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Date : 20160613


Dossier : IMM-4061-15

Référence : 2016 CF 654

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), 13 juin 2016

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

ISABEL ANGWI ANGWAH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Mme Isabel Angwi Angwah (Mme Angwah) demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) rendue le 21 août 2015, qui a rejeté l’appel et a confirmé la conclusion rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR), selon laquelle Mme Angwah n’a ni qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire.

II.                Contexte

[2]               La demanderesse est une citoyenne du Cameroun âgée de 23 ans. Dans son témoignage, elle affirme que, lorsqu’elle a commencé ses études universitaires en 2009 au Cameroun, elle a commencé une relation avec Harry Tatsa (M. Tatsa). Ils habitaient ensemble dans la ville de Bamenda, où vivaient également les membres de la famille de Mme Angwah. Après qu’elle est devenue enceinte en décembre 2012, Mme Angwah affirme que M. Tatsa s’est montré agressif, verbalement et physiquement, envers elle. En mars 2013, M. Tatsa serait revenu à la maison ivre et aurait prétendument agressé Mme Angwah et poussé cette dernière dans les escaliers. La demanderesse allègue avoir subi une fausse couche à la suite de cet incident. Elle a demandé de l’aide d’un voisin, qui l’a conduit à l’hôpital, où elle est restée pendant une semaine. Mme Angwah a signalé l’incident à la police, qui lui a conseillé de retourner à son partenaire et de résoudre le conflit en privé. Mme Angwah a aussi déclaré que ses parents ont parlé à M. Tatsa au sujet de son comportement, mais en vain. En fait, M. Tatsa les aurait même avertis de ne pas intervenir dans ses affaires de famille privées.

[3]               Quelques mois plus tard, Mme Angwah est retournée vivre avec M. Tatsa. Elle allègue que le comportement abusif a continué et qu’elle a demandé l’aide de sa famille et de ses amis. La demanderesse ajoute que, lorsque M. Tatsa a appris qu’elle avait parlé à une amie au sujet de son comportement, il l’a battu (Mme Angwah), il a menacé de la tuer et il a empoisonné son chien. Dans son témoignage, Mme Angwah a affirmé qu’en juillet 2014, M. Tatsa l’a enfermé dans la maison pendant trois jours. Elle a réussi à s’enfuir et à se réfugier chez une amie. Elle a, une fois de plus, signalé le comportement de M. Tatsa à la police. Encore une fois, la police a refusé d’intervenir. Sur l’avis de son amie, Mme Angwah a fait une demande d’admission au Centennial College, au Canada, et sa demande a été acceptée. Elle est arrivée au Canada le 13 décembre 2014 et a demandé l’asile le 5 février 2015.

[4]               Dans une décision datée du 6 mai 2015, la SPR a rejeté la demande d’asile de Mme Angwah. La SPR a jugé que la question déterminante dans cette affaire était la crédibilité. La SPR a conclu qu’il y avait des contradictions entre le témoignage oral de la demanderesse, les énoncés faits de son formulaire Fondement de la demande d’asile et les éléments de preuve soumis. Selon la SPR, les explications fournies par la demanderesse à l’égard de ces contradictions étaient vagues et évasives. Par conséquent, elle a conclu que le témoignage au complet de Mme Angwah manquait de crédibilité.

III.             Décision contestée

[5]               Mme Angwah a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Elle soutient que les conclusions tirées par la SPR relativement à sa crédibilité étaient fondées sur une mauvaise interprétation des éléments de preuve. Conformément aux exigences énumérées au paragraphe 110(4) de la Loi, Mme Angwah a soumis les présumés nouveaux éléments de preuve ci-dessous pour prouver sa crédibilité : 1) affidavits de sa sœur et de sa mère; 2) un rapport de la police; 3) une copie de la carte d’identité nationale de M. Tatsa; 4) un courriel contenant trois photos; et 5) une enveloppe expédiée au Cameroun. La SAR a confirmé le rejet de la demande d’asile de Mme Angwah, mais pour des motifs différents. Elle a conclu que la demanderesse avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) accessible et viable à Yaoundé, au Cameroun. La SAR a conclu pouvoir prendre une décision à l’égard de la demande d’asile de Mme Angwah en traitant uniquement la question de la possibilité de refuge intérieur. Pour en arriver à cette conclusion, la SAR s’est fondée en partie sur les nouveaux éléments de preuve soumis par la demanderesse. Elle a déterminé que, selon son pouvoir légal de confirmer ou de substituer une décision de la SPR aux termes du paragraphe 111(1) de la Loi, elle peut confirmer la décision de la SPR selon des motifs subsidiaires.

[6]               Après un examen du dossier, y compris la transcription et l’enregistrement sonore de l’audience devant la SPR, la SAR a conclu que la SPR a [traduction] « examiné à fond » la possibilité de refuge intérieur à Yaoundé, au Cameroun, mais qu’elle (la SPR) n’a formulé aucune conclusion à cet égard. La SAR a avancé que Mme Angwah a eu l’occasion de soumettre des observations orales à la SPR concernant la possibilité de refuge intérieur. La SAR a invité l’avocat de Mme Angwah à fournir des observations écrites additionnelles sur la question de cette possibilité de refuge intérieur, ce qu’il a fait en août 2015.

[7]               La SAR a par la suite conclu qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si la SPR avait commis une erreur susceptible de révision en tirant ses conclusions à l’égard de la crédibilité. Même si la SAR affirme ne pas avoir tenu compte des conclusions de crédibilité tirées par la SPR dans sa décision relative à la viabilité d’une possibilité de refuge intérieur, elle reste muette sur la question de crédibilité. La SAR a en outre conclu que l’application d’un critère de contrôle n’était pas nécessaire en l’espèce puisqu’elle a effectué sa propre évaluation à l’égard de la viabilité de la possibilité de refuge intérieur. Dans son analyse, aux paragraphes 23 et 24, la SAR a appliqué un critère à deux volets décrit dans les décisions Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 et Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, [1993] ACF no 1172 [Thirunavukkarasu] :

[traduction]

[23] Premièrement, la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que la demanderesse ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

[24] Deuxièmement, la situation dans le coin de pays considéré comme étant une possibilité de refuge intérieur doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles étant particulières à la demanderesse, pour la demanderesse d’y chercher refuge.

[8]               Dans son évaluation, la SAR se dit être sensible à la position de la femme dans de telles circonstances et a pris en considération le fait que Mme Angwah pouvait se déplacer en sécurité à l’endroit désigné comme étant une possibilité de refuge intérieur, où elle pouvait y demeurer sans contrainte excessive. La SAR a aussi examiné les facteurs religieux, économiques et culturels.

[9]               Selon son évaluation des éléments de preuve, qui incluent certains nouveaux éléments de preuve présentés par Mme Angwah sur la question de crédibilité, lesquels seront décrits ci-dessous, la SAR conclut que la demanderesse ne serait pas exposée personnellement à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités, au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, si elle retourne à Yaoundé, au Cameroun.

IV.             Questions en litige

[10]           L’avocat de Mme Angwah allègue que la SAR : 1) a commis une erreur en prenant une décision sur des motifs autres que ceux examinés dans la décision de la SPR, lesquels ont fait l’objet de l’appel, comme les conclusions tirées sur la crédibilité; 2) a commis une erreur en décidant qu’une analyse selon une norme de contrôle n’était pas nécessaire; et 3) a tiré une conclusion déraisonnable sur la question d’une possibilité de refuge intérieur viable.

V.                Norme de contrôle

[11]           À mon avis, la question de savoir si la SAR peut prendre une décision sur un motif autre que celui examiné par la SPR dans sa décision doit être tranchée selon la norme de la décision raisonnable. Je dis cela puisque la question à savoir si la Loi et la jurisprudence permettent une telle approche correspond à une question juridique qui relève entièrement de la compétence de la SAR et n’est pas une question ayant une portée générale (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93; [2016] ACF no 313, aux paragraphes 30 à 35 [Huruglica]). Bien que je considère qu’il faut appliquer la norme de la décision raisonnable à la question de savoir si la SAR pouvait rendre sa décision sur la demande en se fondant sur une question non soulevée par les parties, l’approche prise par la SAR pour trancher la question fait appel à une différente norme de contrôle : la question de savoir si toutes les parties ont eu l’occasion de traiter la nouvelle question en litige soulève des questions d’équité procédurale qui doivent être examinées selon la norme de la décision correcte : Ojarikre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, [2015] ACF no 909, au paragraphe 13 [Ojarikre]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43.

[12]           En appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour interviendra uniquement si la décision de la SAR n’est pas justifiée, transparente et intelligible, et si elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité au paragraphe 47). Lorsqu’elle applique cette norme de décision raisonnable, la Cour n’acquiesce pas au raisonnement de la SAR; elle entreprend plutôt sa propre analyse aux termes de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur Dunsmuir, précité, au paragraphe 50).

VI.             Dispositions pertinentes

[13]           Le paragraphe 111(1) de la Loi permet à la SAR de confirmer la décision de la SPR ou d’y substituer sa propre conclusion (voir l’annexe A).

VII.          Analyse

[14]           L’avocat de Mme Angwah se fonde sur les jugements Jianzhu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, [2015] ACF no 527, et Ojarikre, précité, pour faire valoir que la SAR n’était pas libre de prendre une décision à l’égard de la demande d’asile de Mme Angwah en se basant sur la question d’une possibilité de refuge intérieur puisque cette question n’avait pas été traitée par la SPR et n’avait pas été soulevée en appel.

[15]           Le ministre allègue que, même si la décision Ojarikre invoquée par Mme Angwah partage des similitudes de faits avec l’affaire en l’espèce, cette décision ne s’applique pas ici. Je suis d’accord avec cette observation. La décision Ojarikre établit que, si la SAR désire tenir compte de nouvelles questions, elle est tenue d’inviter les parties à présenter des observations sur ces questions. Une cour d’appel peut soulever de nouvelles questions, à condition qu’elle dispose du pouvoir discrétionnaire de trancher ces questions, qu’elle avise les parties et leur donne l’occasion de présenter des observations à cet égard (R c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 RCS 689; Ojarikre, précité, au paragraphe 10). Bien que ni l’une ni l’autre des parties n’a soulevé la question de la possibilité de refuge intérieur devant la SAR, je suis d’avis, à la simple lecture des lois et de la jurisprudence, que la SAR dispose du pouvoir discrétionnaire pour prendre une décision à l’égard de cette question.

[16]           Par contre, puisque la SAR a basé sa décision sur la possibilité de refuge intérieur, je suis d’avis que cette décision n’est ni transparente ni intelligible. J’en arrive à cette conclusion pour trois motifs. Premièrement, je note que, lorsque la SAR confirme une décision de la SPR sur un autre fondement, elle doit le faire après avoir signalé une erreur dans la décision prise par la SPR (Huruglica, précité, aux paragraphes 78 et 103). En l’espèce, la SAR n’a pas conclu que la SPR a commis une telle erreur. Elle aurait pu énoncer clairement que la SPR a commis une erreur à l’égard de la crédibilité ou encore qu’elle a commis une erreur en ne concluant pas qu’il existait une PRI selon les faits présentés à la SPR. La SAR n’a signalé ni l’une ni l’autre de ces erreurs.

[17]           Deuxièmement, aux fins de son analyse, la SAR a présumé la véracité du témoignage de Mme Angwah à l’égard de la possibilité de refuge intérieur. Cependant, la SAR n’a pas énoncé clairement qu’elle s’est détournée des conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Les conclusions en matière de crédibilité méritaient une certaine attention avant que la SAR mène sa propre analyse sur la possibilité de refuge intérieur. Je n’arrive pas à comprendre comment la SAR peut présumer la véracité des faits dans une affaire où on a tiré une conclusion défavorable non résolue quant à la crédibilité.

[18]           Troisièmement, la SAR a conclu qu’elle pouvait trancher la question liée à la possibilité de refuge intérieur puisque cette question avait été [traduction] « examinée à fond » par la SPR. Cependant, pour en arriver à sa conclusion sur la possibilité de refuge intérieur, la SAR a examiné de nouveaux éléments de preuve présentés sous la forme d’affidavits de la mère et de la sœur de Mme Angwah et d’un rapport de la police en date du 4 juin 2015 qui signalaient un incident où M. Tatsa aurait agressé la sœur de la demanderesse. Puisque la SAR a conclu l’existence de la possibilité de refuge intérieur en acceptant des observations écrites et en examinant des éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés à la SPR, je ne vois pas comment la SAR peut conclure que la question sur la possibilité de refuge intérieur avait été [traduction] « examinée à fond » par la SPR. Par conséquent, la conclusion de la SAR est viciée par une contradiction intrinsèque. Bien qu’on puisse faire abstraction de cette contradiction intrinsèque selon les principes établis dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, je suis d’avis qu’on ne puisse pas atténuer ces préoccupations en examinant l’ensemble du dossier, y compris les observations présentées aux paragraphes 16 et 17 ci-dessus.

VIII.       Conclusion

[19]           En résumé, je suis d’avis que, dans les circonstances en l’espèce, la SAR : 1) n’a pas conclu que la SPR avait commis une erreur; 2) a fait une présomption de véracité à l’égard d’une conclusion défavorable non résolue quant à la crédibilité; et 3) a rendu une décision dans laquelle il y avait une contradiction intrinsèque, faisant en sorte que la décision est ni transparente ni intelligible. Étant donné les points susmentionnés, je n’ai pas à me pencher sur le deuxième motif présenté par Mme Angwah dans sa demande de contrôle judiciaire. La décision rendue par la SAR ne satisfait pas aux critères de la décision raisonnable établis dans l’affaire Dunsmuir. Par conséquent, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire.

JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  L’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SAR pour réexamen.

3.                  Il n’y aura aucune adjudication de dépens.

4.                  Aucune question n’est certifiée.

« B. Richard Bell »

Juge


ANNEXE A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Décision

Decision

111 (1) La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.

111 (1) After considering the appeal, the Refugee Appeal Division shall make one of the following decisions:

(a) confirm the determination of the Refugee Protection Division;

(b) set aside the determination and substitute a determination that, in its opinion, should have been made; or

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4061-15

 

INTITULÉ :

ISABEL ANGWI ANGWAH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 mars 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Solomon Orjiwuru

 

Pour la demanderesse

 

Michael Butterfield

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Solomon Orjiwuru

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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