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Date : 20160712


Dossier : T-983-15

Référence : 2016 CF 770

[TRADUCTION FRANÇAISE]

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador), le 12 juillet 2016

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

CAPITAINE DAVID SIMMS

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               Le capitaine David Simms (le « demandeur ») sollicite un contrôle judiciaire d’une décision du colonel J.R.F. Milo, directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes (le « directeur général »). Dans cette décision, le directeur général rejette le grief du demandeur au motif que le grief n’a pas été déposé dans les délais prescrits au paragraphe 7.06(1) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC).

[2]               Par sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur souhaite obtenir les réparations suivantes :

Une ordonnance enjoignant au directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes de faire droit au grief tel qu’il a été déposé par le demandeur le 18 décembre 2014 ou aux alentours de cette date, pour statuer sur son bien-fondé, conformément à l’alinéa 18.1(3)a) de la Loi sur les Cours fédérales;

Une ordonnance annulant la décision du directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes de rejeter le grief déposé par le demandeur au motif que son dépôt a été fait en dehors des délais prescrits en vertu de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les cours fédérales;

Dépens du demandeur pour la présente demande.

II.                PARTIES

[3]               Le demandeur fait partie des Forces armées canadiennes (FAC).

[4]               Aux termes du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les « Règles »), le procureur général du Canada est le défendeur (le « défendeur ») en l’espèce.

[5]               Le directeur général agissait à titre d’autorité de dernière instance dans le processus de règlement des griefs, conformément aux pouvoirs qui lui sont délégués par le chef d’état-major de la défense, en application de l’article 29.14 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N-5 (la « Loi »).

III.             HISTORIQUE PROCÉDURAL

[6]               Le demandeur a déposé son avis de demande le 12 juin 2015.

[7]               Après l’audience de cette demande le 22 janvier 2016, une directive a été rendue le 31 mars 2016 invitant les parties à faire valoir leur point de vue sur une question soulevée au cours de l’audience concernant l’interprétation de l’expression « dans l’intérêt de la justice de le faire », telle qu’elle figure au paragraphe 7.06(3) des ORFC.

[8]               Le demandeur a déposé ses observations complémentaires le 14 avril 2016, ce qui a été suivi par le dépôt des observations du défendeur le 28 avril 2016. Enfin, le demandeur a déposé ses observations en réponse le 4 mai 2016.

IV.             PREUVE

[9]               La preuve en l’espèce est composée du dossier certifié du tribunal, de l’affidavit du demandeur assermenté le 24 juillet 2015 et de l’affidavit de l’adjudant-chef Jean Lavoie, officier d’état-major, autorité de dernière instance de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes, assermenté le 13 août 2015.

V.                CONTEXTE

[10]           Les faits ci-après exposés sont tirés des affidavits déposés au nom des parties et du dossier certifié du tribunal.

[11]           Le demandeur s’est enrôlé dans les FAC au mois d’août 1992. En 2014, il était officier du centre des opérations de combat de la 3e Escadre Bagotville, Québec, un poste qu’il occupait depuis trois ans.

[12]           Les Forces armées canadiennes procèdent à la revue annuelle de leur personnel par l’intermédiaire du rapport d’appréciation du personnel (RAP). Selon les règlements et directives du Système d’évaluation du personnel des Forces canadiennes, les RAP doivent être remplis et transmis au centre de traitement des RAP au plus tard le 1er juin de chaque année.

[13]           Un militaire des FAC peut contester son RAP en déposant un grief conformément à l’article 29 de la Loi. Le processus de règlement des griefs est décrit au chapitre 7 des ORFC.

[14]           Le paragraphe 7.06(1) des ORFC, entré en vigueur le 1er juin 2014, a été modifié pour raccourcir le délai de dépôt d’un grief, le faisant passer de six mois à trois mois, à partir de la date de la prise de connaissance du membre, ou de la date à laquelle il aurait raisonnablement dû avoir connaissance, de la décision formant le fondement du grief. Ce paragraphe a été modifié par le décret P.C. 2014-0575.

[15]           En mai 2013, le demandeur a demandé à plusieurs reprises d’obtenir son RAP pour l’exercice 2012-2013. Il a reçu son RAP le 22 août 2013 et a obtenu la cote [traduction] « prêt » pour une promotion.

[16]           Le 22 février 2014, le demandeur a déposé un grief relativement au RAP 2012-2013, contestant la cote [traduction] « prêt » pour une promotion au grade de major. Au moment où la demande de contrôle judiciaire a été entendue, ce grief n’était toujours pas résolu.

[17]           Le demandeur a reçu son RAP 2013-2014 le 4 juillet 2014 de la part du major D.B. Patrick. Une fois de plus, il a obtenu la cote [traduction] « prêt » pour une promotion.

[18]           Le RAP 2013-2014 du demandeur a été signé par le major Patrick et le lieutenant-colonel D.J. Pletz le 20 mai 2014. Ses quatre homologues de la 3e Escadre Bagotville ont reçu leurs RAP au mois de mai 2014.

[19]           Dans son affidavit, le demandeur témoigne que selon lui, la remise de son RAP a volontairement été retardée par le major Patrick et d’autres officiers de la 3e Escadre Bagotville.

[20]           En juillet 2014, le demandeur a été affecté à la 5e Escadre Goose Bay, à Terre-Neuve-et-Labrador. Il a pris congé du 19 juillet 2014 au 31 juillet 2014 pour réinstaller sa famille à Happy Valley-Goose Bay. Du 1er au 21 août 2014, il était en déplacement avec sa famille et en congé de réinstallation du 19 au 25 août 2014.

[21]           Le demandeur est entré en fonction à son nouveau poste en septembre 2014.

[22]           Le 18 décembre 2014, le demandeur a déposé un grief contestant plusieurs éléments de son RAP 2013-2014. Il y sollicite l’ajustement de plusieurs facteurs d’évaluation du rendement afin de les faire passer de [traduction] « dépasse la norme » à [traduction] « maîtrisé », l’ajustement de plusieurs facteurs potentiels à [traduction] « exceptionnel » et la mise à niveau de la recommandation de promotion de [traduction] « prêt » à « immédiat ».

[23]           Le grief a été déposé après le délai de trois mois prescrit au paragraphe 7.06(1) des ORFC, modifié en juin 2014. Le demandeur reconnaît que ses observations ont été déposées tardivement aux termes des ORFC modifiées, mais fait valoir qu’il est dans l’intérêt de la justice d’en tenir compte malgré tout, conformément au paragraphe 7.06(3) des ORFC, soulignant que le défaut de le faire pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour la poursuite de sa carrière. Il plaide également que le déménagement à Happy Valley-Goose Bay a contribué au retard du dépôt de son grief.

[24]           Dans son grief, le demandeur fait état des problèmes qu’il a connus depuis 2012 avec la direction de la 3e Escadre Bagotville. Il mentionne qu’il a reçu son RAP pour l’exercice 2012-2013 après le 1er juin de l’année précédente, soit en 2013. Il affirme que son superviseur a menacé sa carrière et n’a pas tenu les séances de perfectionnement des employés et les évaluations en temps opportun. Le demandeur déclare qu’il a été ciblé et traité de façon inéquitable.

[25]           Le 17 février 2015, l’autorité de première instance a rejeté le grief au motif qu’il a été déposé en dehors du délai de trois mois établi au paragraphe 7.06(1) des ORFC et qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’accueillir le grief.

[26]           Le demandeur a interjeté appel de la décision de l’autorité de première instance le 4 mars 2015.

VI.             LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[27]           Dans une lettre datée du 7 mai 2015, le directeur général maintient la décision de l’autorité de première instance rejetant le grief du demandeur, au motif que ce grief n’a pas été déposé dans les délais prescrits par le paragraphe 7.06(1) des ORFC et qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’en tenir compte.

[28]           Le directeur général conclut que le 4 juillet 2014 est la date où le demandeur a eu connaissance de son RAP, ou aurait raisonnablement dû en avoir connaissance. Il conclut également que la date de signature du RAP n’est pas liée à sa décision d’accueillir ou de rejeter le grief.

VII.          OBSERVATIONS

A.                Observations du demandeur

[29]           Le demandeur fait valoir que l’instruction de son grief soulève des questions mixtes de fait et de droit et est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (voir la décision Hudon c. Canada (Procureur général), [2009] A.C.F. no 1314, au paragraphe 15).

[30]           Le demandeur affirme que les modifications au paragraphe 7.06(1) des ORFC sont entrées en vigueur le 1er juin 2014, soit le même jour que celui de l’échéance de l’envoi des RAP aux membres des FAC. Il soutient que l’intention était que les membres présentant un grief relatif au RAP 2013-2014 soient assujettis à une échéance de six mois.

[31]           Il fait également valoir que le directeur général a commis une erreur en ne tenant pas compte des circonstances entourant le grief et son dépôt tardif.

[32]           Il soutient que le directeur général a omis de tenir compte du fait que s’il avait reçu son RAP à temps, c’est-à-dire avant le 1er juin 2014, il aurait bénéficié du délai de six mois. Il affirme également que le directeur général n’a pas suffisamment tenu compte du bien-fondé du grief et des motifs justifiant le retard de son dépôt.

[33]           Subsidiairement, le demandeur fait valoir que le processus de règlement des griefs des FAC est teinté d’ambiguïté. L’article 3.18 du document intitulé Directives et ordonnances administratives des Forces canadiennes 2017-1 dispose que le délai de dépôt un grief est de six mois.

[34]           Le demandeur prétend que les divergences entre le délai prévu aux termes des Directives et ordonnances administratives des Forces canadiennes et aux termes des ORFC devraient être tranchées en sa faveur. Il soutient également que la décision du directeur général est déraisonnable puisqu’elle ne tient pas compte du délai établi dans les Directives et ordonnances administratives des Forces canadiennes.

[35]           Dans ses observations complémentaires concernant le sens des mots « dans l’intérêt de la justice », le demandeur soutient que cette expression, selon la définition du Black’s Law Dictionary, désigne ce qui est juste et équitable dans une affaire.

[36]           Il distingue son propre cas de la décision Hudon, précitée, et de la décision Leblanc c. Canada (Procureur Général), 2010 CF 785, dans laquelle la Cour a conclu qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’accueillir un grief tardif lorsque le retard a été causé par la charge de travail du demandeur ou de son avocat, ou par un délai dans la réception d’une communication.

[37]           Le demandeur se fonde sur la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale sur la prorogation des délais élaborée par la Commission d’appel des pensions, le Tribunal de la sécurité sociale et la Commission de l’assurance-emploi du Canada. Il fait valoir que les cours ont traité les demandes faites aux autorités d’utiliser leur pouvoir discrétionnaire pour permettre une prorogation de délai de façon analogue à la considération donnée aux demandes de prorogation de délai faites en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.

[38]           Il soutient qu’en interprétant le paragraphe 706(3) des ORFC, la Cour devrait tenir compte des quatre facteurs énoncés au paragraphe 26 de la décision X (Re), [2014] A.C.F. no 1099, comme suit :

1.   s’il y a des questions défendables dans l’appel;

2.   s’il existe des circonstances particulières justifiant le non-respect du délai prévu pour déposer l’avis d’appel;

3.   si le retard est excessif;

4.   si la prorogation du délai imparti causera un préjudice à l’intimé.

B.                 Observations du défendeur

[39]           Le défendeur soutient que la décision du directeur général touche une question mixte de droit et de faits et qu’elle est de nature discrétionnaire. Par conséquent, il est d’avis qu’elle devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable (voir Hudon, précitée, au paragraphe 15 et Harris c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 278, au paragraphe 3).

[40]           Il fait valoir que le directeur général a analysé de façon indépendante tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés et qu’il a raisonnablement refusé de faire droit au grief tardif.

[41]           Il ajoute que le demandeur a le fardeau de convaincre le directeur général qu’il est de l’intérêt de la justice de proroger le délai; voir en ce sens la décision Hudon, précitée, aux paragraphes 30 et 31.

[42]           Le défendeur affirme que le retard du demandeur a été causé par la charge de travail attribuable à son nouveau poste et que ce motif a été rejeté par la Cour dans la décision Leblanc, précitée.

[43]           Il fait valoir que rien ne justifie le dépôt du grief par le demandeur en hors du délai et souligne le fait que ce dernier envisageait de le déposer depuis le mois de mars 2014. Il soutient que le moment de la réception du RAP par le demandeur n’est pas pertinent dans l’évaluation des motifs sous-tendant le dépôt hors délais du grief. Il affirme que le demandeur aurait dû contester, au moyen d’un grief, le moment de la réception de son RAP s’il n’en était pas satisfait.

[44]           Enfin, le défendeur ajoute que puisque le demandeur n’allègue pas s’être fondé sur le délai prescrit dans les Directives et ordonnances administratives des Forces canadiennes, il est quelque peu malhonnête de tirer avantage des contradictions entre ce document et les ORFC.

[45]           Dans ses observations complémentaires déposées le 28 avril 2016, le défendeur soutient que l’expression « dans l’intérêt de la justice » a une portée vaste et doit être examinée à la lumière du contexte législatif dans lequel elle se trouve. Il affirme que le délai permet un fonctionnement efficace du système de règlement des griefs et que l’exercice du pouvoir discrétionnaire conformément au paragraphe 7.06(3) est une mesure exceptionnelle (voir la décision Leblanc, précitée, au paragraphe 30).

VIII.       ANALYSE

[46]           La première question à aborder concerne la norme de contrôle applicable. La sélection de la norme de contrôle dépend de la nature de la décision visée par le contrôle judiciaire.

[47]           En l’espèce, la décision visée a été rendue en vertu du paragraphe 7.06(3) des ORFC et implique l’exercice par le directeur général de son pouvoir discrétionnaire pour déterminer s’il est justifié d’examiner un grief déposé en dehors du délai prévu au paragraphe 7.06(1).

[48]           Le demandeur qualifie cette décision de décision mixte de fait et de droit, devant être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable. Le défendeur qualifie lui aussi la décision de décision mixte de fait et de droit, devant être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable.

[49]           À mon avis, la nature de cette décision est plutôt celle d’une décision discrétionnaire. Selon l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux pages 854 et 855, une telle décision est susceptible de révision selon la norme du caractère raisonnable.

[50]           Une cour de révision doit faire preuve d’une grande déférence envers une décision discrétionnaire. Elle doit conclure que le pouvoir discrétionnaire a raisonnablement été exercé dans les limites établies par la législation applicable (voir l’arrêt Baker, précité, à la page 855).

[51]           La norme du caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

[52]           L’article 7.06 des ORFC est central dans la présente instance et dispose ceci :

(1) Tout grief doit être déposé dans les trois mois qui suivent la date à laquelle le plaignant a pris ou devrait raisonnablement avoir pris connaissance de la décision, de l’acte ou de l’omission qui fait l’objet du grief.

(1) A grievance shall be submitted within three months after the day on which the grievor knew or ought reasonably to have known of the decision, act or omission in respect of which the grievance is submitted.

(2) Le plaignant qui dépose son grief après l’expiration du délai prévu à l’alinéa (1) doit y inclure les raisons du retard.

(2) A grievor who submits a grievance after the expiration of the time limit set out in paragraph (1) shall include in the grievance reasons for the delay.

 

(3) L’autorité initiale ou, dans le cas d’un grief qui n’est pas visé par la section 2, l’autorité de dernière instance peut étudier le grief déposé en retard si elle est convaincue qu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. Dans le cas contraire, les motifs de la décision doivent être transmis par écrit au plaignant.

(3) The initial authority or, in the case of a grievance to which Section 2 does not apply, the final authority may consider a grievance that is submitted after the expiration of the time limit if satisfied it is in the interests of justice to do so. If not satisfied, the grievor shall be provided reasons in writing.

 

(4) Malgré l’alinéa (1), si la date à laquelle le plaignant a pris ou aurait dû raisonnablement avoir pris connaissance de la décision, de l’acte ou de l’omission faisant l’objet du grief est antérieure au 1er juin 2014, le grief doit être déposé dans les six mois qui suivent la date à laquelle le plaignant a pris ou aurait dû avoir raisonnablement pris connaissance de la décision, de l’acte ou de l’omission faisant l’objet du grief.

(4) Despite paragraph (1), if the day on which the grievor knew or ought reasonably to have known of the decision, act or omission in respect of which the grievance is submitted is before 1 June 2014, the grievance shall be submitted within six months after the day that the grievor knew or ought reasonably to have known of the decision, act or omission in respect of which the grievance is submitted.

[53]           Une note explicative suit l’article 7.06 :

Si le retard résulte d’un évènement imprévu, inattendu ou qui échappe au contrôle du plaignant, l’autorité initiale ou, dans le cas d’un grief qui n’est pas visé par la section 2, l’autorité de dernière instance devrait normalement être convaincue qu’il est dans l’intérêt de la justice d’étudier le grief, pour autant qu’il ait été déposé dans un délai raisonnable après l’évènement en question.

If the delay is caused by a circumstance which is unforeseen, unexpected or beyond the grievor’s control, the initial authority or, in the case of a grievance to which Section 2 does not apply, the final authority should normally be satisfied that it is in the interests of justice to consider the grievance if it is submitted within a reasonable period of time after the circumstance occurs.

[54]           La question en litige est de savoir si le directeur général a exercé de façon raisonnable son pouvoir discrétionnaire de ne pas examiner le grief du demandeur. Cette évaluation nécessite d’interpréter l’expression « dans l’intérêt de la justice ».

[55]           Comme les deux parties l’ont fait remarquer, il s’agit d’une expression ayant une portée très large, comprenant les intérêts de la personne touchée par la décision et devant être interprétée dans son contexte législatif.

[56]           Selon le Black’s Law Dictionary (10e éd., 2014), l’expression « intérêt de la justice » signifie [traduction] « la perspective adéquate de ce qui est juste et équitable dans une affaire où le décideur peut exercer son pouvoir discrétionnaire ».

[57]           Dans la décision R. v. Bernardo (P.K.) (1997), 105 O.A.C. 244, au paragraphe 16, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’expression « l’intérêt de la justice » telle qu’elle est utilisée dans le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 :

[traduction] [...] tire son sens de son contexte dans lequel il est employé et indique l’existence d’un pouvoir discrétionnaire à exercer au cas par cas. L’intérêt de la justice englobe de vastes préoccupations sociales en plus de l’intérêt plus précis de la personne accusée.

[58]           L’expression « dans l’intérêt de la justice » doit être interprétée à la lumière de son contexte législatif. Dans la décision Hudon, précitée, au paragraphe 30, le juge Boivin (tel était alors son titre) présente une version antérieure du régime législatif :

[...] Pour garantir l’efficacité du système, le gouverneur en conseil a choisi d’assujettir les militaires à un délai fixe pour porter leurs griefs devant le CEMD (Ordonnances et règlements royaux au paragraphe 7.10(2)). De même, le gouverneur en conseil a déterminé que le CEMD n’aurait pas compétence pour traiter de griefs déposés en retard (Ordonnances et règlements royaux aux paragraphes 7.10(1), (2) et (4)). Le gouverneur en conseil a toutefois prévu une exception, soit que le CEMD puisse décider d’un grief déposé en retard pourvu que le militaire puisse le convaincre qu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire (Ordonnances et règlements royaux aux paragraphes 7.10(3) et (4)). En l’espèce, il appartient au demandeur de convaincre l’autorité des griefs qu’il en va de l’intérêt de la justice que son grief soit examiné.

[59]           À mon avis, la note explicative suivant le paragraphe 7.06(3) des ORFC est semblable aux notes marginales retrouvées dans d’autres lois. Ces notes peuvent aider à interpréter une disposition législative, mais n’ont pas force de loi (voir l’arrêt R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, aux pages 556 et 557 et R. c. Boland, (1995) CMAC-374.

[60]           L’exercice fait par le directeur de son pouvoir discrétionnaire ne se limitait pas aux circonstances mentionnées dans les notes, soit lorsque le retard est causé par une circonstance imprévue, inattendue ou échappant au contrôle du plaignant et le grief a été déposé dans un délai raisonnable après les circonstances.

[61]           À mon avis, l’exercice du pouvoir discrétionnaire « dans l’intérêt de la justice » exige une décision juste, principalement en raison de l’importance du grief pour le demandeur, soit l’évolution de sa carrière par une promotion. Les facteurs dont il faut tenir compte dans l’évaluation du caractère équitable de la décision sont notamment le préjudice subi par les parties, le bien-fondé du grief et les raisons du retard (voir la décision Hudon, précitée, et l’arrêt Brownlee v. Brownlee, [1986] B.C.J. No. 158 (B.C.C.A.)).

[62]           Dans l’arrêt Brownlee, précité, à la page 3, le juge Lambert a mentionné que ces facteurs : [traduction]

[...] sont en fait des aspects d’une évaluation de l’intérêt de la justice. Le préjudice que subirait le défendeur si la poursuite de l’appel était autorisée doit être évalué par rapport au préjudice que subirait l’appelant potentiel si la prorogation n’était pas accordée.

[63]           Il affirme ensuite que [traduction] « l’objectif de cette disposition [qui prévoit la possibilité de proroger le délai] est de permettre que justice soit rendue ».

[64]           Je note que l’obligation d’équité procédurale qui était en cause dans l’arrêt Baker ne l’est pas en l’espèce. Toutefois, l’intérêt de la justice nécessite certainement de tenir compte des conséquences de la décision sur le demandeur. Ces conséquences sont liées au préjudice potentiel que pourrait subir un demandeur.

[65]           J’examinerai à présent les faits de l’espèce par rapport aux facteurs établis dans les décisions Hudon et Brownlee précitées.

[66]           À mon avis, le demandeur a subi un préjudice du fait de la livraison tardive du RAP. Si le RAP avait été remis au plus tard le 1er juin 2014 comme le prévoient les règlements et directives du Système d’évaluation du personnel des Forces canadiennes, le demandeur aurait bénéficié d’un délai de six mois pour déposer son grief. Le délai de délivrance du RAP a échappé au contrôle du demandeur et a eu des répercussions négatives sur lui en réduisant le délai auquel il aurait autrement eu droit pour déposer un grief.

[67]           Le défendeur plaide qu’il faut tenir compte de l’intérêt des FAC à maintenir un processus efficace du règlement des griefs dans un contexte militaire et qu’il s’agit d’un facteur pertinent. Il fait valoir que le directeur général possède l’expertise et une connaissance du contexte suffisante pour déterminer si l’intérêt des FAC serait menacé par la prise en compte d’un grief tardif.

[68]           À mon avis, l’intérêt des FAC doit être évalué par rapport au préjudice subi par le demandeur en raison de la réception tardive de son RAP, tout en tenant compte de l’importance que revêt l’accès au processus de règlement des griefs pour le demandeur.

[69]           Je ne suis pas convaincue que les FAC subiraient un préjudice si le directeur général examinait le grief.

[70]           Contrairement aux observations du défendeur, le bien-fondé du grief est un facteur pertinent lorsqu’il s’agit de décider de retenir un grief tardif ou non. Il ne peut être dans l’intérêt de la justice de tenir compte d’un grief qui n’a aucun bien-fondé. Le directeur général a commis une erreur en n’évaluant pas le bien-fondé du grief du demandeur.

[71]           J’observe également que le grief sous-jacent soulève des questions de harcèlement et de mesures de représailles de la part des Forces armées canadiennes. À mon avis, les FAC ont intérêt à enquêter sur ces allégations et à en évaluer la validité.

[72]           Le directeur général n’a pas raisonnablement évalué « l’intérêt de la justice » dans les circonstances du demandeur. Sa décision ne répond pas à la norme de la décision raisonnable susmentionnée.

[73]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée aux fins de nouvel examen.

[74]           Le défendeur demande ses dépens relativement à la présente demande. Je ne vois aucune raison de déroger à la règle générale voulant que les dépens suivent l’issue de la cause. J’exercerai en l’espèce mon pouvoir discrétionnaire et renverrai à l’article 400 des Règles. Le demandeur a droit à ses dépens conformément à la colonne III du tarif B des Règles.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire aux fins de nouvel examen. Le demandeur a droit à ses dépens conformément à la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

« E. Heneghan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-983-15

 

INTITULÉ :

CAPITAINE DAVID SIMMS c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

ST. JOHN’S (TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 janvier 2016

DATE DES OBSERVATIONS APRÈS L’AUDIENCE :

 

Les 14 avril 2016, 28 avril 2016 et 4 mai 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 juillet 2016

COMPARUTIONS :

Andrew J. Collins

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kathleen McManus

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

O’Brien White

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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