bande porte atteinte aux intérêts de ces membres parce de telles interdictions sont fondamentalement discriminatoires, en ce sens qu’elles perpétuent le stéréotype que les membres de la bande qui résident hors réserve ont choisi de s’assimiler à une société non autochtone et qu’ils sont par conséquent moins dignes de considération par la bande.

[25]           Cependant, il faudrait distinguer ces décisions, non seulement parce qu’elles ne traitaient pas du renvoi proposé en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, mais également parce qu’elles ne sont pas en adéquation avec la jurisprudence plus récente rendue par la Cour suprême au sujet de l’article 15 de la Charte. Dans l’arrêt Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, aux paragraphes 20, 21 et 34, [2015] 2 R.C.S. 548 [Kahkewistahaw], la Cour suprême a conclu que les demandeurs qui allèguent que leurs droits en vertu de l’article 15 de la Charte ont été violés doivent déposer suffisamment d’éléments de preuve pour établir une preuve prima facie que le geste reproché ou la loi ont des effets discriminatoires. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de s’acquitter d’un lourd fardeau de présentation dans une demande en vertu de l’article 15, la preuve doit comprendre « davantage qu’une accumulation d’intuitions » (Kahkewistahaw, au paragraphe 34).

[26]           Encore que les demandeurs ont présenté quelques éléments de preuve étayant qu’ils offrent des programmes, des services et des avantages aux membres de la Bande qui habitent dans une réserve et hors réserve, quoique pas nécessairement sur une base identique, il n’existe absolument aucune preuve au dossier sur l’effet qu’a l’article 2 du Règlement sur les élections sur les membres de la Bande qui résident hors réserve, hormis le simple fait que les termes exprès de l’article les empêchent d’être admissibles à voter aux élections de la Bande. Les demandeurs offrent seulement une inférence que l’article 2 du Règlement sur les élections devrait être inconstitutionnel parce que la Cour suprême a déjà conclu que d’autres dispositions libellées de manière identique violaient le paragraphe 15(1) de la Charte. Une inférence n’est toutefois pas un fait ou une preuve permettant d’établir un fait. Il n’y a tout simplement pas suffisamment de fondement factuel pour trancher la question proposée par les demandeurs parce qu’elle ne fournit aucune précision sur la manière dont la disposition litigieuse affecte réellement la vie et les intérêts des membres de la Bande qui habitent hors réserve. Effectivement, à tout le moins, les résultats du plébiscite de 2009 suggèrent qu’il y aurait non seulement une apathie concernant la question proposée, mais qu’il y aurait également de la division entre les membres de la Bande au sujet de l’admissibilité à voter des membres qui habitent hors réserve. À cet égard, il est révélateur que, bien que l’avis de la demande et la possibilité d’intervenir aient été affichés au bureau de la Bande et sur son site Web et publiés dans le journal local, personne ne se soit prévalu d’une telle occasion.

[27]           Par conséquent, à la lumière des motifs précédents, la Cour déclare qu’elle n’a pas compétence pour trancher et pour décider du renvoi proposé par les demandeurs en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

B.                 Est-ce que l’article 2 du Règlement sur les élections porte atteinte à l’article 15(1) de la Charte en excluant les membres de la Bande qui résident hors réserve en tant qu’électeurs habilités à voter aux élections de la Bande?

[28]           Puisque je suis d’avis que la Cour n’a pas compétence pour trancher le renvoi proposé, il n’est pas nécessaire d’aborder cette question.

IV.             Conclusion

[29]           En conclusion, la Cour rejette la demande de renvoi au motif qu’elle n’a pas compétence pour trancher à l’égard du renvoi en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : La demande de renvoi modifiée en application de l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales L.R.C. (1985), ch. F-7, est rejetée, et il n’y a pas d’adjudication de dépens.

« Keith M. Boswell »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1313-15

 

INTITULÉ :

DANS L’AFFAIRE INTÉRESSANT UNE DEMANDE DE RENVOI PRÉSENTÉE PAR LE CHEF BRIAN FRANCIS AU NOM DU CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION D’ABEGWEIT ET DE LA PREMIÈRE NATION D’ABEGWEIT

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

John W. Hennessey, c.r.

Donald K. MacKenzie

 

Pour les demandeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McInnes Cooper

Avocats

Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)

Confédération des Mi’kmaq de l’Île-du-Prince-Édouard, immeuble Polyclinic

Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)

Pour les demandeurs

 

 

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