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Date : 20160713


Dossier : IMM-5755-15

Référence : 2016 CF 797

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

ABD EL RASOL ABREE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

APRÈS avoir entendu la demande de contrôle judiciaire à Calgary (Alberta), le 9 juin 2016;

ET APRÈS avoir examiné les documents déposés devant la Cour et après avoir entendu les avocats au nom des parties;

ET APRÈS avoir pris l’affaire en délibéré;

ET APRÈS avoir conclu que la demande doit être accueillie pour les motifs suivants :

[1]               La présente demande concerne une décision de la Section d’appel de l’immigration (la Commission) d’annuler un sursis de la mesure de renvoi préalablement accordé au demandeur, Abd El Rasol Abree. M. Abree est un citoyen du Soudan qui est arrivé au Canada avec sa famille à l’âge de 11 ans.

[2]               Les problèmes d’immigration de M. Abree résultent de son comportement criminel. En 2010, il a été jugé inadmissible après avoir été déclaré coupable de trafic de cocaïne et condamné à 5 mois de prison. M. Abree n’a pas contesté la décision d’interdiction de territoire et il a plutôt demandé une dispense auprès de la Commission pour des motifs d’ordre humanitaire. Son effort a porté ses fruits. Le 25 juillet 2011, la Commission a accordé un sursis à la mesure de renvoi pour une période de trois ans, sous les conditions, entre autres, qu’il ne commette aucune infraction criminelle et, qu’en cas d’accusation, qu’il se rende immédiatement à l’Agence des services frontaliers du Canada.

[3]               Malheureusement, M. Abree n’a pas réussi à éviter les ennuis. Le 9 septembre 2013, il a été reconnu coupable de possession d’une petite quantité de crack et a été condamné à une absolution conditionnelle. Puis, le 16 octobre 2013, il a été accusé de conduite avec facultés affaiblies et a plaidé coupable le 2 septembre 2014. Sa sentence a été une amende de mille dollars (1 000 $) et une interdiction de conduire d’une durée d’un an. Sans surprise, ces affaires ont donné lieu au réexamen, par la Commission, du sursis à la mesure de renvoi. Après avoir admis les éléments de preuve, y compris le témoignage de M. Abree, la Commission a annulé le sursis à la mesure de renvoi préalablement accordé, rendant M. Abree assujetti à une mesure de renvoi au Soudan.

[4]               L’avocat du ministre reconnaît qu’il y a eu une erreur dans la décision de la Commission, qui renvoyait à deux condamnations criminelles. En recevant une absolution conditionnelle, M. Abree n’a pas été « déclaré coupable » de possession criminelle de cocaïne, même s’il était coupable de ce délit. Je suis toutefois d’accord avec la déclaration du défendeur selon laquelle cette erreur n’était pas déterminante pour l’issue de l’affaire parce que la conclusion de culpabilité à cette accusation était la preuve qu’il avait enfreint une condition du sursis, soit de ne pas « commettre d’infraction criminelle ».

[5]               Il y a cependant un problème avec le traitement de la preuve par la Commission portant sur les risques auxquels M. Abree ferait face s’il retournait au Soudan. Il s’agissait d’un fait substantiel dans la première décision de la Commission d’accorder un sursis à la mesure de renvoi, et cela n’a pas changé en raison de son comportement criminel subséquent. Dans la décision de première instance qu’elle a rendue, la Commission a indiqué que les difficultés personnelles auxquelles M. Abree pourrait faire face étaient « importantes ». En raison du niveau prédominant de conflits armés au Soudan, il s’agit d’une caractérisation juste. À cette occasion, la Commission a également accordé énormément d’attention à un rapport psychologique détaillé rédigé par le docteur Meghan Davis. Le docteur Davis a décrit les difficultés que M. Abree rencontrerait au Soudan comme suit :

[traduction] Il est peu scolarisé, selon les normes, parce qu’il a commencé l’école tard au Soudan et qu’il a complété ses études au Canada dans des classes d’anglais langue seconde. Il est tout de même qualifié pour exécuter un travail manuel au Canada et a récemment prouvé qu’il était capable de s’intégrer à la main-d’œuvre canadienne à ce titre. Au Soudan, nous n’avons aucune raison de croire qu’il aurait les mêmes avantages, car cela fait depuis le début de son adolescence qu’il a quitté le pays. En effet, il n’est pas raisonnable de supposer que la vie qu’il a commencée à se bâtir au Canada, en travaillant et en s’intégrant à la société en tant que musulman libéral non pratiquant, pourrait être reproduite au Soudan.

Selon certaines indications, M. Abree a souffert d’une maladie mentale (état de stress post-traumatique). Même si cela ne prédit pas la récidive, cela le prédisposerait à des défis fonctionnels supplémentaires au Soudan, et il serait complètement déraisonnable d’assumer que son état déjà chronique ne se détériorerait pas davantage en raison des facteurs sociaux suivants qui sont des facteurs de risque environnementaux pour le développement de la dépression : isolation sociale, suppression des contacts avec la famille d’origine et perte d’un rôle significatif récemment créé dans la société canadienne.

Le fait n’est pas que M. Abree ne connaît pas bien le Soudan et qu’on ne pourrait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’il se réintègre; le fait est qu’il ne connaît rien concernant le Soudan qui pourrait lui être utile dans ses efforts de se réinstaller d’une manière qui contribuerait à assurer son bien-être et sa santé affective. Il est important qu’il ne s’identifie pas comme un homme soudanais cherchant à obtenir de la protection. Il se perçoit plutôt comme un homme d’origine soudanaise dont la famille l’a amené au Canada pour des raisons liées à la violence et aux risques familiaux dont il a été témoin et auxquels il aurait été exposé enfant, et comme un homme cherchant maintenant à s’établir au Canada. Il ne sait pas maintenant s’il court des risques personnels à Khartoum, par exemple, parce qu’il ne connaît pas vraiment la ville, et ce, parce qu’il ne pouvait même pas trouver cette ville sur une carte dans mon bureau, et parce qu’à son avis erroné « les choses vont assez bien là-bas » (ce qui est probablement une indication qu’il ignore l’existence du conflit actuel). Fait important, il ne sait pas comment les dynamiques du conflit nord-sud actuel situé à son lieu de naissance ou à proximité de ce lieu pourraient éventuellement le perturber. Au-delà de cela, il connaît peu le rôle de la religion dans ce conflit : il déclare qu’il a délaissé la pratique de l’islam lorsqu’il a décidé que la consommation d’alcool était une pratique sociale acceptable pour lui. Il ne sait pas si le fait d’être un musulman non pratiquant l’exposerait à des risques, et ne semble pas y avoir réfléchi. Cependant, le fait d’être de nouveau exposé à la violence générale, violence à laquelle il ne s’attend pas de nos jours, serait en lui-même plus susceptible de déclencher une décompensation grave.

Si l’on prend tous ces faits ensemble, nous sommes d’avis que le renvoi de M. Abree au Soudan pourrait lui imposer des difficultés affectives, professionnelles et familiales disproportionnées fondées sur la réalité qu’il connaîtrait s’il retournerait au Soudan et serait forcé de réintégrer une société à propos de laquelle il ne connaît pratiquement rien et au sein de laquelle il aurait de fortes chances (susmentionnées) de souffrir de maladie mentale. Les difficultés liées à sa maladie mentale seraient principalement attribuables à son exceptionnelle exposition à la violence et aux assassinats lorsqu’il était enfant, en raison d’une isolation sociale et familiale qui serait causée par son renvoi, ainsi qu’aux risques de ne pas être prospère sur le plan éducatif ou professionnel au Soudan.

[6]               Le dossier présenté à la Commission et faisant référence aux conditions existantes au Soudan décrivait également en détail la grave situation à laquelle la population de la région fait face. Les sources fiables indiquent toutes des conflits violents, le déplacement massif de la population civile, la famine, et l’assassinat et la torture généralisés des civils.

[7]               La preuve susmentionnée n’est pas raisonnablement prise en compte dans les raisons contestées par le simple énoncé suivant : [traduction] « le demandeur serait confronté à un certain degré de difficulté s’il était renvoyé au Soudan ». La situation existante de M. Abree était profondément plus grave que la Commission a supposé et méritait une attention beaucoup plus grande. Par conséquent, la décision est annulée parce qu’elle est déraisonnable. L’affaire est renvoyée à un autre décideur afin qu’elle soit jugée à nouveau sur le fond.

[8]               Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur afin qu’il rende une nouvelle décision sur le fond.

« R.L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5755-15

 

INTITULÉ :

ABD EL RASOL ABREE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Faraz Bawa

 

Pour le demandeur

 

Camille N. Audain

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

Pour le défendeur

 

 

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