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Date : 20160614


Dossier : T-1902-15

Référence : 2016 CF 657

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

GOLICHENKO, MIKHAIL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Mikhail Golichenko visant une décision du ministre de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) du 26 octobre 2015 (la décision), refusant de traiter la demande de citoyenneté du demandeur conformément aux exigences de la version de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, (la Loi), qui était en vigueur avant le 11 juin 2015.

[2]               La présente demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

I.                   Contexte

[3]               Cette demande découle de modifications apportées aux exigences visant la citoyenneté canadienne à la suite des amendements de la Loi qui sont entrés en vigueur le 11 juin 2015. Ces amendements ont été apportés par le biais de la Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et d’autres lois en conséquence L.C. 2014, ch. 22, laquelle a modifié les critères d’admissibilité à la citoyenneté canadienne. Ces amendements incluent notamment l’obligation pour un résident permanent d’être « effectivement présent » plutôt que d’être un « résident » au Canada, les changements apportés au nombre de jours de présence effective au Canada pour satisfaire à cette exigence et les conditions pour que la présence effective au Canada, autre qu’en tant que résident permanent, soit admissible lorsqu’il s’agit de satisfaire à cette exigence.

[4]               Le demandeur est analyste politique principal au sein du Réseau juridique canadien VIH/sida et, par conséquent, il lui arrive souvent d’effectuer de longs voyages hors du pays. Il explique qu’il n’avait donc pas le nombre de jours de présence effective au Canada requis pour satisfaire aux exigences applicables avant le 11 juin 2015, mais qu’il s’attendait à ce qu’un juge de la citoyenneté puisse examiner sa situation particulière et déterminer s’il avait néanmoins satisfait ou non les exigences en matière de résidence. Il fait référence à la possibilité évoquée dans la calculatrice de la période de présence effective qui était utilisée avant le 11 juin 2015.

[5]               Si l’on applique la version de la Loi qui était en vigueur avant le 11 juin 2015, il ne fait aucun doute que les juges de la citoyenneté pouvaient appliquer différents critères. Les paragraphes 19 et 20 de Miji c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 142  en font foi :

[19]      Il y a trois critères distincts pour déterminer si les exigences de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sont satisfaites. L’un de ces critères est quantitatif et est strictement basé sur la présence physique d’un demandeur au Canada : Pourghasemi. Les deux autres critères sont dits qualitatifs, soit : (i) le critère du « mode d’existence centralisé » établi dans l’affaire Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 (1re instance); et (ii) le critère consistant à déterminer à quel endroit celui qui demande sa citoyenneté canadienne « vit régulièrement, normalement et habituellement » établi dans l’affaire Koo (Re), [1993] 1 CF 286 (1re instance).

[20]      Il est maintenant établi par la jurisprudence récente que ces trois critères distincts peuvent être appliqués par un juge de la citoyenneté et que celui-ci peut choisir d’appliquer, à sa discrétion, l’un ou l’autre de ces trois critères (Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, au para 25; Irani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1273, au para 14; Vinat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1000, aux paras 22 à 24).

[6]               Le Centre de traitement des demandes de CIC a reçu la demande de citoyenneté canadienne du demandeur le 9 juin 2015. CIC l’a avisé dans une lettre datée du 5 août 2015 que sa demande lui était retournée parce qu’elle était incomplète, car les passeports ou les documents de voyage qu’il avait fournis ne couvraient pas la période de quatre ans précédant la date de soumission de sa demande. Dans cette lettre, CIC l’a informé qu’il pouvait soumettre sa demande à nouveau, conformément aux nouvelles exigences visant la citoyenneté canadienne qui étaient en vigueur depuis le 11 juin 2015.

[7]               Le demandeur a reçu cette lettre le 17 août 2015 et a à nouveau soumis sa demande, dans une lettre datée du même jour, en y joignant la documentation relative à son passeport qui, selon CIC, n’accompagnait pas la lettre du 5 août 2015. Le demandeur y a expliqué que sa demande précédente était incomplète parce que les instructions dans la liste de vérification des documents en vigueur avant le 11 juin 2015 n’indiquaient pas clairement quelles pages des passeports contenant les renseignements biographiques étaient requises, ni que tous les passeports émis pendant le nombre d’années prescrit précédant la date de sa demande devaient accompagner le formulaire de demande. Il a demandé que sa demande soit étudiée à la lumière des exigences de la Loi qui était en vigueur avant le 11 juin 2015 et il a mentionné qu’il joignait la documentation relative à son passeport, ainsi qu’un nouveau formulaire de demande, le jour même où il avait reçu l’avis que sa demande était incomplète. La décision de rejeter sa demande lui a été transmise dans une lettre de CIC datée du 26 octobre 2015.

II.                Décision contestée

[8]               Dans sa décision, CIC a dit donner suite à la lettre du demandeur en vue d’obtenir que CIC revienne sur sa décision et accepte de traiter sa demande de citoyenneté conformément aux exigences de la Loi qui étaient en vigueur avant le 11 juin 2015. CIC a déclaré que le demandeur avait prétendu que le Ministère avait commis une erreur en lui retournant sa demande originale sous prétexte qu’elle était incomplète. Le CIC lui a expliqué que sa demande lui était retournée, non pas par erreur, mais bien parce qu’elle était incomplète, c’est-à-dire que les passeports ou les documents de voyage qu’il avait fournis ne couvraient pas la période de quatre ans précédant la date de soumission de sa demande. En conséquence, le CIC a déclaré être incapable d’envisager d’accepter que sa demande soit traitée conformément aux exigences antérieures.

[9]               La décision indiquait également qu’une demande complète inclut l’information requise et est accompagnée des éléments de preuve requis et des droits exigibles et que, pour traiter une demande conformément aux exigences antérieures de la Loi, CIC devait avoir reçu une demande complète au plus tard à 17 h le 10 juin 2015. CIC a précisé que les demandes reçues à compter du 11 juin 2015 doivent être traitées conformément aux exigences actuelles de la Loi.

III.             Question en litige et norme de contrôle

[10]           La seule question en litige soulevée par le demandeur dans son mémoire des faits et du droit est de savoir si CIC a entravé son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a décidé qu’il ne pouvait pas envisager d’accepter de traiter sa demande de citoyenneté en utilisant le 9 juin 2015 comme date « fixe », et ce, en dépit des circonstances vraiment très particulières qui entouraient ce cas. (Je crois comprendre que la date « fixe » que doivent employer les parties réfère à la date à laquelle une demande est acceptée à des fins de traitement en vertu de la Loi telle qu’elle s’appliquait à cette date.) Dans sa plaidoirie, le demandeur a prétendu que la décision devrait être annulée, car elle est déraisonnable.

[11]           Le défendeur est d’avis que la décision doit être examinée en regard de la norme de la décision raisonnable (voir Ma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 159 [Ma] et Su c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 51 [Su]). Le demandeur reconnaît que la norme de la décision raisonnable est la norme applicable et il soutient que cette norme appuie sa position voulant qu’il s’agisse d’un pouvoir décisionnel discrétionnaire qui ne doit pas être entravé. Il se fonde aussi sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans Stemijon Investments Ltd c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, au paragraphe 24, voulant qu’une décision qui découle d’un pouvoir discrétionnaire limité soit en soi déraisonnable.

[12]           Je reconnais les précédents sur lesquels s’appuie le défendeur et j’admets que la décision doit être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable. Je reconnais également les observations du demandeur concernant le contrôle judiciaire de décisions où le décideur a entravé son pouvoir discrétionnaire. Le juge en chef Crampton a récemment abordé en ces termes la norme de contrôle applicable dans un tel contexte au paragraphe 24 de Frankie’s Burgers Lougheed Inc c. Canada (Emploi et Développement social), 2015 CF 27 :

[24]      En ce qui concerne la question soulevée concernant l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il n’est pas nécessaire d’établir de façon absolue si la norme de contrôle est celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable, car le résultat est le même : une décision résultant d’une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit en soi être considérée comme déraisonnable (Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 20 à 24).

IV.             Position des parties

A.                Observations du demandeur

[13]           Le demandeur soutient que CIC a entravé son pouvoir discrétionnaire en respectant rigoureusement les directives et en rejetant sa demande sans tenir compte des circonstances spécifiques à son cas. Il s’appuie sur l’article 13 de la Loi, laquelle prévoit la possibilité de déterminer si une demande est complète ou non. Il soutient que l’emploi du mot « des » à l’alinéa 13c), sous les conditions devant être réunies « elles sont accompagnées des éléments de preuve à fournir à leur appui et des droits à acquitter à leur égard prévus sous le régime de la présente loi », donne à penser que la décision concernant les éléments de preuve est discrétionnaire. Le texte complet de l’article 13 se lit ainsi :

13 Les demandes ne sont reçues aux fins d’examen au titre de la présente loi que si les conditions ci-après sont réunies :

13 An application is to be accepted for processing under this Act only if all of the following conditions are satisfied:

a) elles sont présentées selon les modalités, en la forme et au lieu prévus sous le régime de la présente loi;

(a) the application is made in the form and manner and at the place required under this Act;

b) elles contiennent les renseignements prévus sous le régime de la présente loi;

(b) it includes the information required under this Act;

c) elles sont accompagnées des éléments de preuve à fournir à leur appui et des droits à acquitter à leur égard prévus sous le régime de la présente loi

(c) it is accompanied by any supporting evidence and fees required under this Act.

[14]           Le demandeur s’appuie aussi sur deux ensembles de directives de CIC présentés en preuve comme pièces à un affidavit déposé par le défendeur. Le premier document, décrit dans l’affidavit comme le guide d’instructions et diffusé sur le site Web de CIC avant le 11 juin 2015, est caractérisé par le demandeur comme étant conçu pour un usage externe par les demandeurs. Le second document, décrit dans l’affidavit comme un recueil d’instructions se rapportant à la manière dont les demandes de citoyenneté sont traitées, est caractérisé par le demandeur comme étant pour un usage interne par les membres du personnel de CIC. Je n’ai pas compris pourquoi le défendeur s’est opposé à cette caractérisation. Pour simplifier, je vais référer à ces documents comme étant respectivement les « directives externes » et les « directives internes ».

[15]           À l’appui de sa position voulant que CIC ait le pouvoir discrétionnaire de déterminer si une demande de citoyenneté est complète ou non, le demandeur mentionne que les directives externes utilisent le terme permissif « pourrait » dans le passage : [traduction« S’il manque un des documents requis ou si les photocopies ne sont pas claires, votre demande pourrait vous être retournée ». Dans les directives internes, il souligne le passage : [traduction« Aux fins du traitement d’une demande de citoyenneté, la date fixe désigne la date à laquelle un CTD reçoit une demande dûment remplie et appose le tampon pertinent sur le formulaire et à laquelle il détermine si la demande est complète ». Le demandeur soutient que l’utilisation à nouveau du terme « détermine » indique un pouvoir discrétionnaire pour décider si une demande est complète ou non.

[16]           En ce qui concerne l’utilisation des directives par des organismes administratifs, le demandeur fait référence à la Loi; il croit notamment que des directives visant à établir comment un pouvoir discrétionnaire sera généralement exercé ne sont pas suffisantes pour constituer une entrave illicite, pour autant que les directives n’excluent pas la possibilité pour les décideurs de déroger à la pratique générale à la lumière de situations particulières (voir Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198 [Thamotharem] aux paragraphes 55 et 78). Aussi une décision fondée uniquement sur les consignes impératives d’une directive, malgré une demande pour qu’il y soit fait exception en raison d’une situation particulière, pourra-t-elle être annulée au motif que le décideur a illicitement entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (voir Thamotharem au paragraphe 62).

[17]           Le demandeur soutient que CIC a entravé son pouvoir discrétionnaire s’appuyant uniquement sur les dispositions des directives internes pour orienter sa décision :

Toutes les demandes reçues sont soumises à une première vérification pour confirmer qu’elles sont complètes et, lorsqu’un CTD reçoit une demande non accompagnée des droits exigibles ou des documents requis, le personnel de la salle du courrier

·          n’affectera pas les droits payés au traitement de la demande;

·          ne consignera pas de données dans le SMGC;

·          renverra le dossier de demande complet au demandeur, accompagné d’une lettre d’avis indiquant les renseignements ou le document qui n’ont pas été fournis. Deux options s’offrent alors au demandeur :

1.         soumettre à nouveau sa demande accompagnée des renseignements ou du document manquants;

2.         demander le remboursement des droits qui ont été versés s’il ne souhaite plus soumettre sa demande.

[18]           Le demandeur mentionne les faits énumérés ci-après et, à son avis, CIC aurait dû les prendre en considération :

A.                le 9 juin 2015, à l’exception d’une condition mineure, il avait rempli toutes les conditions devant être satisfaites pour que sa demande soit acceptée conformément à l’article 13 de la Loi;

B.                 La version de la Loi en vigueur avant le 11 juin 2015 comporte des différences importantes par rapport à celle qui l’était à compter de cette date, de sorte qu’il était difficile pour lui de satisfaire à la nouvelle exigence relative à la présence effective. En raison de son emploi actuel et à cause des nouvelles exigences, il risque de ne jamais obtenir la citoyenneté canadienne en dépit de ses nombreuses contributions au Canada et de ses nombreux liens au pays;

C.                 Immédiatement sur réception de la lettre l’informant que sa demande était incomplète, il l’a soumise à nouveau accompagnée des documents demandés;

D.                La liste de vérification des documents utilisée par CIC avant le 11 juin 2015 n’indiquait pas clairement que les pages de tous les passeports qu’il avait détenus pendant un certain nombre d’années avant la soumission de sa demande devaient accompagner le formulaire de demande.

[19]           Le demandeur soutient que la décision de CIC est déraisonnable parce que CIC n’a pas tenu compte de ces faits et s’est conformé aux directives sans égard à son pouvoir discrétionnaire.

B.                 Observations du défendeur

[20]           Le défendeur est d’avis qu’il incombe au demandeur de soumettre une demande complète et que l’obligation de soumettre une preuve de sa résidence est une exigence de l’article 13 de la Loi et de l’article 3 du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246, tel que modifié (le Règlement). Le défendeur se fonde tout particulièrement sur l’ancien alinéa 3(4)d) du Règlement, lequel est en surbrillance ci-dessous :

3 (1) La demande présentée en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi doit :

3 (1) An application made under subsection 5(1) of the Act shall be

a) être faite selon la formule prescrite;

(a) made in prescribed form; and

b) être déposée auprès du greffier, accompagnée des documents visés au paragraphe (4).

(b) filed, together with the materials described in subsection (4), with the Registrar.

[…]

[…]

4 Pour l’application du paragraphe (1), les documents d’accompagnement sont les suivants :

(4) For the purposes of subsection (1), the materials required by this section are

a) le certificat de naissance ou autre preuve établissant la date et le lieu de naissance du demandeur;

(a) a birth certificate or other evidence that establishes the date and place of birth of the applicant;

b) tout document qui a été ou qui pourrait être établi par les autorités de l’immigration du Canada, ou toute autre preuve établissant la date à laquelle le demandeur a été légalement admis au Canada à titre de résident permanent;

(b) any document that has been or may be created by the Canadian immigration authorities, or other evidence, that establishes the date on which the applicant was lawfully admitted to Canada for permanent residence;

c) deux photographies du demandeur correspondant au format et aux indications figurant dans la formule prescrite en application de l’article 28 de la Loi;

(c) two photographs of the applicant of the size and type shown on a form prescribed under section 28 of the Act;

d) une preuve établissant que le demandeur a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans;

(d) evidence that establishes that the applicant has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada; and

e) une preuve établissant que le demandeur possède une connaissance suffisante de l’une des deux langues officielles du Canada, notamment les résultats obtenus lors d’un test linguistique ou toute autre preuve démontrant qu’il répond aux exigences énoncées à l’article 14.

(e) evidence that demonstrates that the applicant has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada, including language test results or other evidence that demonstrates that the applicant meets the criteria set out in section 14.

[…]

[…]

[Je souligne]

[Emphasis added]

[21]            Le défendeur cite Hamza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264; Kamchibekov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1411; et Rukmangathan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 284 pour étayer ce point de vue. En réponse, le demandeur soutient que, comme il a soumis tous les éléments de preuve à l’appui de sa résidence au Canada et que la page manquante du passeport contenant les données biographiques n’est pas pertinente pour la confirmation de sa résidence, le défendeur erre en s’appuyant sur l’article 13 du Règlement. Il fait ressortir les divergences entre les situations traitées dans les précédents cités par le défendeur, lesquels portent sur les exigences obligatoires entourant le contexte des visas d’immigration qui sont énoncées dans Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[22]           Le défendeur fait également référence au jugement rendu récemment par notre Cour dans Padhiar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (le 13 octobre 2015), IMM-595-15 (CF) [Padhiar], en ce qui concerne la proposition voulant qu’un demandeur n’a pas droit à un avis l’informant que sa demande est incomplète avant que celle-ci ne lui soit retournée, car cela irait à l’encontre des consignes claires qui se trouvent sur le formulaire de demande et la liste de vérification du document. Le demandeur conteste le fait que le défendeur se fonde sur Padhiar alléguant, que dans cette instance, les instructions relatives aux documents qui devaient accompagner le formulaire de demande étaient claires, tout comme d’ailleurs la liste de vérification du document. Le demandeur prétend que, dans son cas, la liste de vérification du document n’était pas claire. Pour sa part, le défendeur mentionne que la liste de vérification du document renvoie aux directives externes, lesquelles indiquent expressément qu’un demandeur doit fournir toutes les pages des passeports contenant des renseignements biographiques ou les documents de voyage pour la période pertinente de quatre ans précédant la date de soumission de la demande.

[23]           Le défendeur ajoute qu’un agent de CIC n’a pas le pouvoir discrétionnaire de traiter une demande complète comme si elle avait été déposée à une date différente. Une demande incomplète ne peut pas faire office de signet annonçant le dépôt d’une demande complète subséquente. Le défendeur se fonde sur Ma pour affirmer qu’une demande ne contenant pas tous les éléments clés n’est pas une demande et il ajoute que la Loi indique clairement que la période pertinente pour déterminer la présence au Canada est celle qui précède immédiatement la date de soumission du formulaire de demande par un demandeur. Par conséquent, les dates des demandes sont critiques et ne peuvent pas être modifiées simplement parce qu’un demandeur avait soumis une demande incomplète à une date antérieure.

[24]           Le demandeur est d’avis que l’affaire Ma confirme sa positon, car la décision concernant le moment où une demande est jugée complète a été examinée dans Ma selon une norme de la décision raisonnable laissant à croire que la décision sous-tend l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Il maintient aussi que Ma se distingue de la présente instance parce que des éléments clés de la demande n’accompagnaient pas la demande. Dans la présente instance, il affirme que la page du passeport contenant des renseignements biographiques ne constituait pas un élément clé, parce que le passeport était expiré, parce que ces renseignements ne corroboraient aucun renseignement sur les formulaires et parce qu’on y trouvait aucun renseignement que CIC ne connaissait pas déjà ou ne pouvait pas déduire en consultant le formulaire de demande. Il mentionne également qu’il avait déjà fourni le passeport à CIC relativement à des demandes d’immigration antérieures.

[25]           Le défendeur observe également que dans l’affaire Su, qui s’appuie sur l’affaire Ma, on affirmait que CIC n’était pas tenu de traiter une demande imparfaite et qu’une demande incomplète n’échappe pas aux répercussions des changements apportés à la réglementation qui entrent en vigueur avant que la demande n’ait été corrigée.

[26]           Selon le demandeur, l’affaire Su se démarque également du fait que la décision a été rendue dans le contexte d’un visa d’immigration. Là encore, il soutient que le document manquant dans la présente instance n’était pas essentiel à sa demande, que l’incidence sur l’auteur d’une demande de visa, comme dans Su, est moins importante que pour un cas comme le sien, car il devient incapable de satisfaire à l’exigence visant l’obtention de la citoyenneté, et que le fardeau administratif que CIC a dû supporter pour obtenir le document manquant était très faible. Dans le contexte du changement apporté à la Loi, dont CIC était au courant, il affirme que CIC aurait dû prendre cette mesure pour communiquer avec lui et pour traiter sa demande conformément à l’exigence qui était appliquée avant le 11 juin 2015. Enfin, le demandeur fait une distinction entre les cas de visas d’immigration sur lesquels se fonde le défendeur sur la base d’un argument voulant que les principes de la Charte doivent être pris en considération dans le contexte d’une demande de citoyenneté.

V.                Analyse

[27]           La première étape de l’analyse de la présente demande consiste à examiner la décision prise par CIC, en s’appuyant sur le fondement législatif sur lequel repose la décision. Comme il est mentionné ci-dessus, ce fondement est exposé dans l’article 13 de la Loi et dans l’article 3 du Règlement. Le fait que l’article 13 stipule qu’une demande doit être acceptée à des fins de traitement uniquement si toutes les conditions décrites dans cet article sont réunies est important pour la présente analyse. Ces conditions exigent que la demande comprenne l’information requise en vertu de la Loi et qu’elle soit accompagnée de tous les éléments de preuve exigés par la Loi.

[28]           Dans sa plaidoirie, le défendeur a déclaré que, si CIC disposait d’un pouvoir discrétionnaire au moment de prendre une décision telle que celle qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire, ce pouvoir discrétionnaire sert à déterminer si une demande est complète et non à prendre en considération d’autres facteurs pour décider de traiter ou non une demande à partir d’une date fixe donnée.

[29]           J’estime que le libellé de l’article 13 de la Loi justifie la position adoptée par le défendeur. Un certain pouvoir décisionnel est en cause lorsqu’il s’agit de déterminer si les conditions prescrites dans l’article 13 de la Loi sont satisfaites ou non, c’est-à-dire de déterminer si la demande comprend les renseignements et les éléments de preuve exigés en vertu de la Loi. Cela peut être considéré comme une décision, en ce qui concerne l’intégralité de la demande. Cela correspond également à la référence dans les directives internes car, comme le mentionne le demandeur, il faut déterminer si une demande est complète ou non.

[30]           Toutefois, il n’y a pas de fondement juridique conférant le pouvoir discrétionnaire de choisir une date fixe, autre que la date à laquelle il a été établi que la demande est complète, c’est-à-dire lorsqu’il est établi que les conditions prescrites par l’article 13 sont satisfaites. Un tel pouvoir discrétionnaire serait incompatible avec le libellé de l’article 13, lequel permet l’acceptation d’une demande à des fins de traitement uniquement si ces conditions sont satisfaites. Cette analyse est également conforme aux références contenues dans les directives internes relativement au fait que la date fixe est la date à laquelle il est établi que la demande est complète.

[31]           C’est cette décision, à savoir si la demande est complète ou non, qui doit être examinée en se fondant sur la norme de la décision raisonnable. Je note que, dans la décision soumise à un contrôle judiciaire, CIC décrit la lettre du demandeur datée du 17 août 2015 comme une demande au CIC d’envisager d’accepter que sa demande de citoyenneté soit traitée conformément aux exigences de la Loi qui était en vigueur avant le 11 juin 2015. Même si la lettre du demandeur n’est pas formulée comme une demande de réexamen, la caractérisation qu’en donne CIC semble appropriée. La lettre précédente du CIC, datée du 5 août 2015, dans laquelle il l’a informé que sa demande était incomplète et qu’elle lui était retournée, constitue une détermination que sa demande ne remplissait pas les conditions prescrites dans l’article 13 de la Loi. En conséquence, CIC a traité sa demande du 17 août 2015 comme une demande de réexamen de cette détermination. C’est seulement en déterminant que sa demande de citoyenneté était complète à une date antérieure au 11 juin 2015 que l’on pouvait obtenir le résultat recherché par le demandeur.

[32]           Le décideur a conclu que la demande du demandeur n’était pas complète lorsqu’il l’avait soumise précédemment, parce que les documents du passeport qu’il avait fournis ne couvraient pas la période de quatre ans précédant la date de la demande. La question qui se pose est de savoir si, à la lumière de cette conclusion, la décision est déraisonnable, soit à cause d’une entrave au pouvoir discrétionnaire ou d’une omission de tenir compte de facteurs, qui de l’avis du demandeur, auraient dû être pris en considération.

[33]           J’accepte la déclaration du demandeur concernant les principes applicables à l’entrave de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, lorsque l’on se fonde sur Thamotharem. Cependant, ces principes ne minent pas la décision dans la présente instance. Le demandeur soutient que CIC a accordé trop d’importance aux directives internes lorsqu’il a pris sa décision. J’observe que la décision ne fait nullement mention de la possibilité que CIC se soit appuyé sur les directives internes. Cependant, l’argument du demandeur échoue non pas pour cette raison, mais plutôt parce que, dans la mesure où les consignes internes indiquent qu’il ne faut pas accepter à des fins de traitement une demande incomplète, ce rejet est parfaitement conforme aux dispositions de l’article 13 de la Loi et, en fait, y est exigé. Pour cette raison, je suis d’avis que la décision prise en conformité avec les directives internes ne constitue pas une entrave au pouvoir discrétionnaire de CIC, mais plutôt l’exécution de son mandat prévu par la loi, c’est-à-dire vérifier que les demandes sont complètes.

[34]           Il faut quand même déterminer si, au moment de conclure que la demande était incomplète, le décideur a pris ou non une décision raisonnable. Ce faisant, j’ai tenu compte des facteurs dont, de l’avis du demandeur, CIC aurait dû tenir compte.

[35]           Le demandeur soutient que la version de la Loi en vigueur avant le 11 juin 2015 comporte des différences importantes par rapport à celle qui l’était à compter de cette date, de sorte qu’il était difficile pour lui de satisfaire à la nouvelle exigence relative à la présence effective. En raison de son emploi actuel et à cause des nouvelles exigences, il risque de ne jamais obtenir la citoyenneté canadienne en dépit de ses nombreuses contributions au Canada et de ses nombreux liens au pays. Je constate que ce facteur n’est pas aussi clairement exprimé dans la lettre que le demandeur a adressée à CIC le 17 août 2015. Cependant, je ne vois quand même aucune raison de conclure que CIC était tenu, ou en fait pouvait, prendre ce facteur en considération au moment de déterminer si la demande était complète.

[36]           Dans sa lettre du 17 août 2015, le demandeur a mentionné qu’il soumettait à nouveau sa demande, en y joignant les documents demandés, immédiatement sur réception de la lettre l’informant que sa demande était incomplète. Même si cela atteste que le demandeur a fait preuve de diligence en répondant immédiatement à CIC, ce n’est pas un facteur pertinent pour l’intégralité de sa demande avant le 11 juin 2015.

[37]           La lettre du demandeur fait également mention que la liste de vérification des documents utilisée par CIC avant le 11 juin 2015 n’indiquait pas clairement que les pages de tous les passeports qu’il avait détenus pendant un certain nombre d’années avant la soumission de sa demande devaient accompagner le formulaire de demande. Si la décision avait été prise sans que le demandeur n’ait été informé des documents dont CIC avait besoin, cela pourrait constituer un problème d’équité procédurale ou donner lieu à une décision déraisonnable. Cependant, à mon avis, les publications pertinentes de CIC dont la cour est saisie indiquent clairement l’exigence applicable. Même si le demandeur mentionne que la liste de vérification des documents qui accompagne le formulaire de demande fait état de l’obligation de fournir des photocopies des pages des passeports contenant des renseignements biographiques ou des documents de voyage, mais que cette liste ne précise pas le nombre d’années qui doivent être couvertes, il reconnaît dans sa plaidoirie que la liste de vérification réfère à l’étape 1 des directives externes, lesquelles réfèrent à l’obligation de fournir les pages contenant des renseignements biographiques pour la période de quatre ans précédant la date de demande de la citoyenneté. En conséquence, je ne peux pas m’appuyer sur cet argument pour conclure que la décision a été minée.

[38]           Enfin, le demandeur soutient que, le 9 juin 2015, il avait rempli toutes les conditions devant être satisfaites, à l’exception d’une condition mineure, pour que sa demande soit acceptée conformément à l’article 13 de la Loi. Donc, sa demande était incomplète uniquement du fait qu’il n’avait pas fourni la page contenant les renseignements biographiques d’un passeport expiré. Le demandeur soumet à notre Cour l’argument voulant que ce document constituait un élément négligeable dans le contexte global de sa demande.

[39]           Je me suis demandé si CIC devait prendre ce facteur en considération au moment de déterminer si la demande était complète ou non. À l’audience, j’ai demandé au défendeur de préciser le pouvoir statutaire visant l’obligation pour un demandeur de la citoyenneté de fournir les pages de ses passeports contenant des renseignements biographiques. Le défendeur m’a référé à l’alinéa 3(1)d) du Règlement, où il est précisé qu’un demandeur de la citoyenneté doit accompagner sa demande d’une « preuve qu’il a, au cours des quatre années précédant immédiatement la date de sa demande, résidé pendant au moins trois ans au Canada ». Il soutient que l’information contenue dans la page d’un passeport contenant des renseignements biographiques, notamment le numéro du passeport, fait partie de la preuve requise pour établir la résidence, car cela appuie les enquêtes menées par CIC pour déterminer le temps que le demander a passé au pays et à l’extérieur du pays. J’accepte cet argument et je note que le demandeur a reconnu que la page d’un passeport contenant des renseignements biographiques peut être pertinente pour certaines demandes, par exemple pour indiquer que le demandeur a déjà porté un autre nom, mais il soutient que cela ne s’applique pas à son cas.

[40]           Comme les articles pertinents de la Loi et du Règlement n’exigent pas expressément que soient fournies les pages des passeports contenant des renseignements biographiques pour qu’une demande soit complète, je peux comprendre que, dans certains cas, CIC puisse être obligé de déterminer si ces pages doivent ou non accompagner la demande d’un demandeur de citoyenneté pour que celle-ci constitue une demande complète. Cependant, je n’ai pas à me prononcer sur cette question, car le demandeur ne l’a pas posée à CIC dans sa lettre du 17 août 2015. En conséquence, je ne peux pas conclure que la décision était déraisonnable parce que cet argument n’a pas été examiné.

[41]           Comme je n’ai pas été convaincu de l’existence de motifs permettant de conclure que la décision est déraisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

VI.             Question certifiée

[42]           Le demandeur propose les questions suivantes aux fins de certification à titre de questions graves de portée générale :

A.                Est-ce que le fait que l’agent de CIC ait accordé trop d’importance aux directives, au détriment complet des autres éléments de preuve et du contexte entourant une demande de citoyenneté, constituait un exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire?

B.                 Est-ce que l’importance accordée par le décideur aux facteurs opposés peut être raisonnable en dépit du fait établi que la décision constituait une entrave virtuelle au pouvoir discrétionnaire?

[43]           En vertu du paragraphe 22.2(d) de la Loi, un appel à la Cour d’appel fédérale peut être interjeté uniquement si, au moment de rendre son jugement, le juge de la Cour fédérale certifie qu’une question grave d’importance générale est en cause et expose la question. Pour satisfaire au critère de la certification, comme l’a établi la jurisprudence en vertu d’une disposition comparable de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, la question « doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel et ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (voir Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9).

[44]           Ni l’une ni l’autre des questions proposées par le demandeur ne constitue une question grave d’importance générale qui transcende les intérêts des parties au litige. Les principes régissant le rôle approprié des directives administratives et du moment où leur mise en application peut constituer une entrave au pouvoir discrétionnaire sont déjà bien établis dans la jurisprudence, comme le montre la décision de la Cour d’appel fédérale dans Thamotharem, sur laquelle s’appuie le demandeur dans la présente demande. Les questions proposées par le demandeur se rapportent à l’application de ces principes aux faits faisant l’objet de la présente instance. Pour cette raison, je refuse de certifier l’une ou l’autre de ces questions.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1902-15

INTITULÉ :

GOLICHENKO, MIKHAIL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 mai 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

Le 14 juin 2016

COMPARUTIONS :

Mikhail Golichenko

POUR LE DEMANDEUR

(pour son propre compte)

Veronica Cham

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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