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Date : 20160707


Dossier : T-1284-15

Référence : 2016 CF 767

Montréal (Québec), le 7 juillet 2016

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

SYLVAIN LAFRENIÈRE

demandeur

et

DIRECTEUR GÉNÉRAL AUTORITÉ

DES GRIEFS DES FORCES CANADIENNES

MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]          M. Sylvain Lafrenière, le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du colonel J.R.F. Malo, en sa qualité d’autorité de dernière instance [ADI] dans le processus de règlement des griefs des Forces armées canadiennes [FAC]. Dans sa décision, rendue le 29 juin 2015, l’ADI reconnaît que M. Lafrenière a été lésé, mais conclut qu’il n’est cependant pas en mesure de lui accorder la réparation demandée.

[2]          Au surplus, bien qu’il ait déposé une Demande selon la Partie 5 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], M. Lafrenière requiert, dans son avis et dans son mémoire, (1) que la demande soit instruite comme une action en s’appuyant sur le paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, [la Loi] reproduit en annexe; (2) subsidiairement, que la Cour rende la décision qui aurait dû être rendue par l’ADI; (3) subsidiairement, que la Cour scinde l’instance pour ordonner que le dossier soit transféré au Directeur-Réclamations et contentieux des affaires civiles [DRCAC] pour déterminer et offrir au demandeur une indemnisation adéquate et pour autoriser M. Lafrenière, en cas de désaccord avec l’offre transmise, à demander à la présente Cour de déterminer le quantum d’une indemnisation adéquate; et finalement (4) que la Cour condamne les défendeurs aux dépens juridiques et aux honoraires et débours extrajudiciaires.

[3]          Lors de l’audience devant notre Cour, M. Lafrenière a précisé que sa demande à la Cour de « rendre la décision qui aurait dû être rendue » incluait subsidiairement une demande de retourner l’affaire à l’ADI pour une nouvelle détermination si la demande de contrôle judiciaire devait être accueillie.

[4]          Pour les motifs détaillés ci-après, la Cour accueillera la demande de contrôle judiciaire et retournera le dossier à l’ADI pour une nouvelle détermination. Par ailleurs, la Cour n’instruira pas la demande sous le paragraphe 18.4(2) de la Loi comme une action ni ne scindera l’instance.

[5]          Essentiellement, la Cour conclut que l’ADI a omis de traiter la demande de compensation financière formulée par M. Lafrenière dans son grief, que cette omission de traiter l’une des questions soulevées par le grief rend la décision déraisonnable et justifie le renvoi de l’affaire à l’ADI pour une nouvelle détermination.

II.                Contexte factuel

[6]          Le 8 juin 2007, suite à une blessure au genou, M. Lafrenière est assujetti à des contraintes d’emploi pour raisons médicales. Le 16 janvier 2008, il demande son maintien en fonction pour trois (3) ans, ce qui lui permettra de compléter quinze (15) ans de services dans les FAC.

[7]          Le 6 février 2008, M. Lafrenière est muté au poste de journaliste auprès de l’unité « Les Nouvelles de l’Armée » et ne reçoit ensuite que des éloges quant à sa performance dans ce poste.

[8]          Cependant, en juillet 2009, des allégations de conduite inappropriée visant M. Lafrenière sont rapportées au commandant du QC 2 Div C. Selon ces allégations, M. Lafrenière aurait produit un DVD en utilisant les installations de l’unité « Les Nouvelles de l’Armée », il n’aurait pas reçu l’approbation de recevoir des commandites, il aurait vendu les DVD et aurait utilisé du matériel protégé par des droits de propriété intellectuelle et ses actions lui auraient permis de réaliser des profits personnels.

[9]          Le 8 septembre 2009, M. Lafrenière est convoqué au bureau de ses supérieurs qui l’informent alors qu’il est relevé de ses fonctions de journaliste. Cependant, ses supérieurs ne l’informent alors pas des allégations formulées contre lui et ne lui offrent pas l’opportunité de fournir des explications. De plus, au cours des semaines qui suivent, ses demandes pour rencontrer le commandant demeurent sans réponse.

[10]      Le même jour, soit le 8 septembre 2009, la police militaire initie une enquête sur les allégations de conduite inappropriée formulées contre M. Lafrenière, mais ce dernier ne l’apprend formellement que le 22 octobre suivant.

[11]      Le 21 septembre 2009, M. Lafrenière est assigné à la Compagnie de transport du QG 2 Div C.

[12]      Le 9 octobre 2009, le commandant lui adresse une lettre, réitérant l’information communiquée le 8 septembre précédent et l’avisant que son changement de poste constitue une mesure administrative préventive et qu’une enquête serait menée sur la production et la distribution de DVD. Cette lettre est remise à M. Lafrenière le 22 octobre 2009.

[13]      En novembre 2009, les superviseurs de M. Lafrenière apprennent que le policier militaire chargé de l’enquête est absent pour un congé de maladie prolongé et que le dossier n’a pas été confié à un autre enquêteur.

[14]      Le 11 mai 2010, M. Lafrenière est muté au 12e régiment blindé du Canada.

[15]      Le 5 octobre 2010, n’ayant toujours pas reçu d’explication concernant le retrait de ses fonctions de journaliste, M. Lafrenière dépose un grief. Il demande alors qu’on lui fournisse par écrit les raisons pour lesquelles (1) il a été retiré de son poste de journaliste; (2) il est sous enquête militaire; et (3) il n’a toujours pas été interrogé dans le cadre de l’enquête de la police militaire en cours depuis plus d’un an.

[16]      Vers la fin de 2010, un suivi aurait été amorcé auprès de la police militaire, mais sans résultat notable. Le 14 novembre 2011, M. Lafrenière est muté à l’unité interarmées de soutien du personnel (UISP) Valcartier.

[17]      Le 1er novembre 2011, M. Lafrenière transmet une mise en demeure aux FAC et en février 2012, il dépose une plainte de harcèlement. Le 27 mars 2012, le major Éric Charland, avocat militaire, répond à la mise en demeure et indique qu’il est d’avis que M. Lafrenière « doit épuiser les mécanismes de recours interne prévus à la Loi sur la Défense nationale avant d’initier une réclamation ou d’entamer un litige (voir notamment Sandiford c Canada, 2007 CF 225, aux paragraphes 28-29; Villeneuve c R, 2006 FC 456, au paragraphe 27) », tandis que le 13 septembre 2012, la lettre de clôture de la plainte de harcèlement est signée.

[18]      En mars 2012, la chaîne de commandement informe M. Lafrenière que l’enquête de la police militaire est terminée et que les allégations formulées contre lui ont été jugées non fondées.

[19]      Le 9 juillet 2012, trois (3) professionnels du centre de santé de Valcartier signent une lettre décrivant l’impact de toute la situation sur l’état de santé mentale de M. Lafrenière.

[20]      Le 23 octobre 2012, M. Lafrenière est libéré pour raisons médicales.

[21]      Le 22 juillet 2013, le Brigadier-général Jean-Marc Lanthier, en sa qualité d’autorité initiale [AI] accueille favorablement le grief de M. Lafrenière et, tel que demandé, à titre de réparations, il répond aux trois (3) questions posées.

[22]       Le 4 octobre 2013, suite à la décision précitée de l’AI, M. Lafrenière amende son grief. Il ajoute des faits et il demande, en guise de réparation pour les dommages moraux et les atteintes à sa sécurité physique et psychologique et à son droit à la sauvegarde de sa réputation, de son honneur et de sa dignité, (1) une lettre d’excuse signée par la haute direction militaire; (2) une somme de 400 000 $ à parfaire et ventiler sur demande; et (3) une somme de 100 000 $ à titre de dommages punitifs.

[23]      L’affaire est soumise au Comité externe des griefs militaires [le Comité] qui considère que la question est de déterminer si les mesures entreprises par la chaîne de commandement du plaignant respectaient les principes de l’équité procédurale. Le 1er décembre 2014, le Comité transmet ses conclusions et recommandations. Il conclut que M. Lafrenière a été lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des FAC.

[24]      Le Comité note que la décision de relever M. Lafrenière de ses fonctions de journaliste s’inscrit davantage dans le contexte d’une mesure administrative prise en vertu des Directives et ordonnances administratives de la Défense [DOAD] 5019-4, Mesures correctives et de la DOAC 5019-2, Examen administratif que du retrait des fonctions militaires sous les Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [ORFC] 19.75. Il détermine cependant que les exigences reliées aux principes de l’équité procédurale sont les mêmes. Ainsi, le Comité considère que pour toute décision ayant un impact sur la carrière d’un militaire, il faut au minimum (1) l’aviser des faits qui seront considérés; (2) lui accorder l’opportunité de faire des représentations; et (3) rendre une décision après considération dans laquelle les motifs de la décision rendue sont expliqués.

[25]      Le Comité constate que (1) M. Lafrenière n’a pas été avisé des gestes et faits reprochés motivant la décision du commandant de le retirer de ses fonctions de journaliste; (2) que le commandant a pris sa décision avant de rencontrer M. Lafrenière, sans que ce dernier n’ait eu l’opportunité de faire valoir ses arguments et explications, ce qui constitue un grave manquement à l’équité procédurale; et (3) que la lettre du commandant du 9 octobre 2009 ne sert qu’à confirmer la décision qui avait été prise et de surcroit, qu’elle ne révèle pas l’ensemble des motifs sur lesquels repose la décision.

[26]      Le Comité soulève ensuite le manque de suivi auprès de la police militaire, le fait que la mesure choisie contre M. Lafrenière était inappropriée, la tardiveté de la réponse des FAC à la mise en demeure du 1er novembre 2011 et précise que le processus d’enquête de la police militaire ne relève pas de sa compétence.

[27]      En lien avec la compensation financière demandée par M. Lafrenière, le Comité constate que le chef d’état-major de la défense [CEMD] ne dispose d’aucune autorité pour octroyer une compensation financière. Ainsi, le Comité formule deux recommandations : (1) que le CEMD reconnaisse que les circonstances de cette affaire ont été traitées sans égard aux principes d’équité procédurale auxquels le plaignant avait droit et (2) qu’il transmette le dossier de grief du plaignant au DRCAC, pour évaluer si le plaignant peut être indemnisé financièrement à la suite de ces manquements.

[28]      M. Lafrenière porte ensuite son grief devant l’ADI, qui rend sa décision le 29 juin 2015, décision contestée en l’instance.

III.             Décision contestée

[29]      Tel que mentionné plus haut, l’ADI décide que M. Lafrenière a été lésé, mais qu’il ne peut pas accorder la réparation demandée.

[30]      L’ADI considère devoir « déterminer si la décision de vous retirer du poste de journaliste militaire auprès de l’unité « Les Nouvelles de l’Armée », suite à des allégations ayant conduit à une enquête de la PM, était raisonnable et conforme aux politiques en vigueur. »

[31]      Dans son analyse, l’ADI examine (1) l’équité procédurale; (2) le leadership lors de la gestion de la plainte contre M. Lafrenière; (3) l’enquête de la police militaire; (4) la lettre d’excuse comme redressement demandé; et (5) la recommandation du Comité en lien avec la compensation financière.

[32]       Au titre de l’équité procédurale, l’ADI considère essentiellement que le Comité a erré dans l’évaluation du contenu de l’équité à laquelle M. Lafrenière avait droit. L’ADI note notamment que M. Lafrenière n’a pas été relevé de ses fonctions militaires, qu’il sert dans l’intérêt public et non selon ses intérêts personnels, qu’il était déjà en période de rétention, que des allégations avaient été portées contre lui et qu’il y a eu confusion quant à savoir si l’ORFC 19.75 s’appliquait, mais qu’il ne s’appliquait pas. L’ADI détermine ultimement que le Comité exagère le droit à l’équité procédurale dont M. Lafrenière aurait dû bénéficier puisque l’approche d’offrir une équité procédurale, bien que rassurante pour la gestion, n’est pas une obligation légale.

[33]      Au titre du leadership dans la gestion de la plainte, l’ADI conclut que plusieurs erreurs sont survenues lors de la gestion de la situation du cas de M. Lafrenière et que le manquement le plus flagrant réside dans le manque de transmission d’information. L’ADI considère que les manquements soulevés ne sont pas nécessairement des erreurs de droit, mais que la chaîne de commandement aurait dû traiter le dossier de M. Lafrenière d’une façon beaucoup plus diligente et avec plus de compassion.

[34]      Au titre de l’enquête de la police militaire, l’ADI trouve inacceptable que l’enquête ait duré plus de deux (2) ans. Il note que la chaîne de commandement n’a aucune autorité pour obliger la police militaire à accélérer son enquête ou pour insister pour que M. Lafrenière soit interrogé, mais opine néanmoins qu’elle aurait dû faire un suivi plus prononcé pour résoudre la situation le plus tôt possible et que le processus de grief n’est pas le bon forum pour se plaindre de la conduite de la police militaire.

[35]      L’ADI s’attarde ensuite à la question des réparations. Ainsi, en lien avec la demande de M. Lafrenière d’obtenir une lettre d’excuse de la haute direction militaire, l’ADI soutient qu’ordonner la remise d’une lettre d’excuse pourrait équivaloir à une violation de la liberté d’expression et que des excuses ordonnées ne seraient pas authentiques et n’auraient aucune valeur. L’ADI présente ses excuses personnelles à M. Lafrenière pour le délai dans le traitement de son dossier, mais il n’accorde pas le redressement demandé.

[36]      Au titre de la compensation financière, l’ADI réagit exclusivement à la recommandation du Comité de transmettre le dossier de grief au DRCAC aux fins pour ce dernier d’évaluer si M. Lafrenière peut être indemnisé financièrement à la suite des manquements. Après avoir revu le soutien législatif, la nature de la relation entre M. Lafrenière et la Couronne et les motifs à l’appui de la demande de dommages contre la Couronne, l’ADI conclut ultimement que M. Lafrenière n’a pas établi de preuves suffisantes pour l’amener à conclure que la question pourrait donner lieu à une réclamation contre la Couronne.

[37]      Ainsi, l’ADI se limite à examiner la valeur de la recommandation du Comité et il ne traite aucunement de la demande de compensation financière formulée par M. Lafrenière dans son grief amendé du 4 octobre 2013.

IV.             Questions en litige

[38]      La Cour doit déterminer la norme de contrôle appropriée et répondre aux questions soulevées par les parties. La formulation des questions telle que proposée par le Procureur général du Canada paraît plus juste. Ainsi, la Cour doit examiner si la décision de l’ADI est raisonnable et si les remèdes recherchés par M. Lafrenière peuvent être octroyés.

V.                Position des parties

A.                Position du demandeur, M. Lafrenière 

[39]      Essentiellement, M. Lafrenière soutient que la décision de l’ADI est incorrecte et déraisonnable pour les cinq (5) motifs exposés ci-après et il soutient que la demande doit être instruite comme une action afin de pallier au délai de cinq (5) ans entre le grief et la décision de dernière instance, ainsi qu’au refus des défendeurs de tenir compte de la mise en demeure qui leur a été adressée.

(1)               La décision de l’ADI est incorrecte et déraisonnable

a)                  L’ADI n’a pas satisfait à l’exigence légale qui lui est imposée de motiver sa décision de s’écarter des conclusions et recommandations du Comité

[40]      M. Lafrenière soumet qu’en vertu du paragraphe 29.13(2), reproduit en annexe, de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5, l’ADI a l’obligation de motiver sa décision s’il s’écarte des conclusions et recommandations du Comité. M. Lafrenière est d’avis que la décision de l’ADI ne rencontre pas les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47.

[41]      M. Lafrenière soumet également que l’ADI a erré en reformulant la question soulevée dans son grief et a, par le fait même, dénaturé l’essence même de cette question, rendant ainsi sa décision déraisonnable ou incorrecte en droit.

[42]      M. Lafrenière soumet qu’en modifiant la question, l’ADI oblitère la question centrale soulevée par le grief, soit la violation des principes de justice naturelle et les atteintes graves à ses droits fondamentaux. Les questions soulevées par le grief impliquent nécessairement l’examen des violations des principes de justice naturelle dont le droit d’être entendu et l’interdiction d’être juge et partie. M. Lafrenière soumet également que le processus même des griefs des FAC est en contradiction avec le principe de justice naturelle voulant que nul ne peut être juge et partie.

[43]      M. Lafrenière est d’avis que la décision de l’ADI contient des motifs contradictoires puisque l’ADI affirme que l’équité procédurale a été respectée pour ensuite conclure à de graves manquements de la part de la chaîne de commandement.

[44]      M. Lafrenière soumet que le Comité, à titre de tribunal administratif, bénéficie d’une certaine distance favorisant une plus grande objectivité de sorte que notre Cour doit en tenir compte dans l’appréciation du caractère raisonnable des motifs de la décision de l’ADI.

b)                 L’ADI a erré dans l’évaluation du contenu de l’équité procédurale

[45]      M. Lafrenière soumet que l’ADI n’a pas tenu compte d’éléments importants de la preuve déposée et rapportée par le Comité lorsqu’il a conclu, contrairement au Comité, que M. Lafrenière exagère son droit à l’équité procédurale,

[46]      M. Lafrenière soumet également que l’ADI erre en droit lorsqu’il fait une distinction entre un manuel et une politique et lors de l’application des ORFC, qui ne font que codifier le droit du demandeur d’être entendu.

c)                  L’ADI a omis de donner suite aux contestations de faits émanant de la preuve et constatant la violation des principes de justice naturelle et des droits fondamentaux du demandeur par la chaîne de commandement

[47]      M. Lafrenière soumet que l’ADI a omis ou refusé de tenir compte des faits graves, précis et concordants qu’il constate. L’ADI a ainsi refusé d’exercer sa juridiction en affirmant que les réparations demandées ne peuvent être accordées sous prétexte que les responsables des violations des droits fondamentaux de M. Lafrenière sont les représentants de la police militaire.

[48]      M. Lafrenière soutient également qu’il est erroné de ne pas considérer la faute conjointe et solidaire de la police militaire et de la chaîne de commandement. L’ADI erre en ne tenant pas compte que les violations reprochées à la police militaire entraînent nécessairement la responsabilité de l’employeur unique, soit le ministère de la Défense nationale.

d)                 L’ADI a erré en omettant par refus ou omission de tenir compte ou de rapporter des éléments cruciaux de la preuve relevés par le Comité

[49]      M. Lafrenière réfère à des dizaines d’extraits des recommandations et conclusions du Comité qu’il ne paraît pas utile de reproduire ici.

e)                  L’ADI a erré en omettant par refus ou omission de donner suite aux remèdes réclamés

[50]      M. Lafrenière soutient que l’ADI erre en refusant de donner suite aux remèdes demandés alors qu’il a accueilli le grief.

[51]      Au surplus, M. Lafrenière soutient que l’ADI détenait la compétence nécessaire pour octroyer une compensation financière en vertu du Décret relatif au versement de paiements à titre gracieux dans le cadre de la procédure des forces canadiennes applicable aux griefs, CP 2012-0861 [Décret] adopté après la décision Canada c Bernath, 2007 CAF 400 [Bernath].

[52]      M. Lafrenière soutient que l’ADI devait donc se prononcer sur sa compétence pour octroyer l’indemnité financière demandée dans le grief et se prononcer sur l’octroi ou non de cette indemnité et que le défaut de se prononcer sur ces sujets constitue une erreur.

(2)               Instruire la cause comme une action

[53]      M. Lafrenière s’appuie sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans Meggeson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 175 pour soutenir que la Cour devrait accepter d’ajourner l’audience afin que la demande puisse être instruite comme une action. M. Lafrenière soutient que la demande de contrôle judiciaire ne peut accorder le remède approprié en dommages et que la transformation en action est donc justifiée.

B.            Position du défendeur, le Procureur général du Canada [PGC]

[54]      Le PGC est le seul défendeur à avoir comparu, déposé un mémoire et plaidé à l’audience dans la présente cause. Le Directeur général, Autorité des griefs et des Forces canadiennes, n’a pas comparu, mais Me Côté du bureau du Juge-avocat général a assisté à l’audience. Le ministère de la défense nationale n’a pas pris part au litige.

[55]      Le PGC soutient que la décision est raisonnable et que le recours en dommages est prohibé.

(1)               Cadre législatif

[56]      Le PGC reprend le cadre législatif régissant la procédure de griefs dans les FAC et souligne les articles 12, 18, 29, 29.11 et 29.13 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5, reproduits en annexe, et le chapitre 7 des ORFC.

(2)               Norme de contrôle

[57]      Le PGC soumet que la décision de l’ADI doit être revue selon la norme de la décision raisonnable et cite la décision Moodie c Canada, 2009 CF 1217 au para 18.

(3)               La décision est raisonnable

[58]      Le PGC soumet que la décision de l’ADI est raisonnable, que M. Lafrenière invite la Cour à remplacer l’appréciation de la preuve par l’ADI par la sienne, ce qu’elle ne peut pas faire. En effet, selon le PGC, M. Lafrenière n’avait pas un droit à une affectation particulière, il n’a perdu aucun avantage en étant retiré de son poste de journaliste et il n’a pas prouvé un manquement aux principes de justice naturelle ou à l’équité procédurale.

[59]      L’ADI pouvait s’écarter des conclusions et recommandations du Comité en substituant sa décision motivée, et il n’a donc commis aucune erreur à cet égard.

(4)                    Le recours en dommages est prohibé

[60]      Le PGC soutient dans son mémoire que la réclamation en dommages est irrecevable puisque (1) il s’agit du mauvais véhicule procédural, M. Lafrenière ne pouvant réclamer de dommages dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire; (2) l’ADI n’a pas le pouvoir d’accorder une réparation monétaire suite au dépôt d’un grief sous l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5; (3) le processus des griefs n’a pas été conçu pour traiter des questions de droits protégés par la Charte; (4) le recours pour atteinte à la réputation est prescrit (article 2929 du Code civil du Québec); et (5) les dommages ont déjà été indemnisés par le Tribunal des pensions.

[61]      À l’audience, le PGC a nuancé sa position en lien avec la compétence de l’ADI d’accorder une compensation financière et a reconnu que l’ADI n’avait pas traité de cette question dans sa décision.

VI.             Norme de contrôle

[62]      La question liée à l’équité procédurale est assujettie à la norme de la décision correcte, tandis que la décision de l’ADI doit être examinée suivant la norme de la décision raisonnable (Moodie c Canada (Procureur général), 2015 CAF 87 au para 52).

VII.          Analyse

[63]      Les parties ont soulevé et défendu, dans leur mémoire et lors de l’audience, plusieurs questions et arguments. Cependant, une de ces questions permet de disposer du litige, de casser la décision de l’ADI et de retourner l’affaire pour une nouvelle détermination.

[64]      En effet, l’omission par l’ADI de traiter l’une des demandes soulevées par M. Lafrenière dans son grief amendé le 4 octobre 2013, celle de la compensation financière, apparait comme une erreur fatale. Pour les raisons exposées ci-après, cette omission rend la décision déraisonnable.

[65]      Le Comité a déterminé que l’ADI n’avait pas compétence pour accorder une compensation financière, conformément à ce que la CAF avait confirmé dans la décision Bernath, précitée. Cette conclusion a conduit le Comité à recommander plutôt la transmission du dossier de grief de M. Lafrenière au DRCAC aux fins pour ce dernier d’évaluer la possibilité d’indemniser financièrement M. Lafrenière.

[66]      L’ADI, quant à lui, n’a pas abordé la question de la compensation financière, mais s’est limité à examiner la recommandation du Comité de transmettre le dossier de M. Lafrenière au DRCAC.

[67]      Or, la décision Bernath ne reflète plus l’état actuel du droit sur cette question, tel que l’a confirmé M. le juge Barnes dans la décision Chua c Canada (Procureur général), 2014 CF 285 [Chua] dans laquelle il écrit au para 13, « La situation, sur le plan législatif, a changé depuis que l’arrêt Bernath, précité, a été rendue [sic]. Le CEMD est maintenant investi de la compétence lui permettant d’accorder une compensation monétaire ne dépassant pas 100 000 $ et un plaignant ne peut intenter une action civile en dommages-intérêts, même si elle repose sur des allégations de contravention à la Charte, avant d’avoir épuisé tous les recours disponibles. ». Cette compétence découlant de l’adoption du Décret.

[68]      La Cour se garde de spéculer sur les motifs qui ont poussé l’ADI à ne se prononcer ni sur sa compétence, ni sur l’octroi ou le refus d’accorder une compensation financière. Cependant, peu importe ces motifs, cette omission constitue en soi une erreur puisque l’ADI doit adresser toutes les questions du grief et son défaut d’adresser toutes les questions du grief rend sa décision déraisonnable (Bossé c Canada (Procureur général), 2015 CF 1143 au para 47). Au surplus, l’impact de cette omission est ici exacerbé par le constat que l’ADI a maintenant compétence pour décider ou non d’accorder une certaine compensation financière.

[69]      Au surplus, les recours de M. Lafrenière n’étant pas épuisés, la Cour ne peut considérer l’opportunité d’instruire la demande en action (Chua, au para 13, et Moodie c Canada, 2008 CF 1233 au para 41, confirmé par Moodie c Canada (Défense nationale), 2010 CAF 6).

[70]      Au vu de ce résultat, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments de M. Lafrenière.

[71]           Finalement, la Cour fixera les dépens sous forme d’une somme forfaitaire en faveur de M. Lafrenière, mais ne voit rien dans le comportement des procureurs des défendeurs en l’instance justifiant l’octroi de dépens sur la base avocat-client.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1)        La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2)        La décision rendue le 29 juin 2015 par le colonel J.R.F. Malo en sa qualité d’autorité de dernière instance [ADI] est cassée.

3)        L’affaire est retournée à l’ADI pour une nouvelle détermination sur la base des présents motifs.

4)      Le tout avec dépens de 1000$ en faveur de M. Lafrenière.

« Martine St-Louis »

Juge


Annexe

Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7

18.4 (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes et les renvois qui lui sont présentés dans le cadre des articles 18.1 à 18.3.

(2) Elle peut, si elle l’estime indiqué, ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action.

Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5

12 (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant l’organisation, l’instruction, la discipline, l’efficacité et la bonne administration des Forces canadiennes et, d’une façon générale, en vue de l’application de la présente loi.

(2) Sous réserve de l’article 13 et des règlements du gouverneur en conseil, le ministre peut prendre des règlements concernant l’organisation, l’instruction, la discipline, l’efficacité et la bonne administration des Forces canadiennes et, d’une façon générale, en vue de l’application de la présente loi.

(3) Le Conseil du Trésor peut, par règlement :

a) fixer les taux et conditions de versement de la solde des juges militaires, du directeur des poursuites militaires et du directeur du service d’avocats de la défense;

b) fixer, en ce qui concerne la solde et les indemnités des officiers et militaires du rang, les suppressions et retenues;

c) prendre toute mesure concernant la rémunération ou l’indemnisation des officiers et militaires du rang qu’il juge nécessaire ou souhaitable de prendre par règlement pour l’application de la présente loi.

(4) Tout règlement pris en vertu de l’alinéa (3)a) peut avoir un effet rétroactif s’il comporte une disposition en ce sens; il ne peut toutefois, dans le cas des juges militaires, avoir d’effet :

a) dans le cas de l’examen prévu à l’article 165.34, avant la date prévue au paragraphe 165.34(3) pour le commencement des travaux qui donnent lieu à la prise du règlement;

b) dans le cas de l’examen prévu à l’article 165.35, avant la date du début de l’examen qui donne lieu à la prise du règlement.

18 (1) Le gouverneur en conseil peut élever au poste de chef d’état-major de la défense un officier dont il fixe le grade. Sous l’autorité du ministre et sous réserve des règlements, cet officier assure la direction et la gestion des Forces canadiennes.

(2) Sauf ordre contraire du gouverneur en conseil, tous les ordres et directives adressés aux Forces canadiennes pour donner effet aux décisions et instructions du gouvernement fédéral ou du ministre émanent, directement ou indirectement, du chef d’état-major de la défense.

29 (1) Tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi.

(2) Ne peuvent toutefois faire l’objet d’un grief :

a) les décisions d’une cour martiale ou de la Cour d’appel de la cour martiale;

b) les décisions d’un tribunal, office ou organisme créé en vertu d’une autre loi;

c) les questions ou les cas exclus par règlement du gouverneur en conseil.

(2.1) Le juge militaire ne peut déposer un grief à l’égard d’une question liée à l’exercice de ses fonctions judiciaires.

(3) Les griefs sont déposés selon les modalités et conditions fixées par règlement du gouverneur en conseil.

(4) Le dépôt d’un grief ne doit entraîner aucune sanction contre le plaignant.

(5) Par dérogation au paragraphe (4), toute erreur qui est découverte à la suite d’une enquête sur un grief peut être corrigée, même si la mesure corrective peut avoir un effet défavorable sur le plaignant.

29.11 Le chef d’état-major de la défense est l’autorité de dernière instance en matière de griefs. Dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, il agit avec célérité et sans formalisme.

29.13 (1) Le chef d’état-major de la défense n’est pas lié par les conclusions et recommandations du Comité des griefs.

(2) Il motive sa décision s’il s’écarte des conclusions et recommandations du Comité des griefs ou si le grief a été déposé par un juge militaire.

Federal Courts Act, RSC 1985, c F-7

18.4 (1) Subject to subsection (2), an application or reference to the Federal Court under any of sections 18.1 to 18.3 shall be heard and determined without delay and in a summary way.

(2) The Federal Court may, if it considers it appropriate, direct that an application for judicial review be treated and proceeded with as an action.

National Defence Act, RSC 1985, c N-5

12 (1) The Governor in Council may make regulations for the organization, training, discipline, efficiency, administration and good government of the Canadian Forces and generally for carrying the purposes and provisions of this Act into effect.

(2) Subject to section 13 and any regulations made by the Governor in Council, the Minister may make regulations for the organization, training, discipline, efficiency, administration and good government of the Canadian Forces and generally for carrying the purposes and provisions of this Act into effect.

(3) The Treasury Board may make regulations

(a) prescribing the rates and conditions of issue of pay of military judges, the Director of Military Prosecutions and the Director of Defence Counsel Services;

(b) prescribing the forfeitures and deductions to which the pay and allowances of officers and non-commissioned members are subject; and

(c) providing for any matter concerning the pay, allowances and reimbursement of expenses of officers and non-commissioned members for which the Treasury Board considers regulations are necessary or desirable to carry out the purposes or provisions of this Act.

(4) Regulations made under paragraph (3)(a) may, if they so provide, have retroactive effect. However, regulations that prescribe the rates and conditions of issue of pay of military judges may not have effect

(a) in the case of an inquiry under section 165.34, before the day referred to in subsection 165.34(3) on which the inquiry that leads to the making of the regulations is to commence; or

(b) in the case of an inquiry under section 165.35, before the day on which the inquiry that leads to the making of the regulations commences.

18 (1) The Governor in Council may appoint an officer to be the Chief of the Defence Staff, who shall hold such rank as the Governor in Council may prescribe and who shall, subject to the regulations and under the direction of the Minister, be charged with the control and administration of the Canadian Forces.

(2) Unless the Governor in Council otherwise directs, all orders and instructions to the Canadian Forces that are required to give effect to the decisions and to carry out the directions of the Government of Canada or the Minister shall be issued by or through the Chief of the Defence Staff.

29 (1) An officer or non-commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance.

(2) There is no right to grieve in respect of

(a) a decision of a court martial or the Court Martial Appeal Court;

(b) a decision of a board, commission, court or tribunal established other than under this Act; or

(c) a matter or case prescribed by the Governor in Council in regulations.

(2.1) A military judge may not submit a grievance in respect of a matter that is related to the exercise of his or her judicial duties.

(3) A grievance must be submitted in the manner and in accordance with the conditions prescribed in regulations made by the Governor in Council.

(4) An officer or non-commissioned member may not be penalized for exercising the right to submit a grievance.

(5) Notwithstanding subsection (4), any error discovered as a result of an investigation of a grievance may be corrected, even if correction of the error would have an adverse effect on the officer or non-commissioned member.

29.11 The Chief of the Defence Staff is the final authority in the grievance process and shall deal with all matters as informally and expeditiously as the circumstances and the considerations of fairness permit.

29.13 (1) The Chief of the Defence Staff is not bound by any finding or recommendation of the Grievances Committee.

(2) The Chief of the Defence Staff shall provide reasons for his or her decision in respect of a grievance if

(a) the Chief of the Defence Staff does not act on a finding or recommendation of the Grievances Committee; or

(b) the grievance was submitted by a military judge.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1284-15

 

INTITULÉ :

SYLVAIN LAFRENIÈRE c DIRECTEUR GÉNÉRAL AUTORITÉ DES GRIEFS DES FORCES CANADIENNES, MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE, PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Dominique Bertrand

 

POUR M. LAFRENIÈRE

 

Anne-Marie Desgens

Martin Côté

 

Pour le DÉFENDEUR

le PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

POUR LE DÉFENDEUR

LE DIRECTEUR GÉNÉRAL, AUTORITÉ GRIEFS DES FORCES CANADIENNES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Dominique Bertrand

Québec (Québec)

 

POUR M. LAFRENIÈRE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

Le Procureur général du Canada

Pour le Directeur général, Autorité Griefs des Forces Canadiennes

 

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