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Date : 20160712


Dossier : DES-3-16

Référence : 2016 CF 795

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2016

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

MONSIEUR DANIEL TURP

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Historique des procédures

[1]               Le 21 mars 2016, M. Daniel Turp, le défendeur à l’instance prise en vertu du paragraphe 38.04(1) de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), ch C-5 (section 38) [LPC], a déposé un avis de contrôle judiciaire (dossier de Cour no T-462-16) qui, dans un premier temps, visait l’obtention d’une ordonnance de Cour prohibant la délivrance de licences d’exportation de véhicules blindés légers [VBL] vers l’Arabie Saoudite.

[2]               Le 24 mars 2016, le ministre des Affaires étrangères déposait un avis de comparution dans le cadre de l’instance sous-jacente (dossier de Cour no T‑462‑16).

[3]               Le 31 mars 2016, mon collègue, l’honorable juge Simon Noël, fut affecté au dossier sous-jacent à titre de juge responsable de la gestion spéciale de l’instance (dossier de Cour no T‑462‑16).

[4]               Le 11 avril 2016, en réponse à la demande de communication de documents de la part du défendeur, le ministre des Affaires étrangères a déposé un certificat de Mme Wendy Gilmour, directrice générale, Bureau de la règlementation commerciale, auquel était joint le dossier visé par la demande de contrôle judiciaire conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], lequel incluait justement copie de la décision prise par le ministre en date du 8 avril 2016, approuvant les licences permettant l’exportation de VBL et armes y associées visés par un contrat conclu entre la Corporation Commerciale du Canada [CCC] et le Royaume d’Arabie Saoudite dans un document intitulé « Memorandum for Action » sous forme de note de service de neuf pages et portant la date du 21 mars 2016.

[5]               Le 11 avril 2016, le défendeur précisait être uniquement intéressé à la divulgation de l’information contenue dans un paragraphe de ladite note de service, soit les deuxième et troisième lignes du paragraphe 6.

[6]               Le ministre s’opposait au reste de la demande de documents, notamment, le contrat de vente de véhicules entre la CCC et l’Arabie Saoudite, en raison de son caractère confidentiel.

[7]               Le 21 avril 2016, le défendeur a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire amendé à la procédure sous-jacente prenant en compte la décision prise par le ministre le 8 avril 2016 et adaptant sa demande de contrôle judiciaire de façon à ne plus réclamer la prohibition, mais bien l’annulation des licences octroyées.

[8]               Le 16 mai 2016, Maître Michèle Lavergne, avocate-conseil au ministère de la Justice Canada, indiquait à la procureure générale du Canada qu’elle était tenue de divulguer des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables, contenus dans ce même document, soit la note de service de neuf pages (Memorandum for Action, Mar 21-2016) pour répondre à la demande de communication de documents conformément à la Règle 317 des Règles.

[9]               Le 7 juin 2016, la procureure générale du Canada décidait, en vertu du paragraphe 38.03(1) de la LPC, d’autoriser la divulgation de la version caviardée du document et de maintenir l’interdiction contre la divulgation de l’information caviardée aux deuxième et troisième lignes du paragraphe 6 dudit document, étant d’avis que ces renseignements caviardés étaient assujettis à un privilège statutaire en vertu de l’article 38 de la LPC, et que leur divulgation porterait atteinte aux relations internationales.

[10]           Le 21 juin 2016, la procureure générale du Canada déposait une demande amendée faisant l’objet de la présente instance en vertu du paragraphe 38.04(1) de la LPC, pour l’obtention d’une ordonnance de cette Cour visant à confirmer la non-divulgation des renseignements identifiés dans l’avis de Me Lavergne (tel qu’amendé le 30 mai 2016), le tout conformément à l’alinéa 38.01(1) de la LPC.

[11]           Il importe donc de noter que pour les fins de la présente procédure seule l’information caviardée aux deuxième et troisième lignes du paragraphe 6 dudit document fait l’objet de l’article 38.

II.                Question en litige

[12]           La seule question, commune à toutes les instances prises en vertu de la LPC, consiste à déterminer si l’interdiction de divulguer les renseignements identifiés par la procureure générale, telle que prévue à l’alinéa 38.02(1)(a) de la LPC, doit être confirmée par cette Cour conformément au paragraphe 38.06(3), ou si la divulgation doit plutôt être permise, intégralement ou en partie, avec conditions ou encore sous forme d’un résumé des renseignements ou d’un aveu des faits qui y sont liés, le tout conformément aux paragraphes 38.06(1) ou (2) de la LPC.

III.             Analyse

[13]           Les parties n’ont pas remis en cause l’analyse, en trois étapes, si clairement énoncée dans l’affaire Canada (Procureur général) c Ribic, 2003 CAF 246 [Ribic], et fidèlement suivie depuis, entre autres, dans les affaires suivantes : Canada (Procureur général) c Al Telbani, 2014 CF 1050; Canada (Procureur général) c Almalki, 2010 CF 1106; Canada (Procureur général) c Khawaja, 2007 CF 490; Canada (Procureur général) c Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar), 2007 CF 766; Khadr c Canada (Procureur général), 2008 CF 549.

[14]           Ainsi, le juge désigné par le juge en chef de la Cour fédérale pour rendre une ordonnance en vertu de la LPC doit, dans un premier temps, déterminer si les renseignements dont la divulgation est demandée sont pertinents pour l’instance sous-jacente dans laquelle le défendeur entend les utiliser. Le fardeau à rencontrer pour cette première détermination repose sur la partie qui demande la divulgation. Si le juge détermine que les renseignements sont pertinents, le juge doit alors se demander si la divulgation des renseignements en cause serait préjudiciable aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales. À cette deuxième étape, le fardeau repose sur la procureure générale qui doit prouver le préjudice qui pourrait découler d’une ordonnance de divulgation. Enfin, à la troisième étape d’analyse, si le juge conclut que la divulgation des renseignements porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation. Le juge peut par ordonnance, compte tenu des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation, autoriser la divulgation de tout ou en partie et sous réserve des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.

[15]           Tel qu’énoncé dans l’arrêt Ribic, ci-dessus, et maintes fois répété par la jurisprudence depuis, le seuil à rencontrer pour déterminer si les renseignements caviardés, dont la procureure générale recherche une ordonnance confirmant leur non-divulgation, sont pertinents dans le cadre du contrôle judiciaire sous-jacent, est peu élevé.

[16]           D’emblée, il importe de rappeler que la demande du défendeur est très ciblée et vise uniquement les renseignements qui se retrouvent aux deuxième et troisième lignes du paragraphe 6 de la note de service du « Memorandum for Action » portant la date du 21 mars 2016, soit au cœur même du document constituant la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire. Pour cette raison, il m’est facile de conclure à la pertinence de l’information et que le défendeur a bel et bien rencontré son fardeau quant à cette première étape.

[17]           La Cour doit poursuivre son analyse en se demandant si la divulgation de ces mêmes renseignements serait préjudiciable aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales. Ici, il revient à la procureure générale de prouver à la Cour le préjudice qui pourrait découler d’une ordonnance de divulgation.

[18]           En réponse aux affirmations du défendeur voulant que les renseignements dont il demande la divulgation soient déjà du domaine public, la procureure générale réfute en disant qu’une telle position est à l’évidence basée sur de la spéculation, le défendeur n’ayant pas vu le contenu des renseignements en question.

[19]           Le défendeur prétend que le contexte de la phrase contenant les mots caviardés permet de constater que ceux-ci détaillent l’armement dont seront équipés les VBL et que ces renseignements sont de la première importance pour évaluer les capacités destructives des VBL, y compris la possibilité qu’ils soient utilisés contre des populations civiles. De plus, il a produit, au soutien de son affirmation, que les renseignements caviardés ont été rendus publics en réponse à une demande d’accès à l’information d’un journaliste du Globe and Mail. Le défendeur ajoute que même si l’information que la procureure générale cherche à protéger devait différer de l’information rendue publique, cela démontre que la divulgation de tels renseignements n’est pas préjudiciable aux relations internationales.

IV.             Conclusion

[20]           Après avoir pris connaissance des affidavits publics et confidentiels soumis par la procureure générale au soutien de sa position ainsi que les représentations écrites des parties, la Cour est d’avis que la divulgation des renseignements visés par l’avis serait préjudiciable aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales et, après avoir examiné les renseignements pour lesquels une ordonnance de non-divulgation est demandée, j’en conclus que la procureure générale s’est déchargée de son fardeau d’établir que la divulgation intégrale des renseignements caviardés causerait un préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales et que, sous réserve de l’issue du contrôle judiciaire, l’intérêt public dans la non-divulgation l’emporte sur l’intérêt public dans la divulgation.

[21]           Je me sens d’autant plus à l’aise avec cette conclusion que l’argument qu’entend faire le défendeur peut très bien être fait par ses procureurs en l’absence d’information confirmant ou infirmant leur prétention dans la mesure où le juge chargé du contrôle judiciaire puisse prendre connaissance des renseignements en cause, ainsi la Cour pourra rendre une décision basée sur une preuve complète. La demande de contrôle judiciaire sera donc entendue par la soussignée.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE l’interdiction de divulguer les renseignements qui se retrouvent aux deuxième et troisième lignes du paragraphe 6 de la note de service du « Memorandum for Action » portant la date du 21 mars 2016, le tout conformément au paragraphe 38.06(3) de la Loi sur la preuve au Canada.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge désignée par le Juge en Chef en vertu de la Loi sur la preuve au Canada pour l’application de cette loi


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

DES-3-16

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c MONSIEUR DANIEL TURP

 

AVIS DE DEMANDE TRAITÉ PAR ÉCRIT ET DÉCIDÉ SANS COMPARUTION DES PARTIES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 juillet 2016

 

PRÉTENTIONS ÉCRITES PAR :

Me Jacques-Michel Cyr

Me Maria Barrett-Morris

 

Pour le demandeur

 

Me André Lespérance

Me Anne-Julie Asselin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Trudel Johnston & Lespérance S.E.N.C.

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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