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Date : 20160718


Dossier : IMM-59-16

Référence : 2016 CF 812

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2016

En présence de : monsieur le juge Boswell

ENTRE :

KHVICHA TSIKLAURI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur est un citoyen de la Géorgie et de la Russie de 26 ans. Peu après son arrivée au Canada le 15 octobre 2014, il a déposé une demande d’asile fondée sur les activités politiques qu’il a menées en Géorgie et la persécution présumée dont il a été victime en Russie en raison de ses origines géorgiennes.

[2]               La demande d’asile du demandeur a été rejetée dans une décision prise le 27 avril 2015 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR). La SPR a estimé que le demandeur n’avait pas établi s’il existait plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté en Russie en raison de son ethnicité, ou s’il était plus vraisemblable qu’invraisemblable que sa vie soit en danger s’il était renvoyé en Russie. Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR, mais la SAR a rejeté l’appel et confirmé le rejet de la demande d’asile par la SPR dans une décision rendue le 11 décembre 2015. Le demandeur demande maintenant à notre Cour, aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, d’annuler la décision de la SAR et de renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SAR aux fins d’un nouvel examen.

I.                   La décision de la SAR

[3]               La SAR a déterminé, en s’appuyant sur l’arrêt Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, [2014] 4 RCF 811, qu’elle effectuerait une évaluation indépendante de la décision de la SPR et qu’elle ferait preuve de retenue à l’égard des conclusions quant à la crédibilité de la SPR ou des autres conclusions pour lesquelles la SPR a joui d’un avantage particulier.

[4]               À l’instar de la SPR, la SAR a estimé que le demandeur avait un manque général de crédibilité et a conclu que le demandeur pouvait retourner en Russie en tant que citoyen sans avoir peur d’être persécuté. Tout comme la SPR, la SAR a souligné que les migrants sont la principale cible des « skinheads » en Russie, et que le demandeur est un citoyen russe, et non un migrant.

[5]               La SAR a constaté que, bien que le demandeur risque d’être victime de discrimination en Russie en raison de ses origines géorgiennes, ce dernier n’a pas réussi à réfuter la constatation de la SPR selon laquelle la discrimination subie ne constituerait pas de la persécution. Le demandeur n’a mentionné aucune expérience personnelle documentée susceptible d’expliquer pourquoi il aurait peur d’être persécuté ou pourquoi sa vie serait en danger s’il retournait en Russie. À l’instar de la SPR, la SAR a conclu que le demandeur n’est pas membre d’une minorité visible du Nord-Caucase puisqu’il est Géorgien et, donc, que la preuve objective ne le définit pas comme étant l’une des cibles principales de la violence raciale. La SAR a noté que le demandeur n’a fourni aucune preuve probante fondée sur des expériences personnelles vécues par lui-même ou par sa famille afin de vérifier ses allégations de persécution en raison de son ethnicité, et a donc conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur pouvait retourner en Russie sans avoir peur d’être persécuté ou que sa vie soit en danger.

II.                Questions en litige et norme de contrôle

[6]               Le demandeur a soulevé une question concernant la possibilité que la SAR ait commis une erreur dans ses constatations en affirmant qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne ayant besoin de protection. À mon avis, toutefois, la question centrale qui mérite l’attention de la Cour repose sur le fait de savoir si la décision prise par la SAR était raisonnable.

[7]               La Cour d’appel fédérale a récemment déterminé que la norme de contrôle appropriée pour l’examen, par notre Cour, d’une décision de la SAR est celle de la décision raisonnable (voir : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 35, 396 DLR (4th) 527). En conséquence, il faut faire preuve de déférence à l’égard de l’examen des éléments de preuve présentés à la SAR (voir : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190 [jugement Dunsmuir]; Yin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1209, au paragraphe 34; Mojahed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 690, au paragraphe 14).

[8]               Qui plus est, la décision de la SAR ne devrait pas être remise en question en autant qu’elle soit justifiable, intelligible, transparente et défendable au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47). Les motifs répondent aux critères établis « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador [Conseil du Trésor], 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). Il faut considérer la décision de la SAR comme un tout et la Cour doit s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458; voir aussi Ameni c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 164, au paragraphe 35).

III.             La décision de la SAR est-elle raisonnable?

[9]               Avant de se questionner à savoir si la décision de la SAR est raisonnable, il est important de noter qu’étant donné que la SAR a estimé que le demandeur pouvait retourner en Russie en tant que citoyen sans avoir peur d’être persécuté ou que sa vie soit mise en danger, elle n’a pas évalué et n’était pas tenue d’évaluer la peur du demandeur d’être renvoyé en Géorgie. Comme l’a souligné la Cour dans Becirevic c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 447 :

[11]... Si un demandeur d’asile a le droit de vivre dans un pays qui peut le protéger, le Canada n’a pas l’obligation d’offrir une protection de substitution. À cet égard, le fardeau pour le demandeur de prouver qu’il est un réfugié au sens de la Convention « comprend la preuve que le demandeur craint avec raison d’être persécuté dans tous les pays dont il est ressortissant » (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 751, 103 DLR (4th) 1 (non souligné dans l’original)). Ce principe a aussi été confirmé plus récemment par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Williams, 2005 CAF 126, aux paragraphes 20 et 22, [2005] 3 RCF 429, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Munderere, 2008 CAF 84, au paragraphe 38, 291 DLR (4th) 68.

[10]           Il était donc raisonnable que la SAR n’évalue pas la peur du demandeur d’être renvoyé en Géorgie, étant donné que son évaluation des risques pour le demandeur s’il retournait en Russie était raisonnable. Pour les raisons suivantes, toutefois, l’évaluation des risques pour le demandeur s’il retournait en Russie effectuée par la SAR n’était pas raisonnable, et l’affaire doit donc être renvoyée à la SAR aux fins d’un nouvel examen.

[11]           La SAR a jugé que le fait de retourner en Russie ne présentait aucun risque pour le demandeur puisqu’il n’est pas un migrant susceptible d’être la cible des skinheads, mais plutôt un citoyen de la Russie. Bien que cette constatation soit exacte, elle ne tient pas dûment et raisonnablement compte de la situation personnelle du demandeur et de la réalité de la situation. Le demandeur n’a jamais habité en Russie; il est Géorgien. Le dossier indique qu’il parle le russe avec un accent et qu’il ne maîtrise pas totalement la langue. En outre, il présente certaines caractéristiques propres à une personne de la région du Caucase, dont la Géorgie fait partie. Les raisons fournies par la SAR ne donnent aucune explication quant à la raison pour laquelle les skinheads ou d’autres personnes racistes ne percevraient pas le demandeur comme un « étranger » malgré son statut de citoyen russe.

[12]           La décision de la SAR n’était pas raisonnablement fondée sur les éléments de preuve présentés. Son observation indiquant que le demandeur n’a fourni aucune preuve probante fondée sur des expériences personnelles vécues par lui-même ou par sa famille afin de vérifier les allégations de persécution en raison de son ethnicité est inintelligible considérant le fait que le demandeur n’a jamais habité en Russie. Un demandeur d’asile n’est pas tenu de prouver qu’il a été victime de persécution par le passé, mais peut se fonder sur des éléments de preuve fournis par des personnes dont la situation est similaire à la sienne afin de prouver l’existence d’un risque de persécution (voir : Voskova c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1376, au paragraphe 33, 213 ACWS (3d) 441; et Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250, 73 DLR (4th) 551). Même si la SAR a estimé que le demandeur pourrait être victime de discrimination en Russie, sa conclusion indiquant que cette discrimination ne constituerait pas une forme de persécution a été formulée sans explication adéquate ou raisonnable.

[13]           En outre, le demandeur a affirmé qu’il avait peur d’être renvoyé en Russie en raison des abus dont sont victimes là-bas les Géorgiens, et cette peur est étayée par la preuve documentaire présentée à la SAR (c.-à-d. le rapport du Département d’État des États-Unis, qui fait partie du Cartable national de documentation de décembre 2014). La preuve indique clairement que la violence raciste faite aux personnes de la région du Caucase, et pas seulement la violence faite aux personnes provenant du Nord-Caucase, est en hausse en Russie. Les auteurs de ces actes de violence ne sont pas seulement des groupes skinheads, mais aussi des groupes ultranationalistes et, apparemment, des personnes agissant seules. La preuve indique également que la police et les représentants du gouvernement profitent de la xénophobie et ciblent des personnes provenant de la région du Caucase et de l’Asie centrale pour tirer un avantage politique.

[14]           Il est évidemment bien établi qu’un tribunal comme la SAR est en droit de préférer une preuve documentaire à tout autre élément de preuve. Si la SAR procède ainsi, toutefois, elle doit expliquer pourquoi elle préfère la preuve documentaire, et ce, particulièrement si le dossier comprend une preuve qui contredit la constatation d’un décideur. Citant la Cour d’appel fédérale dans Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, 1998 CanLII 8667 (CF) :

[17]      ... plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] « : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[15]           En l’espèce, la SAR a soit fait fi ou indûment omis de tenir compte ou d’évaluer la preuve documentaire, qui indique clairement que la violence raciste faite aux personnes de la région du Caucase, et pas seulement la violence faite aux personnes provenant du Nord-Caucase, est en hausse en Russie.

IV.             Conclusion

[16]           La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie. La décision de la SAR n’est pas raisonnable, et est donc annulée. L’affaire est renvoyée devant la SAR en vue de la prise d’une nouvelle décision par un autre commissaire, conformément aux motifs du jugement. Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; l’affaire est renvoyée à la SPR aux fins de réexamen par un autre commissaire, conformément aux motifs du présent jugement, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-59-16

 

INTITULÉ :

KHVICHA TSIKLAURI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

Pour le demandeur

 

Alexis Singer

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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